Des ghettos religieux

Le «nous» des républicains, qui embrassent les valeurs fondant la démocratie, ne peut inclure le «nous» des fondamentalistes qui refusent ces valeurs.

Laïcité — débat québécois

Une nouvelle église construite sur le boulevard de l'Acadie, par la communauté melchite grecque de Montréal.

Photo Patrick Sanfaçon, La Presse
La revue Éthique publique publie, dans son dernier numéro, plusieurs textes de réflexion sur l'aménagement de la diversité et la controverse entourant les accommodements raisonnables. Nous publions au cours de l'été des extraits de quelques-uns de ces textes. Éthique publique est vendue en librairie ([www.editionsliber.org->www.editionsliber.org]).

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En tant que création de l'esprit humain, la religion est le plus puissant marqueur identitaire qu'un croyant puisse porter en lui. Toutes les fonctions sociales sont à l'oeuvre dans le sentiment d'appartenance religieuse; filiation, relation avec les ancêtres, rapports avec autrui, morale sociale, réseau d'échange, lois de la reproduction, etc. Le rituel religieux place le pratiquant en mode relationnel, ce qui fait appel aux habiletés cognitives et émotionnelles les plus essentielles et les plus fondamentales de l'esprit humain, le cerveau étant spécifiquement adapté aux interrelations sociales.
Cette identité religieuse est sublimée du fait que le croyant attribue une origine divine à ses croyances et une nature divine aux êtres surnaturels avec qui il croit être en relation; cela confère à sa religion une valeur d'absolue vérité. Ce sentiment d'appartenance transcende les autres appartenances comme l'identification à une ville, à un milieu de travail, à une ethnie ou encore à une nation.
Si les diverses identités d'un individu peuvent s'emboîter comme des poupées russes, les identités religieuses sont mutuellement exclusives; on ne peut pas être à la fois juif et musulman ni être sikh et catholique. Les identités religieuses créent des frontières imperméables entre elles.
Pour cette même raison, tout accommodement religieux autorisant à déroger à une règle commune ne peut que consolider davantage l'appartenance à une communauté religieuse et renforcer la perception de vérité absolue que cette communauté a de sa religion. Le pratiquant ne peut qu'être conforté dans la croyance que sa religion est au-dessus des lois civiles laïques.
L'argument (notamment brandi par l'avocat Julius Grey) selon lequel les accommodements religieux favoriseraient l'intégration sociale et permettraient d'éviter le ghetto paraît totalement indéfendable. Nous sommes plutôt convaincu du contraire. Ceux qui réclament des accommodements religieux sont d'ailleurs déjà en position de résistance contre les forces sociales d'intégration et sont bien souvent en rupture avec leurs propres coreligionnaires; ériger une société fondée sur la consolidation de tels particularismes exclusivistes ne peut conduire à une société partageant une identité commune forte.
On peut en outre observer, chez les défenseurs de l'accommodement religieux, une volonté d'éviter de voir les rapports sociaux en termes de «nous et les autres». Si cette attitude est souhaitable sur le plan de l'identité nationale, elle est inappropriée à l'égard de l'identité religieuse puisque, comme on l'a vu, le «nous» d'une religion ne peut inclure le «nous» d'une autre religion. Sur le plan des valeurs sociales et politiques, le «nous et les autres» est également inévitable puisque tous ne partagent pas les mêmes valeurs. Le «nous» des républicains, qui embrassent les valeurs fondant la démocratie, ne peut inclure le «nous» des fondamentalistes qui refusent ces valeurs.
Vouloir à tout prix éviter le «nous et les autres» en pareil contexte révèle une vision apolitique naïve consistant à considérer que «tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil», alors qu'il y a confrontation entre deux visions diamétralement opposées de l'être humain et des rapports sociaux.
Deux mots
Si les chartes canadienne et québécoise utilisent les deux mots «droits et libertés», c'est qu'il y a une différence entre les deux notions. Un droit, c'est un avantage que quelqu'un a le devoir de nous accorder et dont nous pouvons exiger l'application. Si un travailleur a droit à un salaire, c'est que son patron a l'obligation de le lui verser. Lorsque la Charte québécoise accorde à toute personne le droit à l'instruction publique gratuite, c'est que l'État a l'obligation de fournir un tel système d'éducation.
La notion de liberté se réfère quant à elle à l'absence d'interdiction. Ce qui est objet d'une liberté n'a pas à être fourni par quelqu'un d'autre; il vient de l'individu lui-même. Ainsi, la liberté d'opinion implique que chacun peut avoir son opinion propre. Les chartes ne reconnaissent pas un «droit à la religion» mais une liberté de religion. La liberté de religion suppose une autoresponsabilisation, non un droit strict qui impliquerait que quelqu'un aurait l'obligation de fournir une religion à celui qui n'en a pas.
La liberté de religion comprend la liberté de croyance religieuse, la liberté d'expression religieuse et la liberté d'association religieuse. Chacun de ces trois aspects correspond à une liberté et non à un droit. L'État et les institutions publiques ne devraient nullement être tenus de fournir aux groupes religieux les instruments de leur pratique religieuse. Les chrétiens, les juifs ou les musulmans ont incontestablement la liberté d'amasser des fonds pour construire des églises, des synagogues ou des mosquées. Ils ne peuvent pas, par contre, exiger de l'État qu'il leur construise des lieux de culte.
