Inconstitutionnel!

La nomination des sénateurs dans ces circonstances serait illégitime et, surtout, en claire violation des idéaux constitutionnels de la primauté du droit (principe du «Rule of Law»).

Crise politique canadian



Les analystes politiques diront que Stephen Harper n'en est pas à sa première contradiction. Prenons les plus évidentes: après avoir fait adopter une loi sur les élections à date fixe, il a provoqué des élections l'automne dernier; maintenant, après avoir martelé qu'il fallait réformer le Sénat du Canada (à défaut de quoi, l'abolir) et avoir prôné pendant toute sa carrière publique l'élection des membres de la Chambre haute, voilà qu'il est sur le point de le «paqueter» avec la nomination de quelque 18 sénateurs avant Noël.

Ce qui interpelle davantage les constitutionnalistes du pays et, nous croyons, ce qui devrait intéresser tous les Canadiens, c'est le contexte complètement illégitime dans lequel surviendraient de telles nominations. Rappelons, bien que cela soit frais à la mémoire, les circonstances extraordinaires dans lesquelles se déroulent les activités sur la colline parlementaire à Ottawa ces jours-ci: gouvernement minoritaire, crise financière, énoncé économique inacceptable pour tous les partis de l'opposition, formation d'une coalition, menace de vote de défiance, prorogation de la session parlementaire jusqu'à la fin janvier, et ce, malgré la crise politique qui secoue le gouvernement. Certains de ces éléments, surtout la prorogation, sont à la limite de l'inconstitutionnalité, voire de l'antidémocratie.
La nomination des sénateurs dans ces circonstances serait illégitime et, surtout, en claire violation des idéaux constitutionnels de la primauté du droit (principe du «Rule of Law»). Soulignons tout d'abord qu'en vertu de l'article 24 de la Loi constitutionnelle de 1867, il relève de la gouverneure générale de nommer les sénateurs et que, en vertu des conventions constitutionnelles, cela se fait sur l'avis du premier ministre du Canada.
En temps normal, même lorsqu'un parti politique sent qu'il perdra le pouvoir à la fin d'un mandat normal, il n'y a pas de problème réel à voir un premier ministre (Trudeau, dans les années 80; Mulroney, dans les années 90) pourvoir aux vacances du Sénat parce qu'il est à la tête d'un gouvernement majoritaire et a donc la confiance de la Chambre des communes lorsqu'il formule la demande de nomination des sénateurs. Or, ce n'est pas du tout la situation que nous aurons si M. Harper, le chef d'un gouvernement minoritaire ayant perdu au bout du compte la confiance de la Chambre, s'adresse à Michaëlle Jean.
Dans ces circonstances extraordinaires, nous croyons que la gouverneure générale non seulement peut, en vertu de la Constitution canadienne, ne pas donner droit immédiatement à la demande du premier ministre, mais aurait en fait le devoir d'exercer son pouvoir discrétionnaire résiduel d'exception pour, à tout le moins, attendre avant de procéder auxdites nominations.
Concrètement, Mme Jean devrait demander à M. Harper de s'assurer qu'il a toujours la confiance de la Chambre des communes avant d'acquiescer à sa requête, surtout qu'un aussi grand nombre de nominations aurait pour effet de modifier considérablement la composition du Sénat, une institution détenant de vrais pouvoirs dans notre système parlementaire. Ces nominations sont à vie (c'est-à-dire jusqu'à 75 ans); donc, il s'agit d'une décision de la gouverneure générale qui a des conséquences lourdes et à long terme.
Que la coalition tienne ou non, que le budget de janvier soit adopté ou battu, nous vivons actuellement dans une situation où le gouvernement a pris l'initiative de suspendre les travaux parlementaires et de retarder le moment où la Chambre des communes pourra exprimer son soutien ou sa défiance envers le gouvernement. Quoi que l'on pense de l'opportunité de proroger le Parlement, il faut bien admettre que le gouvernement s'est placé lui-même dans une situation où sa légitimité pour prendre des décisions importantes est suspendue jusqu'au 26 janvier.
Nous tenons à prendre position haut et fort pour réitérer que la gouverneure générale doit demeurer la gardienne de la démocratie parlementaire et du principe de la primauté du droit au Canada. Cela signifie de s'assurer que la règle fondamentale du gouvernement responsable devant la chambre des élus soit respectée.
M. Harper: avant d'agir, notamment pour «paqueter» le Sénat, assurez-vous que vous parlez au nom des Canadiens. Bref, il vous faut l'appui de la Chambre des communes, ce que vous avez perdu... sauf preuve du contraire.
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Ce texte est cosigné par Stéphane Beaulac, professeur de droit à l'Université de Montréal; Hugo Cyr, professeur de droit à l'Université du Québec à Montréal; Sébastien Grammond, professeur de droit à l'Université d'Ottawa; David Robitaille, professeur de droit à l'Université d'Ottawa; Maxime Saint-Hilaire, doctorant en droit à l'Université Laval, et François Tanguay-Renaud, professeur de droit à l'Osgoode Hall Law School.


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