Un jugement, rédigé en anglais, alors que les parties étaient francophones et que l'audition s'était tenue en français, constitue une violation grossière de la loi, du bon sens et de l'idée même de justice. Une telle aberration nous rappelle que le bon vieux temps des colonies ̶ où le mépris cherche à se justifier en se parant de l'autorité de la loi ̶ aurait encore un bel avenir devant lui dans la province. Voyons ce qu'il en est de la loi.
Il y a tout d'abord le paragraphe 92 (13) de la Loi constitutionnelle de 1867. Cet article est de la plus haute importance puisqu'il garantit une compétence exclusive de la province en matière de « propriété et de droits civils ». À la Conférence de Québec, tenue du 10 au 27 octobre 1864, George-Étienne avait fait de cette compétence la clé de voûte de la nouvelle structure constitutionnelle et la tenait pour le fondement même de l'autonomie provinciale.
Il importe toutefois de préciser que cette compétence a simplement été « laissée » à la province, et non « octroyée » par la nouvelle constitution. La compétence exclusive du Québec en matière de « propriété et de droits civils » remonte d'ailleurs à l'Acte de Québec, loi constitutionnelle votée par le Parlement de Westminster en juin 1774. À cette époque, le gouvernement anglais, après plusieurs années d'études sur la situation juridique au Canada, avait conclu que tant la justice que la paix sociale exigeaient la reconnaisse des « lois et coutumes » du Canada, c. à d. la quasi totalité du droit mis en vigueur au pays à partir du 18 septembre 1663. Seul le droit criminel, pris au sens strict, en avait été exclu.
Le Québec retrouvait donc son système juridique qui comprenait, outre la Coutume de Paris et son code de procédure civile, de très nombreuses lois en matière de droit administratif. Parmi celles-ci, il y avait l'ordonnance générale sur le fait de justice, de police et de finances, plus connue sous le nom de « Ordonnance de Villers-Cotterêts ». Cette ordonnance avait fait du français, en 1663, la langue de l'État et de la justice au Canada. En matière de justice, on peut lire à l'article 111: « …que tous arrestz, ensemble toutes aultres procedures, soient de registres, enquestes, contracts, sentences, testaments et aultres actes et exploicts de justice soient prononcez, enregistrez et délivrez aux parties en langage maternel françoys, et non autrement ».
Cette ordonnance a été appliquée tout au long du régime français. En juin 1774, elle a été reconduite par la loi du Parlement de Westminster, connue sous le nom d' « Acte de Québec ». Et n'en déplaise à ceux qui aiment encore se pétrir de dignité coloniale, cette ordonnance n'a jamais été abrogée, de sorte qu'elle était en vigueur lorsque la juge Karen Kear-Jodoin a rédigé son jugement en anglais, le 15 janvier dernier, dans une cause n'impliquant que des justiciables de langue française.
De cette attitude, faut-il comprendre que l'article 133 de la Loi constitutionnelle de 1867 ̶ qui permet aux anglophones du Québec d'être jugés dans leur langue ̶ aurait, à sa façon, abrogé l' « Ordonnance de Villers-Cotterêts » ? La réponse est non ! Il faut comprendre que cet article n'a abrogé aucune loi, mais octroyé des droits spécifiques aux membres de la communauté de langue anglaise. Examinons.
L'article 133 a été adopté à titre de « remède », et non de principe général. Il résulte d'un compromis négocié à la Conférence de Québec pour obtenir le consentement des immigrants de langue anglaise au projet de constitution.
Sans une garantie d'accès à la justice dans leur langue, les anglophones du Québec étaient disposés à faire échouer la Confédération, d'où l'article 133 adopté en leur faveur. Toutefois, puisqu'il s'agit d'un article de loi voté par le Parlement de Westminster, il doit être lu, compris et interprété comme toute loi anglaise, c. à d. conformément aux règles d'interprétation établies à l'occasion d'une cause célèbre rendue en 1594, et connue sous le nom de Heydon's Case [1594] 76 ER 633.
Selon les règles alors établies, il faut se poser quatre questions lorsqu'il s'agit d'interpréter une loi qui déroge à un principe général : a) Quel était l'état du droit avant l'adoption de cette loi ; b) Quel était le « méfait » que la loi ancienne ne pouvait corriger ; c) Quel « remède » le législateur voulait-il proposer ; et d) Quel était la raison véritable de l'octroi de ce « remède » ?
Il est facile de répondre à ces questions en ce qui concerne l'article 133 : a) La loi ancienne [l'Ordonnance de Villers-Cotterêts] prescrivait l'usage exclusif du langage maternel françoys, et non autrement ; b) Le « méfait » était la crainte des justiciables de langue anglaise de se voir imposer l'usage du français devant les tribunaux ; c) Le « remède » était un privilège octroyé aux justiciables de langue anglaise ; et d) La raison véritable du « remède » était d'obtenir leur consentement en faveur de la Confédération.
En interprétant l'article 133 à la lumière des règles établies dans l'arrêt Heydon, la juge Kear-Jodoin aurait dû comprendre que le législateur n'avait jamais établi un bilinguisme arbitraire et oblique en matière de justice, mais une exception en faveur des immigrants de langue anglaise établis dans la province de Québec. L'article 133 n'a donc pas abrogé l' « Ordonnance de Villers-Cotterêts » qui prescrit que tout jugement soit « prononcez, enregistrez, et délivrez aux parties dans le langage maternel françoys, et non autrement ». Alors résumons.
Il faut ̶ obligatoirement ! ̶ une loi pour abroger une loi. L'« Ordonnance de Villers-Cotterêts » a été mise en vigueur au Canada le 18 septembre 1663. Les « lois et coutumes » du Canada ont été confirmées par un statut du Parlement de Westminster. En 1867, elles ont été sauvegardées en grande partie par le paragraphe 92 (13) de la constitution portant sur la « propriété et les droits civils ». Quant à l'article 133, il n'a nullement abrogé la primauté du français en matière de justice : il a créé un privilège en faveur de la communauté de langue anglaise établie au Québec.
Christian Néron
Membre du Barreau du Québec,
Constitutionnaliste,
Historien du droit et des institutions.
Un avocat risque le bûcher
Injure à la dignité coloniale!
Le juge en chef en dénonce «le ton» et les «insinuations»
Chronique de Me Christian Néron
Me Christian Néron117 articles
Membre du Barreau du Québec, Constitutionnaliste et Historien du droit et des institutions.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
1 commentaire
Archives de Vigile Répondre
11 avril 2015Finalement, ce jugement a été traduit en français. Certains diront donc que tout est bien qui finit bien. Sauf, peut-être, pour cet avocat qui aurait heurté la sensibilité d'un honorable.
Nous avons donc deux jugements: un français, et un anglais. En cas de divergence entre les deux, lequel fait foi?