Quand la première ministre Pauline Marois a déclenché des élections hâtives, au printemps 2014, pour s’assurer une majorité et quatre autres années de pouvoir, le Parti québécois était largement donné vainqueur. Une formalité. On a attribué sa déroute-surprise à des causes diverses : la charte des valeurs, la crainte d’un énième référendum sur l’indépendance, la conjoncture économique, les sondages, le mode de scrutin — une idée fixe des partis radicaux incapables d’intéresser plus qu’une infime marge de l’électorat —, la commission Charbonneau sur la corruption, le fait que le chef du gouvernement et du PQ soit une femme, la candidature inopinée de Pierre Karl Péladeau, honni tant chez les syndicalistes que les fédéralistes, la «peur», ce spectre mal défini, et, comme on dit, all of the above.
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C’est abondant, mais c’est un peu court. C’est attribuer la défaite du parti de l’indépendance à des causes circonstancielles, extérieures au Parti, plutôt qu’à ses politiques mêmes, son idéologie et surtout son objectif primordial : la sécession du Québec.
En effet, de la charte des valeurs, destinée à faire mousser les anxiétés identitaires, il n’avait guère été question pendant la campagne, sinon comme roue de secours tout à la fin. Et le poing brandi de Pierre Karl Péladeau a-t-il vraiment démotivé plus de tièdes qu’il n’a motivé de fidèles?
Quant à la «peur», enfin, cette peste que les indépendantistes ont accusé leurs adversaires de propager — un reproche lancé entres autres par le patriarche Gilles Vigneault —, ne serait-ce pas un mythe? Cette accusation de lâcheté (comme hier d’indifférence) est une insulte bien plus qu’une explication. D’ailleurs, ce vieil argument est bien davantage celui des clérico-nationalistes que de leurs adversaires. Le chantage à la peur de disparaître fait partie de nos plus vieilles traditions : si on n’allait pas à l’église, si on ne faisait pas d’enfants, si on buvait trop, si on fréquentait des Anglais, des protestants… Et depuis 40 ans, rideau si le Québec ne devient pas indépendant! Mais chez la majorité des huit millions de Québécois, ce chantage à l’anéantissement n’a plus d’effet. On a trop crié au loup.
Ces analyses-minute, faites dans les remous d’un scrutin, et qui répétaient pour l’essentiel les thèmes de la campagne, ont toutes pour caractéristique d’exonérer le Parti québécois et de rejeter sur d’autres la responsabilité de sa défaite.
Le scrutin proportionnel? On sait qu’il n’aurait que légèrement réduit le nombre d’élus libéraux, accru celui des députés de la Coalition Avenir Québec (CAQ) et de Québec solidaire, mais placé le Parti québécois exactement là où il est…
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La campagne du Parti québécois a été incohérente, indisciplinée, sans objectif clair, à l’image exactement des 18 mois de pouvoir du gouvernement Marois. L’omniprésence des ministres à Lac-Mégantic après la tragédie de l’été 2013 a pu donner le change un moment ; le battage autour du péril fondamentaliste musulman a pu aviver les craintes identitaires ; mais on s’est sans doute souvenu davantage des contradictions, des volte-face, des changements de direction au cours de la première année de pouvoir. Il était patent que l’objectif des élections n’était pas d’obtenir le mandat de tenir un référendum sur la sécession, pas plus que de faire avaliser des choix importants. Il s’agissait simplement de s’assurer une majorité et quatre années de pouvoir.
Les discours de Philippe Couillard et de Pauline Marois peu avant minuit ce 7 avril 2014 ont fort bien illustré deux attitudes divergentes devant l’avenir. Les Québécois sont un peuple «fort, fier et ambitieux», disait Philippe Couillard. «Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse», avait proclamé Robert Bourassa. Cela plaît toujours.
Pauline Marois, elle, prétendait «craindre pour l’avenir du français, et même pour l’existence du peuple québécois»! Ce cliché défaitiste, cette menace, en réalité, que n’ont cessé d’utiliser trop de leaders politiques et religieux, agace beaucoup de gens, la majorité probablement. Son propos était d’ailleurs contredit deux phrases plus loin par l’évocation de plus de trois siècles de ténacité et de développement du peuple canadien-français — j’y reviendrai plus loin.
