Faire semblant qu’il ne se passe rien

Historiette

Chronique d'André Savard

Anouk alla acheter deux boîtes de lait de coco pour une recette thaï à cuisiner sur son wok. Comme la boutique d’alimentation était située beaucoup plus à l’ouest sur Ste-Catherine, on lui répondit strictement en anglais.
Pour la caissière, ce devait être une question de principe. Les pure-laine n’avaient pas le droit à tout le Québec. Si on se mettait à répondre en français dans toutes les zones, on se comportait comme si la petite nation préexistait partout au Québec et que tous les citoyens du Québec lui étaient redevables. Anouk acheta son lait de coco et emporta son petit sac après avoir dit: Merci et au revoir.
En fait, elle n’avait pas l’intention de remettre les pieds dans cette boutique. Elle voyait que plusieurs employés voulaient lui démontrer qu’ils n’allaient pas se soumettre sans combattre. Répondre trop vivement eût constitué un conflit inutile. Il incombait peut-être de mettre au banc d’essai diverses méthodes de séduction.
Et puis, était-ce si grave? On répétait à la télévision que le fait français était admis et accepté au Québec. Il n’y avait pas de quoi se piquer pour de petites vexations. Puis, réfléchissant tandis qu’elle marchait sur le trottoir, un point important la turlupinait. Elle s’était contentée de répondre: Merci et au revoir, une réaction paisible qui témoignait de la paix à présent atteinte au Québec. Elle l’avait entendu d’un porte-parole du parti Libéral dans une autre émission d’informations.
Était-elle vraiment dans une telle paix ou était-elle plongée dans une guerre, diffuse, hors-limites, ayant établi le champ discret de bataille sur les grands artères et les petites rues? Dans cette zone où elle marchait, certains caissiers se comportaient en vestales de la rigueur anglaise, d’autres y allaient de quelques mots en français. Était-ce l’indice des progrès, comme le point de vue officiel voulait l’enseigner? Ou était-ce un marquage en zones, lesquelles constituaient un véritable processus de recrutement linguistique anglophone?
Évidemment, il fallait raison garder, se dit Anouk. On voulait (les commentateurs de la télé avaient tellement hier le mot juste) rallier l’opinion publique aux grands objectifs de l’équilibre. Il y avait bien des zones commerciales anglaises, des quartiers canadiens mais, après tout, pourquoi exiger un paroxysme de la québécitude? Après tout, l’ennemi n’était nulle part, ni au Fédéral, qui voulait bien du français comme langue officielle, ni chez l’anglais de souche ni chez l’immigrant. Il n’y avait peut-être même pas un problème tant tout paraissait juste.
Ceci Anouk se le faisait dire sans arrêt: tout est juste, tout est tellement juste, tout doit être fabuleusement juste, afin d’éradiquer les symptômes préfascistes. Il y avait bien une forte majorité anglaise au Canada mais le fort était juste partout, tellement épris de justice, spécialement au Québec. Il y avait certes des adversaires du français à titre de seule langue officielle du Québec mais rien à craindre: des cours de justice se prononceraient toujours. Les cours de justice n’avaient pas de marqueurs idéologiques et elles échappaient tant à ceux d’en haut, les parlementaires, aux populistes, aux phobiques, qu’aux nationalistes qui rêvent de rendre leurs nations dominantes.
Le mieux, donc, était de dénoncer publiquement la propagande de ceux qui voulaient déstabiliser la paix linguistique. Parler de cette boutique où Anouk était allée acheter du lait de coco, c’était fournir des donnés évidemment fausses. Pour en parler, faire jouer un rôle politique crucial à du personnel qui s’entête à répondre uniquement en anglais, il fallait être prêt à mentir à son propre peuple. Anouk avait les objections toutes prêtes qui surgissaient dans sa tête. À force d’entendre la radio, le poste s’était logé dans ses neurones. Elle entendait même des commentaires habituels des commentateurs frapper ses tympans: “On reconnaît bien là l’apanage de certains nationalistes québécois, prêts à monter de toutes pièces une affaire”.
