L'entrevue

Élargir le rôle de l'État en santé

Mère de la Loi canadienne sur la santé, Monique Bégin rejette le discours en vogue

CHUM

À l'occasion de la campagne électorale fédérale, des voix réclament, en faveur du privé, une révision de la Loi canadienne sur la santé de 1984 qui garantit à tout citoyen l'accès universel et gratuit aux soins. Les discours et les actes favorables à une plus large place au privé se multiplient. La mère de cette loi, Monique Bégin, juge au contraire que le financement public et l'accès universel aux soins doivent non seulement être maintenus, mais élargis.
En 2005, Monique Bégin venait à peine d'amorcer sa «première retraite» en prenant des cours d'italien à Florence quand elle a reçu une invitation à siéger au sein de la Commission des déterminants sociaux de la santé créée un an plus tôt par l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Mandat: redéfinir la notion de santé et, par conséquent, proposer de nouvelles priorités d'action pour l'OMS et ses pays membres.
L'expression éculée du «beau défi» est une énorme sous-estimation du mandat dont cette collectionneuse de précédents venait d'hériter. Monique Bégin, pour mémoire, a été la première femme à occuper la fonction de directrice générale d'une Commission royale d'enquête -- la Commission Bird sur le statut de la femme, instituée en 1967 et la première Québécoise élue au Parlement fédéral. Elle a été titulaire de la Santé et des Services sociaux pendant sept ans, sous Trudeau, avant de poursuivre sa carrière dans l'enseignement. Elle a par exemple été pendant sept ans la première doyenne de la Faculté des sciences de la santé de l'Université d'Ottawa, une fonction rarement attribuée à une sociologue.
Ces faits d'armes font partie des raisons pour lesquelles elle a été choisie pour participer aux travaux d'une commission de l'OMS comptant 19 membres de 16 pays du Nord et du Sud, dont un Prix Nobel, quelques anciens et actuels ministres de la Santé, un ancien président, plusieurs sommités en médecine et santé publique, des représentants d'ONG et de syndicats. «Ces trois années ont été parmi les plus stimulantes et les plus enrichissantes de ma vie», résume Mme Bégin.
Une autre vision de la santé
«La justice sociale est une question de vie ou de mort.» Ainsi débute le résumé du rapport final de cette Commission, rendu public en août dernier. En conclusion, ses auteurs persistent et signent. «Pour la Commission des déterminants sociaux de la santé, réduire les inégalités en santé est un impératif éthique. L'injustice sociale tue à grande échelle», écrivent-ils. Ses éminents membres en sont venus à ce percutant constat par l'examen de milliers de données «probantes», une formule à la mode dans les officines gouvernementales ces jours-ci.
On savait déjà que l'espérance de vie était plus élevée dans les pays riches que dans les pauvres. L'écart, par exemple entre un Japonais, un Suédois et un Africain dépasse 40 ans! Il est également largement documenté que des écarts importants se retrouvent au sein même de chaque pays entre les résidants des quartiers huppés et défavorisés. La Commission a mis en lumière plusieurs autres déterminants de la santé que la richesse matérielle.
«Les conditions de la petite enfance, l'environnement urbain, les priorités en santé publique, l'exclusion sociale, la mondialisation, le sexe et l'emploi font partie, avec évidemment la qualité des systèmes de santé, des déterminants sociaux de la santé identifiés par la Commission», note Mme Bégin. Un chercheur cité dans son rapport a révélé, en 2005, que les troubles de santé mentale des travailleurs manuels espagnols étaient cinq fois plus élevés chez les sans-contrat que chez les permanents.
Bien loin des indicateurs souvent utilisés pour mesurer la performance des pays en santé -- les temps d'attente aux urgences, par exemple --, la Commission ouvre plutôt la voie à des réformes qui débordent largement des ministères officiellement responsables de la santé. C'est également dans cette optique que Monique Bégin croit qu'il faut réexaminer la Loi canadienne sur la santé dont elle a orchestré l'acceptation unanime par tous les partis politiques fédéraux, malgré des oppositions musclées au départ, y compris dans son propre caucus.
«Reculez un peu»
Cette loi adoptée en 1984, fait encore aujourd'hui du maintien par les provinces de l'accès universel et gratuit aux soins de santé la condition sine qua non des transferts fédéraux aux provinces dans le domaine de la santé. Ses dispositions exigent de plus que ces soins soient dispensés par les administrations publiques, qui doivent au surplus en assurer l'intégralité, l'accessibilité et la transférabilité, assurant ainsi que l'accès gratuit des citoyens soit garanti s'ils sont traités dans une autre province. Plusieurs voix s'élèvent ces jours-ci pour sa révision en faveur d'une plus grande place au privé, dont celles des docteurs Brian Day et Robert Ouellet, respectivement ex et actuel présidents de l'Association médicale canadienne (AMC).
Monique Bégin, elle, juge nécessaire un réexamen de cette Loi mais, contrairement aux tenants du privé, elle préconise l'élargissement des interventions publiques en santé. «Le Canada, avec 70 % des soins payés par l'État, est l'un des pays de l'OCDE, avec les États-Unis, qui accordent le plus de place au financement via des assurances privées ou de la poche des citoyens. En Europe, les soins sont couverts de 80 à 90 % par l'État», rappelle-t-elle.
Au-delà du financement, c'est surtout l'éventail des interventions étatiques en santé qu'elle juge essentiel de revoir. «Ce que nous appelons aujourd'hui nos systèmes de santé sont, à 80 %, des machines à financer les hôpitaux et leurs médecins. Ces systèmes ne produisent pas la santé. Ils la réparent quand il y a un dommage. Pour favoriser la santé, il faut agir sur ses déterminants sociaux», dit-elle, précisant bien que cette approche ne doit absolument pas être utilisée comme «épouvantail à moineaux pour couper les budgets des médecins et des autres professionnels de la santé».
Monique Bégin croit néanmoins que «les ministres de la Santé devraient reculer un peu dans l'échelle du pouvoir pour laisser plus de place à leurs collègues responsables, par exemple, d'habitation, d'environnement, de loisirs, de travail et d'affaires municipales». Dans cette optique, la Commission recommande d'ailleurs que les États créent des comités interministériels dirigés, sinon par leur plus haut dirigeant, au moins par un ministre puissant de son cabinet.
Dans le secteur précis de la santé, Mme Bégin croit qu'il faudra accorder plus de place et de ressources à la santé publique et à la santé mentale, deux grands parents pauvres de ce secteur. Quant aux futurs docteurs, qu'ils se destinent à la médecine générale ou spécialisée, ils devraient obligatoirement «être sensibilisés et formés sur l'importance des déterminants sociaux de la santé... pour la santé afin d'intégrer ces éléments dans leur lecture des maux et des traitements de leurs patients», conclut-elle.


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