Du mur de la croissance à la dérive de l'excellence

Retour en amont de la crise financière et économique

Tribune libre

ABC.
L’économie, c’est avant tout la production et la consommation de biens et de services essentiels à la vie, indispensables au bien-être individuel et collectif. L’alimentation, l’hébergement, l’habillement, la santé, l’énergie, la scolarisation, le déplacement et la communication, l’art et la culture sont du domaine de l’essentiel. Ne sont pas essentielles les industries de la guerre, du plaisir ou loisir, du jeu de hasard, de la voyance, de l’information, de la «haute finance» ou de la bourse, entre autres.
Le mur de la croissance.
A l’origine, l’économie traduit la création et la distribution de solutions à l’équation du mieux-être, la première étant primordiale. L’épargne et l’accumulation de profits lui servent de poumons et pourvoient au financement de son développement, toujours en quête de meilleurs destins humains. C’est l’essence d’un capitalisme social.
Guidé par l’esprit d’excellence et la recherche de l’optimum opérationnel, l’entreprise s’est engagée sur la voie de la croissance. Il était juste et intelligent de concentrer les moyens, éliminer les pénalités d’éparpillement, réduire le coût unitaire de production ou de distribution par l’effet des économies d’échelle. L’union fait la force. Par l’entremise de l’état ou d’initiatives privées, de grandes entreprises se sont multipliées, permettant l’extraction, la création et l’acheminement de la richesse à une vitesse inouïe jusque dans les creux lointains de la terre. On chanta les credo de la croissance et de la taille extra-large d’entreprise. Plus elle était de grandes dimensions, plus efficace devait-elle être.
Assez vite, l’on se rendit compte que la croissance ne pouvait et ne peut pas être maintenue, exponentielle, ad infinitum. Soit que le marché n’est pas toujours élastique, soit la technologie et l’organisation ont leurs limites, soit le temps et l’environnement (naturel ou légal) ajoutent d’autres contraintes rigides. Quelques économistes périphériques ont alors entonné l’hymne de la belle artisanale, la petite entreprise du terroir, plus humaine, plus souple, et moins gourmande. Ce fut sans compter avec la capacité financière de la corporation à dicter des changements culturels structuraux.
Apparut ainsi le consumérisme. Sur un plan, l’entreprise mise sur l’effet volume. Elle produit massivement et inonde le marché, déploie son artillerie de marketing autant qu’elle s’allie le décideur politique par lobbying interposé. Des lois favorables à l’entreprise fleurissent, plus de gens s’y emploient. Des exemptions de contributions coulent à flot, des abris fiscaux poussent sur le sable, sans évidence d’impact sur la croissance économique. A l’opposée, la protection du consommateur et de l’environnement meuble le discours correct, et demeure orpheline. En peu de temps, l’humanité cesse d’exister. Le citoyen moyen vit entre le stresse du boulot et l’ivresse des achats, en marge de l’opulence chez une poignée de privilégié.
Se faisant, l’économie gaspille les ressources mais se justifie de faire des profits, et d’en recevoir des commandes toujours plus importantes. C’est l’économie du gaspillage ! Sans jeu de mots, si au moins elle s’appliquait à réduire le gaspillage. Sur un autre plan, l’entreprise anticipe et crée les besoins, suscite l’envie et offre des options de consommation avec des obligations différées. «Consommez aujourd’hui, payez plus tard», psalmodient avec enthousiasme les grands vendeurs. L’économie carbure alors à l’endettement. Le principe n’est pas duperie, mais l’expérience montre que le levier de la dette n’est pas toujours positif. Son effet est limité dans le temps, et il est soumis à des conditionnalités. La capitalisation des intérêts par exemple, les pénalités de retards et les frais administratifs assombrissent l’horizon sous la dette. Comment assure-t-on le roulement ou la relève de la dette ? A vannes largement ouvertes, le crédit à la consommation ne pouvait pas indéfiniment emprunter le beau temps aux années à vivre.