Dans certaines causes d'accommodements religieux, il est manifeste que les autorités juridiques ont eu tendance à interpréter la liberté de religion comme un droit à la religion. C'est notamment le cas dans le jugement sur l'eruv qui oblige l'arrondissement d'Outremont à fournir aux hassidim les conditions d'exemption de leurs obligations religieuses, ainsi que dans la résolution de la CDPDJ obligeant l'ETS à fournir un local de prière pour accommoder la pratique de certains musulmans; dans ces deux cas, on a transformé une liberté en droit. (...)
UN LINCEUL ENSANGLANTÉ
(...) De tous les accommodements religieux, ceux liés au hidjab sont de loin les plus fréquents, du moins dans ce que rapportent les médias, et ce sont ceux qui soulèvent le plus de réactions.
Ce n'est évidemment pas le refus de la différence qui se manifeste dans les réactions négatives et parfois hostiles, puisque des tenues vestimentaires encore bien plus exotiques, comme les tenues africaines ou indiennes, ne suscitent aucune réaction. Ce qui est rejeté dans le hidjab, c'est l'affichage ostentatoire de la soumission qu'il représente, de même que le désir de faire prévaloir la religion sur toute autre règle.
Les défenseurs du hidjab justifient le port de ce voile par la liberté de religion. Y voir uniquement le fruit d'un cheminement spirituel, comme l'affirment de plus en plus de musulmanes, c'est faire fi de l'histoire récente. Ce n'est qu'avec la révolution khomeyniste de 1979 en Iran que le voile est devenu une véritable obsession des musulmans intégristes. En Turquie, où la population est musulmane à 99%, le gouvernement considère le hidjab comme un symbole de l'islamisme politique et l'interdit dans les institutions publiques. En France, alors que l'on comptait déjà entre 2,5 et 3 millions de musulmans à la fin des années 1970, ce n'est qu'en 1989 que le premier cas de revendication du port du hidjab à l'école s'est présenté; 1989, c'est l'année où le Front islamique du salut a lancé sa campagne d'interdits en Algérie, appuyé par le Groupe islamique armé.
Dans les années qui ont suivi, de l'Algérie à l'Afghanistan, en passant par l'Arabie et l'Iran, des milliers de femmes ont été battues, fouettées, violées, défigurées au vitriol, égorgées pour avoir exposé trop de cheveux ou trop d'épiderme au goût des milices.
Au début des années 90, on ne voyait aucun hidjab à Montréal même si on y comptait 45 000 musulmans. Le premier cas s'est présenté à l'école en 1994. Qu'est-ce qui a changé entre 1980 et 1990? Ce n'est pas l'islam mais le discours dans les mosquées. On ne peut pas faire fi de cette réalité du seul fait que des croyants voient le hidjab comme une expression de leur foi. Le hidjab est en fait un linceul ensanglanté; l'ignorer ou l'oublier, c'est consacrer le triomphe des intégristes qui ont imposé ce vêtement par le sang.
Au moment où le hidjab est en voie de banalisation, on voit maintenant de plus en plus de niqabs et de burqas à Montréal. Lorsque les premières images provenant d'Afghanistan nous ont montré ces femmes portant leur cage avec elles, la chose était perçue comme le summum de l'horreur. L'horreur fait maintenant partie de notre quotidien, même dans les universités, grâce aux accommodements religieux.
Interdire le port de ces signes dans l'espace public ne serait pas imposer une limite à la liberté de religion, puisque rien dans l'islam ne justifie ce vêtement porté uniquement par 8% ou 10% des musulmanes. Il est pour le moins étonnant que la Cour suprême du Canada y ait vu une obligation religieuse: «Assimiler une obligation religieuse telle que le port du tchador au désir qu'éprouvent certains élèves de porter une casquette témoigne d'un regard réducteur sur la liberté de religion, attitude qui n'est pas compatible avec la Charte canadienne.»
C'est là l'une des nombreuses affirmations très contestables de ce jugement sur le kirpan. Même si le Coran imposait ce voile aux femmes, ce ne serait pas une raison pour l'accepter inconditionnellement. Rappelons que, dans les années 50 au Québec, il était inconvenant pour une femme d'être vue en public la tête découverte; même si cela relevait d'une exhortation des Épîtres de Paul de Tarse, les femmes ont abandonné le port du chapeau.
Le hidjab et la burqa étant des symboles de lutte politico-religieuse, les interdire dans l'espace public enverrait un message clair marquant le seuil à ne pas dépasser. À défaut de telles limites, l'avancée de l'intégrisme continuera de gruger les assises de la démocratie.
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Daniel Baril
L'auteur est anthropologue de formation, journaliste à l'hebdomadaire Forum de l'Université de Montréal et rédacteur en chef de Cité laïque, une publication du Mouvement laïque québécois.

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Anthropologue de formation, ex-rédacteur à l’hebdomadaire Forum de l’Université de Montréal, administrateur au Mouvement laïque québécois et à l’Association humaniste du Québec.

Auteur de Aux sources de l’anthropomorphisme et de l’idée de Dieu et codirecteur des ouvrages collectifs Heureux sans Dieu et Pour une reconnaissance de la laïcité au Québec.





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