Islam et politique

Foi et démocratie peuvent-ils faire bon ménage ?

Une religion « tiraillée entre la modernisation de sa culture et l'islamisation de la modernité »

Religion et démocratie au Québec

La culture musulmane ne se résume pas au djihad, au hidjab et à al-Qaïda. Au-delà de l'image véhiculée par les médias se trouve une collectivité secouée par de vifs débats sur son identité et son avenir, déchirée entre la tradition religieuse et les valeurs mondialisées de l'Occident. Dans un nouvel essai, le politologue Sami Aoun dévoile les discussions qui animent les intellectuels du monde arabo-musulman.
Depuis l'effondrement des tours du World Trade Center, l'islam s'est trouvé réduit au visage d'Oussama ben Laden. Or, s'il est une figure peu représentative du monde arabo-musulman actuel, c'est bien le chef du groupe terroriste al-Qaïda. Loin d'être monolithique, la religion de Mahomet fait l'objet de grands débats au Moyen-Orient, «tiraillé entre la modernisation de sa culture et l'islamisation de la modernité», observe le réputé politologue Sami Aoun dans son nouvel ouvrage, Aujourd'hui l'islam -- Fractures, intégrismes et modernité.
Le professeur titulaire au département d'histoire et de science politique à l'Université de Sherbrooke a réuni les idées de penseurs musulmans de différentes mouvances intellectuelles afin de saisir la complexité de la relation entre l'islam et le politique. «Durant mes années d'enseignement, j'ai remarqué qu'on se réfère toujours aux islamologues et aux orientalistes qui vivent en Occident, explique Sami Aoun en entrevue au Devoir. On s'attarde peu, cependant, aux intellectuels qui expriment leurs opinions sur leur culture en langue arabe. On ne les connaît pas.»
La modernité, la laïcité, le dialogue interreligieux, la citoyenneté et les droits de la personne, le statut de la femme et la violence politique sont autant de thèmes qui divisent ces musulmans, coincés entre l'universalisme de la pensée occidentale et la préservation de leur particularisme culturel. «Personne aujourd'hui ne peut plus monopoliser l'islam, et la prétention de parler en son nom a conduit à une certaine anarchie des "fatwas", ce qui témoigne du fait que l'espace musulman est rebelle à l'imposition d'une orthodoxie et qu'il demeure, comme il l'a toujours été, pluriel et ouvert», écrit à juste titre le politologue.
Difficile démocratie islamiste
Après des siècles de califat, suivis de décennies de colonialisme puis de régimes oppressifs, l'espace musulman semble incapable d'intégrer la culture démocratique. Plusieurs pays du Moyen-Orient ont tenté l'expérience depuis leur indépendance. Le succès n'a pas toujours été au rendez-vous. Une fois mis en place, le système démocratique s'effrite, est récupéré par des groupes peu soucieux des valeurs égalitaires, ou encore néglige les minorités. «L'islam offre-t-il, à l'instar du christianisme en Europe, un terreau fertile à la transition vers la démocratie?», demande Sami Aoun.
Dans l'imaginaire occidental, la démocratie ne peut être pensée et réalisée sans la laïcité. Le religieux et le politique sont séparés au nom de la bonne gouvernance. Une telle conception est peu assimilable dans le monde musulman. «La plupart des penseurs arabes et musulmans, de toutes tendances, considèrent la pensée de cette relation [État/religion] comme une condition essentielle de la réussite de la renaissance arabo-musulmane, voire de sa possibilité même», souligne M. Aoun.
Obligation d'obéissance
La culture arabo-musulmane est par ailleurs imprégnée du principe de l'allégeance inscrit dans les textes sacrés. Le débat de fond sur les mécanismes démocratiques serait ainsi paralysé par cette obligation d'obéissance imposée aux gouvernés. «Certains penseurs -- Al Mawardi, Al Ghazali et d'autres -- vont jusqu'à l'ériger en nécessité et obligation, même dans les cas d'injustice et de despotisme de la part du titulaire du pouvoir en islam», écrit le politologue. Cette obéissance s'incarne autant dans le noyau familial que dans les plus hautes sphères de la société. Nourrie par des croyances religieuses, cette culture de l'allégeance «s'est octroyée par la force des choses une sacralité et une légitimité difficilement contestables». Sami Aoun précise qu'il ne faut pas pour autant en déduire que l'islam est en recul. La présente discussion sur la démocratie qui anime l'intelligentsia musulmane prouve son ouverture.