Sans élasticité de la demande ou de l’offre d’intrants (ressources), la stratégie de croissance devait tôt ou tard frapper un mur. En effet, un jour les ressources s’épuisent, ou s’épuiseront. Bien avant, la concurrence des économies jadis poubelles sera féroce, et forcera au repli les prédateurs de la mondialisation. Non seulement la croissance sera compromise, mais aussi l’entreprise dans sa vision actuelle disparaîtra à défaut de pouvoir s’ajuster.
La dérive de l’excellence.
Si excellence pouvait rimer avec efficience et utilité, l’efficacité l’a supplantée à la faveur de la course aux profits. Depuis que le profit est déifié, on en est venu à ce que la fin justifie les moyens. Et on a dévié de l’esprit de responsabilité économique, pour dériver la loi de la somme des intérêts individuels sensée servir l’intérêt collectif, modérés et modulés par la liberté concurrentielle. Aujourd’hui on sait que la formule est plutôt complexe, voire inopérante au-delà d’un certain seuil sensible à diverses variables. Serait-ce faux de dire qu’à plus d’un titre la sacro pure concurrence est en panne ?
Fascinée par les recettes de profits maxi, l’entreprise s’est mécanisée, déshumanisée. Tout effort de socialisation ou à saveur éthique qu’on y consent, vise à ménager le résultat. On ne s’étonnera pas de trouver sur les tablettes d’épicier des denrées avariées, ou recyclées. Des produits néfastes pour la santé, comme le tabac, sont des vaches à lait pour grands et petits commerces. On vend tout à coups de publicités mensongères ou trompeuses. Tous les coups sont permis. On n’hésitera pas à casser les œufs, à déplumer les poussins, à inséminer les bœufs, à défoncer les mœurs, par la science et au nom de l’excellence. Le salarié n’y échappe pas, il est considéré «ressource» humaine. Le génie managérial s’atèle à le dompter. Quant au client, il est dit «roi», rien que pour son argent. Sans sous, l’entreprise ne lui manifestera guère de compassion, ni d’attention.
Ces vicissitudes d’entreprise ont déformé l’économie et transformé la société. Depuis quelques décennies, moins qu’un demi siècle, la distribution a pris beaucoup plus d’espace et d’importance que la création, conséquence directe du mur de la croissance. Désormais, on compte moins de travailleurs à la racine de l’économie, dans les fermes, sur les chantiers et dans les usines, que sur la longue chaîne de la mise en marché et des services après consommation. Si dans les années 90 la belle entreprise était à 90% petite ou moyenne, manufacturière ou agricole et locale, aujourd’hui la mode est à la délocalisation et à l’internalisation, à la capitalisation. Les entreprises vedettes ne sont pas celles qui créent la richesse, plutôt celles qui la convoient et les déesses de la spéculation. Ce ne sont ni les fermes, ni les manufactures, ni les écoles. Ce sont plutôt les grandes surfaces genre Wal-mart, les industries de la cueillette genre les pétrolières, les industries d’armements, les industries de la finance, de l’information et de la communication, celles du loisir et paradoxalement l’industrie de la malbouffe et les services d’aide aux démunis. Le secret de leur prospérité ne tient pas à la providence, il est caché dans les prix à la consommation et l’incapacité des consommateurs d’exercer politiquement et collectivement leur pouvoir d’acheteurs/payeurs. Est-ce que cette prospérité traduit le fruit de contributions à l’efficacité économique ? Sombre réalité, hélas enveloppée de belles symphonies au discours de management de l’excellence.
Lire aussi: http://www.cs3r.org/show.php?id=1009

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François Munyabagisha79 articles

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Psycho-pédagogue et économiste, diplômé de l'UQTR
(1990). Au Rwanda en 94, témoin occulaire de la tragédie de «génocides»,

depuis consultant indépendant, observateur avisé et libre penseur.





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