Qui donc avait peur? Qui exploitait la menace de la disparition, du danger anglais, intégriste, capitaliste?
Les référendums? Non, les Québécois n’en ont pas peur. Ils s’y présentent massivement, s’y prononcent, et le feront encore. Ils veulent être consultés, mais pas à répétition, quand ils ont déjà donné leur avis. «Je crois qu’une fois que le peuple a élu ses hommes politiques, il n’aime pas qu’on lui demande quoi faire», avait l’habitude de dire Jean Drapeau (Notre miroir à deux faces, par Gérard Bergeron, Québec-Amérique). Une notion discutable, mais proférée par un champion des urnes.
Allons plus loin. Une minorité importante de Québécois serait prête à faire du Québec un pays indépendant. Comme beaucoup de Catalans, beaucoup d’Écossais. Pour des raisons très diverses : anglophobie, car cela existe, esprit de revanche, toujours vivant, protection de la langue, comme si l’anglais allait être moins présent dans un Québec indépendant, désir de bâtir quelque chose de nouveau, lassitude devant le combat constant à mener contre des forces extérieures, comme tous les peuples.
Mais les autres? La majorité? Les chiffres sont éloquents…
Quarante-cinq années de résultats électoraux expliquent celui du 7 avril 2014. La défaite du Parti québécois et la victoire des libéraux ne sont pas une affaire nouvelle : en 15 consultations depuis sa fondation, le PQ a remporté 5 élections, mais en a perdu 8, ainsi que 2 référendums, soit 10 défaites contre 5 victoires.
Plus clair encore, pas une seule fois les électeurs n’ont accordé la majorité des votes exprimés au parti indépendantiste : son sommet est de 49,42 % et il date du référendum de 1995, il y a 20 ans. Huit fois, le PQ a obtenu moins de 40 % des voix, et trois fois, moins de 30 %, dont un bas de 25 % l’an dernier. À titre de comparaison, les libéraux ont obtenu 40 % ou plus des voix 10 fois, trois fois 50 % ou plus, dont une fois 56 %. De 2003 à 2018, au terme du gouvernement Couillard, le Parti québécois n’aura été au pouvoir que 18 mois sur 180! La force du Parti québécois tient du mythe.
Ce que Bernard Landry tenait, en consolation d’une défaite, pour un imparable «effet cliquet» — reculer d’un cran pour avancer de deux — ne semble-t-il pas, depuis le référendum de 1995, fonctionner à rebours?
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Comment expliquer ce qu’il faut bien qualifier d’échec, après 45 ans d’efforts?
Ce que l’on voit de la mer n’est pas la mer, mais le reflet du soleil ou de la lune sur les vagues. La lumière sur la surface. Mais l’océan est profond…
Une des explications de la résistance au projet indépendantiste se trouvait dans le discours d’adieu de Pauline Marois, bien malgré elle. En 400 ans, les Canadiens français, «une petite poignée», disait-elle, ont résisté et survécu à tout. Survécu, grandi et prospéré malgré la dureté du pays et du climat, le manque de ressources, la pauvreté, l’incompréhension et l’incompétence crasse d’une métropole occupée à d’autres intérêts et d’autres jeux, les menaces militaires : Iroquois d’abord, Anglais ensuite, massacre de la population masculine jeune pendant la guerre de Sept Ans (1756-1763), privation de droits jusqu’en 1774 et au-delà, révolte avortée, union et projet d’assimilation…
Si cette chétive «poignée» a bien réussi, pourquoi huit millions échoueraient-ils? La méfiance d’une majorité de Québécois envers le parti indépendantiste n’est pas un réflexe de crainte, mais le «syndrome des Rocheuses» qui a valu tant de moqueries à Jean Chrétien. Pour lui et tant d’autres, «perdre ses Rocheuses» n’est pas tant une amputation de territoire et de paysage que l’expression de la capitulation ultime, la fin de l’histoire.