D’ailleurs, voyait-elle maintenant, du côté impair de la rue Ste-Catherine, dans cette portion spécifique, les apparences jouaient en faveur du point de vue officiel. Souvent l’affichage était unilingue français ou du moins l’anglais n’y était pas trop écrasant. Anouk respira à fond comme on l’enseignait au yoga. Elle crut sentir la paix linguistique.
Le français avait incontestablement droit de cité dans cette zone de Montréal. On lui refusait juste l’ostentation de la domination. Il n’y avait pas de guerre psychologique, pas de quoi s’ameuter. Le droit régnait, tenant en compte les inquiétudes, l’impuissance de la nation québécoise à rallier. Ce n’était la faute de personne, allaient sûrement décréter les juges, un jour ou l’autre, à propos de ce qui se passait ou ne se passait pas, seulement un développement naturel, un déplacement de la tectonique sociale.
S’il se passait jamais quelque chose, ce ne pouvait être qu’une évolution, une transformation positive, une intégration plus ample. Car, au Canada, c’était reconnu à travers le monde, on était fabuleusement juste et on se le répétait à bon droit. Si tant de monde le disait... La vérité, c’est les autres après tout.
Anouk concluait que le Québec était un pays réel qui avait bien le droit de s’établir là où le nombre de francos le justifiait mais il n’avait pas à dicter sa loi au pays légal. Voilà pourquoi c’était en toute justice qu’Anouk était moins chez elle dans certaines zones. Cela était provoqué par le savant équilibre entre le pays légal et le pays réel.
On ne pouvait quand même pas demander au Québec, dans toutes ses parties, de relever de l’exception québécoise. Sinon, et cela les experts du commentaire politique le disaient fort et si bien, on versait dans la dictature du “nous”. Anouk continua à marcher sans livrer en elle la parole au “nous”. Faire parler une légion dans sa tête était fort dangereux. Elle se faisait assez prévenir : contre les débordements du “nous”, il fallait l’opinion publique éclairée alliée aux médias et aux juges. Comme ça, on était certain de ne pas avoir pris une position intempestive.
Anouk s’en voulait à présent. Elle avait eu tort d’être aussi froissée en prenant son lait de coco. Elle s’était laissé envahir par le “nous”. Elle s’était laissé mener misérablement par ses racines populistes. Quelle poisse!
Là-dessus cependant, les experts du commentaire politique ne savaient pas trop qui blâmer. Parfois ils blâmaient l’ascension du populisme et d’autres fois les élites nationalistes, des gens d’en haut totalement opportunistes. L’un et l’autre étaient sûrement responsables du fait que le “nous” avait été évoqué sur la place publique, un crime, eu égard au fait que la place publique appartient à tous.
Anouk avait sûrement été trop exposée à l’hypothèse du “nous”, trop prématurément influencée, dans sa petite enfance peut-être, sans avoir tiré au clair la nature véritable du « nous », sans connaître pleinement ses tenants et ses aboutissants. Pas de quoi se surprendre alors que, pendant quelques instants, Anouk se fût sentie si irritable. Pas de quoi se surprendre qu’elle ait perdu momentanément conscience du formidable équilibre, du magnifique degré d’évolution qui permet de faire litière des explications anciennes.
Grâce au pays légal, on est délivré du “nous”, pensa Anouk, si habituée à se faire servir des leçons. Tout compte fait, la réalité était si rassurante. On trouvait le juste milieu entre ce “nous” qui peut toujours mentir, poindre dans un débordement émotif incontrôlé, et la réalité qui trouvait son intitulé dans une motion reconnaissant l’appartenance de la nation québécoise au Canada Uni.
Le petit sac de lait de coco allait ballant. Cet après-midi Anouk prévoyait enlever les branches mortes de ses plantes de jardin. Le ciel s’était ennuagé mais la température était beaucoup plus douce qu’hier. Faire semblant qu’il ne se passe rien. Anouk entendit le mot d’ordre en se pinçant les lèvres. On clame que la paix règne chez nous. On est chanceux que les idées contraires soient si bien représentées et qu’un si bel équilibre neutralise les contraires.
André Savard


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