État d’urgence et État de droit

Af0c39a6d9a1d001ec2de3f58ad12361

La situation exceptionnelle révèle que la population est prête à accepter des restrictions de liberté si le système médiatique légitime les demandes


La crise sanitaire et sociale qui secoue la planète entière pose des défis extraordinaires aux gouvernements et l’on ne saurait passer sous silence l’excellente prestation du premier ministre du Québec, M. François Legault.


Cela dit, conformément à l’article 118 de la Loi sur la santé publique (LSP), M. Legault a décrété l’état d’urgence, pour la première fois, le 13 mars 2020 et ce décret a été renouvelé trois fois depuis en raison du fait qu’il ne peut avoir une durée de plus de 10 jours (pouvoir qui a été préféré à celui de l’Assemblée nationale qui, elle, peut déclarer une situation d’urgence pour une période allant jusqu’à 30 jours).


Bien qu’il ne soit pas déraisonnable de prendre des mesures pour éviter la propagation de la COVID-19, il ne saurait faire de doute que ces pouvoirs extraordinaires conférés à l’État doivent être exercés parcimonieusement et respecter les droits et libertés fondamentaux des individus. Est-ce le cas ?


Premièrement, l’une des premières mesures prises par M. Legault a été celle de restreindre l’accès des régions et de limiter la liberté de circulation et de mouvement, une liberté garantie par l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, laquelle ne pourrait faire l’objet d’une dérogation constitutionnelle. Il pourrait être possible cependant d’en justifier la violation en s’appuyant sur l’article premier de la Charte. Pour ce faire, trois conditions devraient être respectées : d’abord, cette mesure devrait faire l’objet d’un projet de loi ; ensuite, ce projet de loi devrait être adopté par le Parlement fédéral ; enfin, le Parlement devrait démontrer que la violation constitutionnelle vise un objectif urgent et réel et qu’il y a une corrélation entre cet objectif législatif et les mesures prises.


Deuxièmement, j’ai pu prendre connaissance d’autres mesures attentatoires aux droits et libertés fondamentaux prises sans autorité par des agents de la paix. À titre d’exemple, deux individus qui déambulaient dans un parc ont été interpellés et sommés de s’identifier afin de prouver qu’ils partageaient une adresse commune. Les mêmes mesures auraient aussi été prises à l’encontre de passagers de véhicules automobiles.


Troisièmement, dans une analyse fouillée, ma consœur la professeure Martine Valois démontre que le premier ministre a excédé les pouvoirs extraordinaires que lui procure la LSP et que le décret du 20 mars est à sa face même illégal en raison du fait qu’il permettait à des agents de la paix de pénétrer implicitement dans un lieu d’habitation sans mandat.


Ces trois mesures sont incontestablement inconstitutionnelles et illégales.


Rappelons d’abord l’importance du respect des droits et libertés dans une société libre et démocratique. Les pouvoirs de l’État, du premier ministre et des agents de la paix sont limités et doivent s’interpréter en fonction des garanties constitutionnelles.


Ainsi, pour que l’action d’un agent de l’État puisse être conforme à la notion de l’État de droit, il faut que, s’agissant d’un décret (une action du pouvoir exécutif), celui-ci soit conforme à la loi habilitante (une action du pouvoir législatif), et celle-ci doit être conforme à la Charte. S’agissant d’une action d’un agent de l’État (le premier ministre ou les agents de la paix), il faut que leurs actions soient exercées raisonnablement et qu’elles soient conformes à la loi qui, elle-même, est conforme à la Charte.


Au Québec et au Canada, un citoyen n’a aucune obligation d’établir son identité ou de répondre à toute question d’un agent de la paix, sauf si celui-ci est personnellement témoin de la commission d’une infraction ou d’un acte criminel. C’est donc dire que, aussi valable que puissent être les motifs d’une interpellation, la vérification identitaire préventive est illégale. De plus, les sauf-conduits et les autorisations de circuler sont étrangers au droit canadien ou québécois. Et cela, même si cette pratique est commune dans les pays de l’Europe continentale (le 16 mars dernier, le président de la République française a adopté — comme l’ancien ministre libéral Raymond Bachand suggérait que nous le fassions au Québec — l’exigence d’une « attestation de déplacement dérogatoire » pour justifier les déplacements).


D’ailleurs, la Commission de Venise rappelait récemment ce qui suit : « Pendant la pandémie actuelle de COVID-19, les gouvernements nationaux prennent des mesures exceptionnelles pour ralentir la propagation du virus. […]. La Commission a par le passé constamment affirmé que seule une démocratie qui respecte pleinement l’État de droit peut garantir efficacement la sécurité nationale et la sûreté publique. »


À vrai dire, la question qui se pose est la suivante : à quoi servent les droits et libertés s’ils sont bafoués lors de crises ou de situations d’urgence, soit au moment où l’on en a le plus besoin ? Contrairement aux régimes autoritaires, on mesure la grandeur d’une démocratie libérale dans la capacité de ses leaders d’établir un juste équilibre entre les exigences que posent l’état d’urgence et le respect de l’État de droit. À ce titre, la prestation de M. Legault est moins resplendissante.




-->