Penser le Québec

Engagement dans l’enfermement et anticipation de la censure

Hommage à Gilles Groulx

Penser le Québec - Dominic Desroches

« La révolution consiste à aimer

un homme qui n’existe pas encore »

Albert Camus
« Si mes films défendent la liberté des peuples,

comme créateur je me dois de lutter pour ma propre liberté »

Gilles Groulx
***
De par son histoire et sa structure politique, le Québec est une cage et rares sont ceux qui sont capables de le montrer de manière convaincante. Certains voudront le faire sentir par le travail des images et Gilles Groulx est le plus grand de ceux-là. Montréal d’ailleurs est un excellent miroir de la cage. En plus d’être séparée au milieu, Montréal présente le portrait d’une enclave anglophone dans une province francophone. Certains Québécois, surtout ceux qui vivent dans la métropole, se sentent parfois étrangers chez eux, c’est-à-dire dans la plus grande ville économique du Québec et jadis seconde ville francophone du monde. Si celui qui se sent étranger chez lui est par chance un intellectuel ou un artiste, il pourra se sentir impuissant face au traitement de l’information à l’œuvre dans les quotidiens montréalais. Pris dans l’enfermement et l’aliénation, certains Québécois quittent Montréal pour les régions afin de se refaire une santé mentale. Quand ils le font, ils imitent Claude dans le film de Gilles Groulx, Le chat dans le sac (1964). Ce texte voudrait rendre hommage à l’un des plus grands cinéastes québécois dont l’œuvre demeure inconnue à la plupart de ses compatriotes.
Dans ce texte, j’expliquerai comment le film de Groulx, à la fois par les thèmes choisis et le traitement de l’image, est moderne et peut expliquer par anticipation la réalité contemporaine du Québec. Pour le bien de ce texte, je me limiterai à montrer ici que le cinéaste, tournant l’expérience d’un jeune intellectuel canadien français en 1964 à Montréal, décrit un besoin viscéral d’engagement à l’intérieur de la cage québécoise et traduit, quand il tente de changer les choses, l’important problème de la censure chez nous.
Vivre à Montréal en 1964…
Le génie de Groulx dans Le chat dans le sac est de présenter d’entrée de jeu les portraits de Claude, le jeune Québécois francophone intellectuel, et de Barbara, une jeune juive anglophone et amie de cœur du premier. La simple présentation de ces portraits illustre un amour impossible et une quête d’identité.
Or l’action du film se situe d’abord à Montréal au début des années 1960. La ville est contrôlée par les anglophones et les seules questions du jeune Québécois sont : dois-je rester ou partir ? Comment vivre l’amour dans une ville qui est en train de se transformer à la vitesse grand V et qui renvoie l’image de l’impersonnalité et l’absence de chaleur ? Dit autrement : est-il possible de fonder une vie future dans cette métropole avec une personne qui ne partage pas les mêmes présupposés culturels et historiques ? Tout le film cherche une réponse à ces questions difficiles.
Claude est absent de la vie réelle : sa tête est ailleurs…
Grand Québécois devant l’éternel, Claude demeure confiné à un petit espace culturel de résistance. Il cherche activement sa place dans le monde et son premier modèle de réussite intellectuelle est Paris. Or si Claude ne part pas pour Paris, ni même pour la France, il n’en épouse pas moins les références littéraires et philosophiques. Le problème du Québécois en quête d’une culture de référence est de manquer de vie réelle. Claude est victime de ses pensées, se cherche, joue un rôle et se laisse aller aux plaisirs de l’imagination. Pendant ce temps, il refuse de choisir et se trouve condamné à la perte du sens. Face à une Barbara qui aime la vie et qui trouve un intérêt dans son maquillage, Claude apparaît bien triste, lui qui ne répond pas aux questions et qui se réfugie dans son désir d’évasion sans réalité.