Cette hantise est chez les francophones la même que chez les nations qui se disent «premières» : c’est la nostalgie du Canada qui aurait pu être si les Canadiens français avaient été mieux gouvernés et qui pourrait toujours être, pour leurs descendants, le lebensraum (espace de vie) où ils n’ont pas besoin de quêter des papiers et des droits fondamentaux.
Si les «Rocheuses» jouent de façon subliminale un rôle si singulier dans la discussion interminable que tiennent les Québécois sur leur avenir, c’est que pour les francophones d’Amérique, ces montagnes mythiques bordent moins l’océan Pacifique que leur propre histoire, leur passé et par conséquent leur patrimoine historique. Cet espace que quelques centaines de leurs ancêtres ont pénétré, découvert, nommé, longtemps possédé et auquel un grand nombre reste attaché, de cœur ou par intérêt, malgré les déchirements, les déceptions, les rancœurs. Ce patrimoine occupé, perdu mais jamais cédé, l’indépendance en signerait la cession définitive et le renoncement à un énorme espace de liberté et de droit.
L’absence de frontière est une immense réalité permanente dans nos siècles d’histoire. Toute frontière est une castration. La pulvérisation de cet espace apparaît inconsciemment comme l’ultime défaite.
Les nationalistes «purs et durs»se sont joué un vilain tour en amplifiant ce syndrome par leur insistance et leur fixation sur le siècle et demi d’exploration française du continent, plutôt que sur 250 ans d’une action politique qui a forcé la majorité à accepter la diversité linguistique, culturelle et religieuse, la participation de la minorité à la construction, à l’orientation et à la direction de la fédération, son influence primordiale dans l’indépendance du Canada et le Statut de Westminster, et par là dans la création d’une nation.
En quatre mots comme en trois, «tout ça pour rien»? En pure perte?
Les nationalistes indépendantistes luttent contre la plus puissante des forces, l’inconscient, fait de nostalgie, de fidélité, de filiation, de regrets. Ils en sont en grande partie responsables, n’ayant guère valorisé que l’histoire antérieure à 1763 et celle des échecs plutôt que des victoires. Jean-François Lisée, député de Rosemont, sentait probablement le poids de ces sentiments presque toujours inconscients quand il expliquait l’échec de son parti par «la pénurie d’indépendantistes».
Pauline Marois a évoqué bien malgré elle quelque chose de réel, de profond, de tapi au cœur de beaucoup de Québécois, qu’il s’agisse de réussite, de nostalgie, de rêve de ce qui aurait pu être, mais qui est partie intégrante de leur culture, héritée de 15 générations de parents. C’est cette strate profonde de la psychologie québécoise qui faisait préférer à René Lévesque l’expression souveraineté-association, c’est le refus d’en tenir compte qui explique l’ambivalence de l’opinion.
Si ce qui unit les nations est «le chant ancien des souvenirs», selon une expression du président américain Abraham Lincoln, on peut aussi se demander ce qui les défait. Les démographes estiment que les descendants des Canadiens français qui ont fui le Canada depuis 150 ans sont peut-être aussi nombreux que la population actuelle du Québec. Ils partaient chercher de l’emploi, de plus hauts salaires, une vie meilleure. Il serait temps que des historiens explorent aussi la possibilité qu’ils aient simplement cherché à échapper à la chape de plomb qu’après 1840 a fait régner l’engeance théocratique clérico-nationale. Malgré les objurgations ecclésiastiques et gouvernementales, malgré l’offre de terres de misère et de passages gratuits, ils ne sont pas revenus «sauver leur foi et leur langue». Ils se souvenaient eux aussi, ils ont préféré leurs usines, leurs commerces, la liberté et on les trouve aujourd’hui dans tous les États de l’union américaine. Ils y ont trouvé une devise singulière : Ubi libertas, ibi patria.
Mais c’est une autre histoire, une histoire qui aurait pu être…
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Ceux qui ont lancé la quête de l’indépendance politique, il y a plus de 50 ans, conservent la foi — que Dante appelait «la substance des choses espérées» — et souffrent de l’angoisse de voir s’évaporer un rêve de jeunesse. Chez beaucoup, aussi, le vieux fond revanchard de la détestation de l’anglais. Avec ou sans majuscule. Mais les jeunes n’ont plus peur de l’anglais — ils s’y vautrent — et le «projet» n’est pas le leur : ils sont nés politiquement après le deuxième référendum.