Si la démocratie ne peut s'appliquer à l'islam, vaut-il mieux tenter une expérience comme celle des États-Unis en Irak? «Une chose est sûre: imposer la démocratie par la coercition mène tout droit au cul-de-sac, commente M. Aoun. Mais les musulmans ne doivent pas confondre le message et le messager, c'est-à-dire qu'ils doivent se demander si la démocratie répond à leurs intérêts, leurs valeurs, leurs objectifs, indépendamment du fait qu'elle soit imposée ou non.»
Droits humains
En réponse à la Déclaration universelle des droits de l'homme, le monde musulman a développé ses propres chartes à l'aune du Coran et de la «charia», tentant ainsi «d'incuber des valeurs universelles dans un langage qui lui soit propre» et de faire «la preuve que l'islam n'est pas un bloc invariant, mais qu'au contraire, il interagit avec son temps». Le cadre religieux implique toutefois que, «le musulman étant au service de Dieu, le principe de liberté en islam reste lui-même inscrit dans l'allégeance totale à Dieu».
Les droits humains demeurent un sujet sensible, car ils sont étroitement associés à la perception du rôle des Occidentaux dans l'histoire arabo-musulmane. Plusieurs croient fermement que l'Ouest est responsable de tous leurs maux, puisque ses dirigeants ont favorisé les régimes despotiques qui ont pris le pouvoir à la suite de la décolonisation. Cette conviction n'épargne pas la culture et les valeurs occidentales. «Les musulmans ont continué de considérer la question des droits de l'homme comme une arme idéologique utilisée par l'Occident et un prétexte d'ingérence dans les affaires internes», souligne Sami Aoun dans son ouvrage.
La mondialisation fait toutefois son oeuvre. L'individualisme et l'idéal de liberté qui lui est inhérent se répandent dans la communauté musulmane, sans compter l'influence des intellectuels islamistes d'outre-mer qui apprivoisent l'interculturalisme. «Les traditionalistes ne peuvent plus étouffer les aspirations à la liberté et la justice», estime le politologue.
Une union musulmane ?
L'état de sous-développement stagnant de l'espace musulman inquiète les intellectuels. Certains souhaitent rompre avec le passé et se tourner vers la philosophie des Lumières, afin d'accéder à la modernité et de se sortir du marasme économique, de l'insécurité alimentaire et de l'illettrisme. À l'opposé du spectre se trouvent les penseurs plus conservateurs pour qui l'éloignement des valeurs musulmanes est la cause de l'actuel déclin. Tourner le dos à l'islam ne ferait qu'accélérer le processus.
Selon Sami Aoun, le monde musulman dispose de tous les atouts pour accéder au statut de superpuissance. Il propose que les États s'unissent pour former une entité semblable à l'Union européenne. «Non seulement les musulmans sont-ils nombreux, mais ils ont une langue et une religion communes qui encouragent la coordination.» Ils peuvent par ailleurs s'appuyer sur des ressources naturelles inestimables, le pétrole et le gaz naturel, et sur un armement avancé -- si l'on réunit le Pakistan, l'Iran, l'Irak et l'Égypte.
Le politologue reconnaît cependant qu'il y a encore loin de la coupe aux lèvres. «Les chances que les musulmans forment une puissance sont bien minces, dit-il. Ils sont toujours pris entre l'ambition de l'unité et la Grande Discorde [la succession de guerres internes à partir de 656 qui a conduit au schisme entre les sunnites et les chiites].» De nombreux obstacles se dressent sur la route. Cela n'empêche pas Sami Aoun de défendre sa position, qui n'a rien d'utopiste à ses yeux. «Pour le monde musulman, l'accès à la modernité est devenu une nécessité historique pour faire partie du concert des nations, et son absence est la marque de sa vulnérabilité», soutient-il.
Collaboratrice du Devoir
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Aujourd'hui l'islam

Fractures, intégrisme et modernité

Sami Aoun
Médiaspaul
Montréal, 2007, 190 pages


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