Certes, le couple ne peut avancer, entre autres parce que Claude n’a pas de travail et que son modèle identitaire est étranger. En effet, épris de la France comme de nombreux Canadiens français au sortir des années 1950, Claude rêve d’un changement radical de société. Loin de s’engager dans une société hypothéquée et décevante, il vit esthétiquement et refuse toutes les contraintes - il cherche une tribune pour ses idées révolutionnaires.
La lecture des quotidiens et le sentiment de vivre la censure
Claude entend dès lors proposer des articles dans les journaux, mais il se bute rapidement à la réalité : les quotidiens montréalais ne défendent pas les idées révolutionnaires. À discuter avec les responsables des journaux, les directeurs d’information et les éditorialistes, on comprend vite que les idées neuves et mobilisatrices et la critique sociale, ce n’est pas la marotte de ceux qui dirigent. Claude, un jeune, se voit déjà victime de la censure. Il se sent pour ainsi dire castré par la génération précédente qui refuse de croire en ses idéaux. Tout se passe un peu comme si le rêve d’une nouvelle société n’était pas compatible avec le statu quo défendu par les institutions. L’universalité d’une lutte n’entre donc pas aisément dans la concrétude de la vie quotidienne et, au journal, on préfère la vie ordinaire.
Il convient d’ouvrir une parenthèse pour relever que Groulx anticipe ici sur son propre destin, car il sera victime à plusieurs reprises de la censure de la NFB / ONF (National Film Board of Canada / Office national du Film du Canada), tout comme son collègue Denys Arcan (On est au coton). Groulx tourne ici les scènes d’une censure médiatique, alors qu’il sera lui-même victime, comme son disciple Pierre Falardeau (Les Canadiens sont là, Octobre, 15 février 1839) d’ailleurs, de la censure de l’ONF, un organisme fédéral dirigé par des anglophones dont la mission est d’assurer la projection cinématographique de l’unité canadienne. Si Groulx refuse obstinément de signer Normétal parce que le film a été coupé de la moitié, qu’il constate aussi que son excellent Voir Miami a été amputé, il ne sera pas très surpris d’apprendre que la sortie de 24 heures ou plus est, vu le contexte politique explosif, repoussée de plus d’une année pour des raisons politiques. Groulx apprendra vite que la liberté d’expression ne vaut pas pour tout à la NFB.
La souffrance et la difficulté de communiquer dans l’enfermement
Mais revenons au film. Dans Le Chat dans le sac, il anticipe sur son destin, qui n’est pas différent de celui du Québec : Claude, son personnage fictif, est enfermé et lutte pour la reconnaissance. Son éducation catholique n’aide pas à le sortir de la prison idéologique. Quelque peu complexé, ténébreux et en proie au doute, Claude insiste pour penser par lui-même et déterminer son avenir (avec ou sans Barbara), ce qui fait de lui un être souffrant et démoniaque. Il essaie tant bien que mal de communiquer dans l’enfermement, mais il ne réussit pas très bien, voilà pourquoi sa relation avec Barbara se détériore à tous les jours.
Sensible aux arguments de Marx, Claude distingue les classes, voit la lutte, tout en constatant en même temps qu’il ne peut rien faire. Il a bien des idées, des idées neuves, mais elles ne peuvent être diffusées dans la société. Quand il observe le travail des médias, notamment celui de La Presse et des journaux anglophones de la métropole, l’intellectuel réalise qu’il doit agir avant qu’il ne soit trop tard : le Québec n’appartient pas aux Québécois, l’information est bloquée et le temps joue. Et tout cela peut s’expliquer : si les journalistes de la presse se sont eux-mêmes enfermés dans l’information et l’intoxication politiques, imaginons un instant que cette presse réserve à la population. Claude en conclut que la communication de la révolte ne peut pas passer par la presse, une presse manipulée qui ne cesse de la décevoir.