Donc, la partie est terminée, perdue, pour le Parti québécois?
L’indépendantisme est-il dans un cul-de-sac, comme le disent les Louise Beaudoin ou Gérard Bouchard, et le PQ est-il un «champ de ruines», comme l’a qualifié Jacques Parizeau et sans doute bien d’autres?
Il ne faut pas confondre l’avenir du Québec et celui du PQ. Pas plus que celui du Québec et celui des Québécois… Le Parti québécois n’est jamais aussi fort que lorsqu’il n’est pas au pouvoir. Ce n’est pas un paradoxe, il ne peut en être autrement. Au pouvoir, il sera défait tôt ou tard ; dans l’opposition, il peut être le recours quand il ne s’enferre pas dans la toquade. Cela s’explique. Au pouvoir, il faut interdire, obliger, imposer, renier des promesses, rater certains objectifs, en un mot, gérer la réalité, ce que le gouverneur de l’État de New York Mario Cuomo appelait la prose, la prosaïque prose, déplaire nécessairement, et multiplier les déçus, qui attendaient des miracles. Au pouvoir, il est sur la défensive, occupé de mille autres questions que son objectif premier, l’article 1, l’indépendance, d’ailleurs jamais carrément affirmée, ce que lui reprochait Pierre Bourgault, fondateur du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) et donc, par la force des choses, cofondateur du Parti québécois, on se plaît à l’oublier. Dans l’opposition, il peut faire rêver, vendre son programme, l’indépendance, annoncer l’apothéose prochaine… Gérer la poésie, pour continuer la métaphore de Mario Cuomo.
Poésie, vraiment, car en 45 ans, on n’a pas lu encore une seule ligne sur le genre d’État que serait le Québec indépendant, «une société libérée, forte, riche, juste, équilibrée, respectueuse des droits de tous, qui prendra ses décisions seule». Disposant de «son coffre à outils». Soit. Mais quelles décisions, et quels outils? Et comment?
En 45 ans, on n’a pas consulté la population sur ses préférences : régime parlementaire? présidentiel? Quel genre de Constitution, de mode de scrutin, de régime électoral? Une chambre, ou deux? Quel régime économique? Le «modèle québécois», c’est aussi nébuleux que variable : un peu de Saskatchewan de Tommy Douglas, un vent de Scandinavie, des programmes presque tous partagés par le reste du Canada…
Le discours indépendantiste tient beaucoup du rite. Depuis le premier référendum, le Parti québécois n’a jamais expliqué non plus comment il entend réaliser la grande opération chirurgicale, ni montré qu’il avait un plan de navigation. Seul Jacques Parizeau, à la veille de 1995, semble avoir eu un schéma tactique — mais en prenant bien garde de le dévoiler, ce qui aurait peut-être rassuré des hésitants. Après tout ce temps, le PQ n’a pas non plus d’alliances pour le jour J, où elles seraient essentielles. Que des incantations… «Faire le pays». D’où son manque de crédibilité autrement que comme «parti de gouvernement». Les électeurs sont prêts à le porter et le reporter au pouvoir… pensant qu’il ne réalisera jamais son projet premier. Un parti comme les autres.
Les indépendantistes sont les premiers responsables de leur échec. Ce que l’on pouvait craindre au lendemain du rejet de «l’accord de Charlottetown» s’est produit : le Québec a fait la grève du fédéralisme, refusant la participation aux travaux et aux décisions des partis nationaux, et se cabrant en même temps devant l’indépendance, comme un cheval devant l’obstacle. N’étant plus dans la Confédération ni dehors, il ne bénéficie ni des avantages d’une pleine association ni de l’indépendance.
Entre-temps, le monde a changé : en 1970, il était facile de se voir emporté dans le tsunami des décolonisations, il était pensable de ne pas avoir vu venir l’internationalisation des économies — l’économie-monde, pour parler comme l’historien français Fernand Braudel —, de travailler, comme Jean Garon, à «l’autarcie alimentaire du Québec». Chacun ses oignons. Mon pays, mon cochon. L’instantanéité et l’universalité des communications étaient encore des rêves d’informaticiens ; aujourd’hui, la grande masse des importations sont immatérielles. Ou humaines.
