En anglais, neuf fois sur dix!

Chronique de Bernard Desgagné

Dans la fonction publique fédérale, seulement 12 % de la traduction se fait du français à l'anglais. Cette proportion n'a pas varié au cours des trois dernières années financières. Quant au Parlement fédéral, la proportion y était l'année dernière de 16,6 %, et elle a considérablement diminué récemment. Il y a trois ans, elle était de 24,8 %.

Ces statistiques sont révélatrices de l'usage peu fréquent qui est fait du français au sein de l'État fédéral. Elles ont été obtenues du Bureau de la traduction en vertu de la Loi sur l'accès à l'information.

Le Bureau de la traduction, qui fait partie du ministère fédéral des Travaux publics et des Services gouvernementaux, est le principal fournisseur de services de traduction de la fonction publique fédérale. Son effectif comprend environ un millier de traducteurs qui traduisent chaque année des centaines de millions de mots. Le Bureau dispose d'un système informatique dans lequel sont consignées avec précision toutes les demandes de traduction venant des ministères et des autres organismes fédéraux, dans l'ensemble du Canada. Il peut ainsi savoir combien d'heures ont été consacrées chaque année, au total, dans chacune des combinaisons de langues ainsi que le nombre de mots traduits. Le Bureau ne fait qu'effectuer les traductions et n'a aucune prise sur la demande dans une langue officielle ou dans l'autre.

Des documents révélateurs

Pour que l'État fédéral respecte sa propre Loi sur les langues officielles, une grande partie des documents produits par la fonction publique fédérale doivent être traduits. Ces documents sont de natures très diverses : rapports, comptes rendus de réunion, dépliants, brochures, accords, traités, lois, règlements, sites web, tout y passe. La langue dans laquelle la version originale d'un document est rédigée est la langue de travail des fonctionnaires qui en sont les auteurs. C'est pourquoi on peut affirmer sans trop risquer de se tromper que, si seulement 12 % des documents traduits sont en français dans leur version originale, c'est qu'environ neuf fois sur dix, la langue de travail des fonctionnaires fédéraux est l'anglais.

Cette statistique accrédite la perception des fonctionnaires fédéraux francophones, qui disent souvent être obligés de travailler en anglais à cause de la présence de quelques unilingues anglophones dans un groupe francophone ou bilingue ou à cause de la préférence de leur supérieur pour la langue anglaise.

Un Parlement très anglais

Au Parlement fédéral, tout doit être traduit, et le Bureau de la traduction y est le seul fournisseur de services de traduction. En raison de la présence de 75 députés représentant le Québec et de quelques députés représentant des circonscriptions du reste du Canada où se trouvent de fortes proportions de francophones, le français est un peu plus utilisé au Parlement que dans l'administration. Néanmoins, la proportion de textes français traduits est loin d'atteindre la proportion de francophones au Canada (soit environ 23 %, au recensement de 2001), ce qui peut paraître surprenant pour un observateur fidèle de la Chambre des communes, où le français semble être utilisé assez souvent.

C'est qu'il y a aussi le Sénat et les comités. Au Sénat, l'anglais est parlé dans une écrasante majorité des cas. Même certains sénateurs francophones du Québec, comme le sénateur Joyal, s'y expriment beaucoup en anglais. Quant aux comités, ils ne font certes pas aussi souvent appel à des témoins venus de la francophonie qu'à des témoins du Canada anglais ou de pays anglo-saxons, dont les mémoires et la documentation sont présentés en anglais.

Un pays traduit

Contrairement aux statistiques du Commissariat aux langues officielles, qui portent sur la capacité de fournir des services dans les langues officielles à la population et sur le bilinguisme des fonctionnaires, la proportion de traduction dans chacune des deux langues officielles donne une idée claire de l'usage véritable que l'on fait du français et de l'anglais au sein de l'État fédéral. Or, du point de vue des francophones, qui versent comme tous leurs concitoyens des taxes et des impôts pour faire fonctionner l'appareil fédéral, il n'y a rien de rassurant à savoir que l'anglais y est utilisé 88 % du temps.

L'usage très prépondérant de l'anglais signifie que nombre de francophones sont forcés de travailler dans cette langue. Elle signifie aussi que l'usage de la langue française n'est pas favorisé au sein de l'État fédéral comme il serait souhaitable qu'on le fasse pour une langue qui est très minoritaire en Amérique du Nord. Si l'État fédéral voulait vraiment préserver la langue française au pays, il commencerait par donner l'exemple en l'utilisant lui-même aussi souvent que possible. Compte tenu de la présence écrasante de l'anglais, le français devrait être parlé dans une proportion qui dépasse nettement la proportion de francophones au Canada pour qu'il cesse d'y perdre du terrain.

On peut donc en conclure que, loin d'être un facteur de vitalité pour la langue française, l'État fédéral utilise les taxes et les impôts des francophones pour les assimiler. Il contribue à la disparition lente de la langue française dans l'espace public canadien. La Loi sur les langues officielles implique pour les Canadiens français que le Canada est de plus en plus un pays traduit.

Bernard Desgagné


Gatineau


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