En crise identitaire, Claude sort de Montréal pour se retrouver
Placé devant lui-même, seul, Claude connaît les affres de l’angoisse et la crise identitaire. On voit que le cinéaste Groulx veut montrer le piège dans lequel se trouvent les Canadiens français en 1960 : ils pensent au repos de la quarantaine plutôt qu’à l’ordre social et l’injustice. Sujet à l’échec, le jeune Claude doit bouger sans perdre de vue son amour pour Barbara. S’il regarde passer la parade et les majorettes, il aura encore le sentiment de participer au folklore de l’aliénation. Groulx tourne avec génie la limite des corps et clairons : nous marchons au pas, au pas dicté par les autres. Les Québécois sont fiers des parades et ne font pas la leur : ils sont les spectateurs de leur propre vie. Pour se retrouver, Claude décide de sortir de la ville anglaise. Il part pour la campagne.
Mais pourquoi donc quitter Montréal pour la Rive-sud ? À quoi peut bien servir une retraite vers la terre des Patriotes ? En vérité, Claude y redécouvre des valeurs qu’il avait oubliées : il revoit un St-Jean rural, libre et autonome. Le retour en région lui permet aussi de se rapprocher de ses origines rurales, de quitter provisoirement Barbara et de s’échapper d’une métropole qui le dépossède. Sortir de la ville, semble dire Groulx, est le seul moyen de nous retrouver, tout en effectuant une transition.
Le message est clair désormais : il faut absolument quitter le système de domination pour le comprendre. Les anglophones dominent encore les francophones et les niveaux de vie ne sont pas comparables. Plus le temps passe, plus le temps presse : 82% des Québécois en 1960 ne contrôlent pas 20% de l’économie du Québec. Il faut un changement majeur, une révolte, une reprise de la révolte des Patriotes. Ce n’est donc pas un hasard si Groulx tourne les images touchantes de Claude marchant dans le champ, un long fusil à la main. S’il prend le fusil, il ne le tiendra pas assez longtemps pour changer le monde et l’histoire.
Comment se termine la vie du « chat dans le sac » ?
Ainsi, sans Barbara qui s’éloigne lentement de lui, Claude rêve du sang qui changerait l’histoire. Le destin est là, sous nos yeux, et nous ne bougeons pas. L’amour est impossible : on ne peut pas aimer les autres quand on ne s’aime pas nous-mêmes. Il y a des étapes à suivre avant de se fondre dans les autres (et dans Barbara), notamment celle de se définir soi-même d’abord, sans les autres. Groulx montre bien que la jeune juive anglophone ne peut comprendre l’intériorité souffrante de Claude : Barbara ne connaît pas le questionnement identitaire de son amoureux qui tente de se retrouver. La Barbara de Groulx ne questionne pas son identité et n’est pas hantée par sa survivance. Si Claude, lui, s’est cherché dans sa Barbara, dans l’autre, il ne s’est pas trouvé en elle, telle est bien l’une des leçons du grand film Le chat dans le sac.
Si Le chat dans le sac est un film qui symbolise son époque, on peut dire qu’il symbole aussi la nôtre. Car dans le dialogue impossible entre Barbara et Claude s'expriment encore les plus grandes interrogations québécoises : à quel moment les Québécois comprendront-ils le problème de l’enfermement ? Réussiront-ils un jour à déjouer la censure des journaux et des organismes fédéraux ? Pourquoi les Québécois se cherchent-ils autant dans les autres et si peu en eux-mêmes ? Les Québécois ne réussiraient-ils pas mieux en oubliant le détour obligé par la culture française ? Dit en d'autres termes encore : pourquoi les Québécois souffrent-ils tant du manque de reconnaissance ? Nous laisserons volontiers à d'autres cinéphiles ou passionnés du Québec la chance de répondre à ces questions difficiles.
Dominic Desroches

Département de philosophie

Collège Ahuntsic




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Dominic Desroches est docteur en philosophie de l’Université de Montréal. Il a obtenu des bourses de la Freie Universität Berlin et de l’Albert-Ludwigs Universität de Freiburg (Allemagne) en 1998-1999. Il a fait ses études post-doctorales au Center for Etik og Ret à Copenhague (Danemark) en 2004. En plus d’avoir collaboré à plusieurs revues, il est l’auteur d’articles consacrés à Hamann, Herder, Kierkegaard, Wittgenstein et Lévinas. Il enseigne présentement au Département de philosophie du Collège Ahuntsic à Montréal.





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