Pendant la dernière campagne électorale, la première ministre Marois promettait de tenir «une vaste consultation» sur la souveraineté si les électeurs lui accordaient une majorité. Pourtant, nul besoin de majorité pour consulter. Ni même d’être au pouvoir. À moins que par consultation on entende une colossale opération d’agit-prop aux frais des contribuables.
C’est maintenant que le parti est libéré des obligations quotidiennes les plus contraignantes qu’il peut dire enfin aux Québécois quel type de pays il veut leur construire. Consulter : pas une opération de propagande comme celle qui a précédé le référendum de 1995, où l’on a entendu pêle-mêle les idées les plus généreuses comme les plus mesquines, les plus ouvertes comme les plus coincées. Un certain nombre de comités de tendances diverses pourraient préparer ces propositions, les faire avaliser par les membres du parti et ensuite trouver le ou les leaders pour les proposer à la population.
Candidat à la direction du parti avant de se désister, en janvier, est-ce la voie qu’aurait choisie Jean-François Lisée? Aurait-il cherché à réaliser, si les militants l’avaient choisi comme nouveau leader, le virage qu’il proposait en couverture de L’actualité en mars 2000 («La bombe Lisée») : «Les fédéralistes ont gagné. La souveraineté est inaccessible. Un référendum sur la souveraineté n’est plus possible.» Il y a 15 ans, en effet, Lisée proposait de «dépéquiser» le PQ, de tenir plutôt un référendum «refondateur» sur les orientations, les responsabilités et les pouvoirs d’un Québec de retour dans la Confédération. Retour à la souveraineté-association! «Un Québec fort dans un Canada uni»! Ces propositions allaient constituer le cœur de son livre Sortie de secours : Comment échapper au déclin du Québec (Boréal). Il reprenait l’approche de René Lévesque, qui incarnait parfaitement l’ambiguïté québécoise et qui, à l’indépendance de Pierre Bourgault, avait toujours préféré réaliser une nouvelle alliance.
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Dans l’état où les quatre dernières élections ont laissé le Parti québécois, sa partie est-elle jouable? Imaginons une partie d’échecs entre deux joueurs moyens : à la suite de mouvements irréfléchis, distraits, l’un d’eux se trouve en péril. Il a perdu un régiment de pions, une tour, un fou, même la reine. Il est fichu. Mais arrive un Garry Kasparov qui réussit le grand retournement… Courage! répète toujours François Legault, qui confond courage et audace, comme il confondait naguère peur et prudence.
Un chef de gauche? De droite? Économiste? Social? Des 10 personnalités les plus en vue de la mouvance souverainiste, qui incarnait quoi? Un «caribou», pur et dur? Un rival de gauche? Ou de l’extérieur du parti? C’est ce qu’était PKP il n’y a pas deux ans! Si vraiment c’est son poing dressé et la crainte de l’indépendance qui ont provoqué la déroute, les électeurs vont-ils accourir?
Donc, un nouveau leader souverainiste. Mais se contenter de cela, c’est mettre la charrue devant les bœufs. D’abord un programme, puis une stratégie. Autrement, ce sera more of the same.
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Bien des issues sont possibles, car l’on assiste à une remise à plat de la carte du Québec. Le nationalisme n’est pas mort. Mais il doit choisir. Les nationalistes ne peuvent occuper tout le spectre, de l’extrême gauche à l’extrême droite. Les gouvernements québécois ont presque toujours résulté de l’alliance des nationalistes tantôt avec les forces progressistes — Adélard Godbout, Jean Lesage, René Lévesque —, tantôt avec celles de droite — Maurice Duplessis, Daniel Johnson père. À qui se joindront les nationalistes découragés, ou les impatients? À la CAQ? Ou, comme en 1960, à des libéraux qui parviendraient à concilier le rêve, la nostalgie du passé et les espoirs futurs?
