Devoir de réserve

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Le réveil des vieux démons québécois

Pendant ses études collégiales en France, ma fille avait une camarade de classe qui portait le voile. Mais elle ne le portait pas à l’école. Chaque matin, en arrivant devant le lycée, elle le glissait dans son sac. Le soir en partant, elle le remettait sur sa tête. Cela se faisait si naturellement que ma fille ne l’a découvert que par hasard.

Car, le plus surprenant dans cette affaire, c’est que cette exigence n’était pas vécue comme une contrainte insupportable. Simplement une règle parmi les nombreuses règles de la vie scolaire, comme celles qui interdisent l’usage des téléphones portables, de mâcher de la gomme, les tenues trop provocantes ou les casquettes en classe. Une façon d’éviter que certains élèves se marginalisent eux-mêmes ou ne soient exclus par le groupe. Une façon d’assurer une certaine égalité, un certain équilibre dans un lieu où le savoir et l’apprentissage doivent occuper la première place, et non pas l’individualité de chacun.

C’est ce que j’appellerais un devoir de réserve. Au fond, si l’on veut vivre en société — mais il se peut aussi qu’on ne le veuille pas, c’est une autre histoire —, chaque fonction impose à celui qui l’exerce certains devoirs. Cela fait trente ans que je n’ai pas signé de pétitions, ni adhéré à un parti politique, ni participé véritablement à des manifestations, sauf comme observateur ou pour accompagner quelqu’un. Je ne crie pourtant pas au scandale. Je suis journaliste et en accepte les règles. Celles-ci mettent pourtant entre parenthèses un droit fondamental, et pas seulement durant les heures de travail. L’exercice de mon métier est à ce prix. Point à la ligne.

Il n’y a guère de métier qui n’impose pas un certain devoir de réserve. Et je ne parle pas que des hommes politiques, des juges, des traders et des avocats. Même le plombier est tenu de ne pas médire publiquement sur son patron et de ne pas se présenter chez ses clients en bermuda et en sandales. Pourtant, avec la « société des droits » à partir des années 1980, le mot « devoir » — n’est-ce pas le nom de ce journal ? — est progressivement apparu comme un anachronisme. Comme si le célèbre slogan de Mai 68 « il est interdit d’interdire » était devenu un dogme plus rigide que les anciennes interdictions de blasphémer ou de manger de la viande le vendredi. Avec pour résultat de rendre la vie en société de plus en plus impossible.

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Le héros du dernier film de Martin Scorsese, Le loup de Wall Street, est l’incarnation même du triomphe de cette interdiction d’interdire. Sauf que ce rêve d’adolescents chevelus est devenu un cauchemar. Pour le financier véreux Jordan Belfort, il n’y a plus le moindre devoir de réserve, pas l’ombre d’une modestie, d’une timidité et d’une frontière à respecter. C’est ici que la chimère de la gauche libertaire rejoint la réalité sordide de la droite néolibérale. Au fond, c’est à la nouvelle gauche issue de Mai 68 qu’a échu la tâche de préparer le terrain au néolibéralisme mondialisé dont nous subissons aujourd’hui les conséquences.

Il y a trois décennies de cela, l’interdiction faite aux fonctionnaires québécois de porter des signes politiques avait-elle soulevé des objections ? Des protestations ? Des manifestations ? Par le moins du monde ! On voit bien que l’époque n’est plus la même. C’est dans cette brèche, celle du caractère absolu des droits, que s’engouffrent aujourd’hui tous les opposants à la laïcité.

On touche là au coeur du débat : au nom de la nouvelle religion des droits, serait-on justifié d’accorder à la religion un statut particulier que n’auraient ni la politique ni les autres formes de pensée ? C’est ce que réclame ouvertement un intellectuel comme Charles Taylor. Mais aussi, au XXIe siècle, est-il encore juste d’interdire à un fonctionnaire d’afficher ses convictions marxistes, indépendantistes ou anarchistes ? On connaît tous des gens pour qui ces combats sont plus fondamentaux que n’importe quelle religion. Soyons donc conséquents. Le refus d’interdire à des fonctionnaires de porter un symbole religieux aura inévitablement un jour pour conséquence logique la reconnaissance du même droit inaliénable des fonctionnaires de porter aussi des symboles politiques. Une fois les signes religieux autorisés, de quel droit pourra-t-on interdire les autres ? Un juriste comme Julius Grey est déjà prêt à plaider cette cause.

Ce faisant, on aura fait triompher la religion des droits. Mais on aura aussi détruit une certaine idée de l’État. Car, si l’on ne peut imposer des exigences plus élevées à un fonctionnaire qu’à un employé de McDo, c’est que l’État est devenu un employeur comme un autre. Or, la laïcité (qui concerne l’État et l’État seulement) est inséparable d’une conception républicaine de ce même État. Ce n’est pas un hasard si le débat actuel remue tant d’émotion. Il vient réveiller tous les vieux démons québécois : du rapport atavique que nous avons entretenu historiquement avec la religion à l’idée que l’État québécois n’est pas qu’une vague administration provinciale, mais le représentant d’une idée qui nous dépasse tous et qui s’appellerait le peuple québécois.


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