Le nouveau leader indépendantiste saura-t-il réunir une masse critique? Pierre Karl Péladeau a un double défi. D’abord, reconstituer la coalition qui s’est dispersée au lendemain du départ de Lucien Bouchard. Cherchera-t-il ses alliés à droite, chez François Legault — qui ne doit plus se faire d’illusions sur son avenir, son vote ayant été aspiré par Philippe Couillard —, ou tentera-t-il de motiver les fragments épars de la gauche sociale-démocrate? Il est assez plaisant d’entendre dénoncer le néolibéralisme, tel un Gabriel Nadeau-Dubois, par un homme dont le discours de fond n’était guère différent hier de celui du président de Couche-Tard, Alain Bouchard. Il semble désormais s’inspirer plutôt d’Henri IV : «Paris vaut bien une messe.»
Son autre défi, le principal, c’est non seulement de refaire du PQ un parti de pouvoir, mais de réaliser un profond aggiornamento et de lui trouver des objectifs réalistes et compatibles avec le Québec nouveau. Ou il réussit, ou il n’aura été que le billet de loterie du Parti québécois — un Max ou un «gratteux», on le verra plus tard —, qui ne survivrait pas à une nouvelle défaite ou à un nouvel échec référendaire.
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Jusqu’à présent, les électeurs québécois ont considéré la sécession et l’indépendance comme une police d’assurance, en même temps qu’une arme de négociation, de chantage, plutôt que comme une véritable option. On ne saurait nier que cette stratégie de la menace leur a coûté cher sur les plans constitutionnel et politique. Et la politique de l’irrésolution et du flottement entre deux chaises, plus cher encore sur le plan économique. Une négociation, pour réussir, exige que l’on offre quelque chose en échange de ce que l’on réclame…
«Tant que la question nationale ne sera pas réglée», disent les indépendantistes. Traduite en langage courant, cette étrange expression signifie qu’elle ne serait réglée que lorsque la minorité indépendantiste aurait fini par l’emporter, de guerre lasse sinon dans l’enthousiasme.
On peut dire des irréductibles de l’indépendance, qui menacent le peuple québécois de disparition s’il ne rompt pas avec l’État constitutionnel où il vit depuis 150 ans, ce que l’homme politique et philosophe irlandais Edmund Burke disait des «esprits éclairés» de la Révolution française : «Ils n’ont aucun respect pour la sagesse des autres, mais en compensation ils font à la leur une confiance sans bornes.»
Se donner un pays…
La vérité du Parti québécois, avec l’article 1 de son programme, n’est pas de «faire le pays», mais plutôt de «changer de pays». Car il y en a déjà un, et qui a un poids historique et une force gravitationnelle émotive considérables. Assez parlé de transparence, un mot qui évoque surtout l’invisibilité. Parlons de franchise. Appelons un chat un chat. Il serait utile, aussi, d’enterrer les clichés, comme de faire l’indépendance «pour le contrôle de nos richesses naturelles»… N’est-ce pas le gouvernement du Québec qui les contrôle? Ou pas. D’autres votent pour le parti indépendantiste «pour lutter contre l’effet de serre»! Voire…
Au lendemain d’une raclée qui devrait leur ouvrir les yeux, les souverainistes doivent admettre que leurs adversaires et les obstacles à l’indépendance ne sont pas «les autres», mais cette moitié des Québécois qui s’oppose à la moitié qui veut les arracher non pas à une domination extérieure, mais à leur propre fidélité et à leur nostalgie. Et qu’ils doivent par conséquent adapter objectifs et stratégies à une société qui n’est plus celle de 1968.
Le PQ est l’expression, qu’il le voie ou non, d’une génération qui n’a plus 30 ans depuis belle lurette. En proposant un rejet radical du passé, il appelait à ce que Freud a nommé «la mort du père». La mère aussi, l’Église, y a passé. La première génération d’indépendantistes a connu une époque où l’Union nationale et l’Église régentaient le Québec. Mais le peuple québécois d’aujourd’hui n’est plus celui de Maurice Duplessis, pas davantage celui de Pierre Bourgault, même pas celui de René Lévesque. De la brève Révolution tranquille, il y a plus d’un demi-siècle, une éternité en politique, il ne reste plus, après le décès de Jacques Parizeau, qu’un seul révolutionnaire, Paul Gérin-Lajoie, créateur et premier titulaire du ministère de l’Éducation, en 1964, celui dont l’œuvre, au fond, aura été la plus prégnante et la seule durable.
Les valeurs dominantes actuelles sont les libertés individuelles, l’éducation, l’environnement, la mondialisation non pas du commerce — cela a été fait il y a 150 ans —, mais des idées, des personnes, des mœurs. Dans des sociétés bigarrées, la nation fondée sur le seul héritage affectif, historique, religieux ou culturel n’a plus de sens. L’organisation politique des sentiments n’est pas un programme. Dans une société de grande mobilité, la fidélité aux idéologies est temporaire.
Le Parti québécois recrutait, à sa naissance, dans tous les partis et surtout dans ceux qui étaient à l’agonie. Ce n’est plus le cas : il laisse maintenant échapper ses franges dans des partis de circonstance. Il transcendait les partis, les régions, les classes, proposait un avenir libéré de la contrainte d’une autre société, d’une autre langue, d’autres idéologies. La chose n’est plus pensable. L’existence de formations d’opposition comme Option nationale, Québec solidaire ou la CAQ est un symptôme de la dichotomie entre le PQ de 1968 et les nouvelles générations, ainsi que de l’explosion des orientations comme des intérêts.
La question du destin national a été posée deux fois — et certains disent, à tort, que les dernières élections étaient un troisième référendum. Mais chaque fois se posait également la question des destins personnels. Tout s’ancrait depuis la Révolution française dans la nation : aujourd’hui, le principe majeur est le droit des individus. Cela explique le rejet au Québec de Stephen Harper, qui est un constructeur nationaliste canadian. Comme son prédécesseur Pierre Trudeau, d’ailleurs — dont ses biographes Max et Monique Nemni nous ont révélé qu’il avait d’abord été, jusqu’à l’âge de 25 ans, militant d’une future Laurentie, clérico-indépendantiste, corporatiste, d’extrême droite, comploteur et révolutionnaire. Un précurseur, en quelque sorte, des Raymond Barbeau, fondateur de l’Alliance laurentienne, en 1957, et André d’Allemagne et Pierre Bourgault, fondateurs du Rassemblement pour l’indépendance nationale, en 1960.
Toute stratégie doit tenir compte du terrain, de l’espace et du temps. Les partis et leurs leaders ont quelques années devant eux. Les faiseurs d’avenir sont ceux qui utiliseront le temps de façon stratégique, et non ceux qui useront de ruses et de finasseries.
Le PQ doit revoir sa raison d’être. Il proposait un autre gouvernement, hors du Canada, sans préciser en quoi ce gouvernement serait différent. Il doit montrer clairement en quoi il assurera à la population plus de progrès et de confort et non pas plus de sacrifices, et il doit surtout décrire avec netteté les étapes à franchir et les moyens à mettre en œuvre. Il doit aussi adopter des attitudes qui annoncent sa capacité à assurer l’unité et la paix sociale après une opération chirurgicale qui couperait le Québec en deux. Cesser de s’arroger le monopole de la fidélité et de la loyauté à la nation ainsi que celui de sa défense. Enfin, il doit admettre que tous les partis sont «québécois» et peut-être se donner un nom qui traduise explicitement son programme.
L’écrivain italien Umberto Eco a décortiqué, dans une communication faite à l’Université de Bologne, en 2008, l’idée que d’«avoir un ennemi est important pour se définir une identité, mais aussi pour se confronter à un obstacle, mesurer son système de valeurs et montrer sa bravoure» (Construire l’ennemi, Umberto Eco, Grasset, 2014). C’est pour ces raisons que tous les groupes humains s’imaginent et s’inventent un ennemi. Ces guerres durent parfois des siècles. L’inimitié est une stratégie, une méthode d’unité sociale et nationale. Bernard Drainville était, avec sa charte des valeurs, un constructeur d’ennemi. L’avenir du parti nationaliste ne passe pas par cette stratégie victimaire.
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