Démesure

Quand le journaliste se joint à la démesure qu'il dénonce... en exigeant "le pire" pour justifier la résistance. Incapable de "penser" la dynamique des conflits, on croule facilement dans l'insignifiance!


Fabien Deglise - Tout est dans tout, et parfois plus encore. Les dernières semaines au Québec n’ont pas fait que descendre la colère ambiante dans les rues de Montréal, en mettant au passage à mal les préjugés crasses à l’endroit d’une jeunesse que l’on disait apathique. Que non !
Avec une frustration nourrie autant aux « affaires troubles » du gouvernement qu’à cette perte de confiance dans les élites, les cris, les heurts, les coups de cuillère sur le cul des casseroles ont aussi depuis près de trois mois donné du corps à un autre phénomène : la démesure, dont les signes extérieurs de dérive, après avoir été plutôt amusants, finissent à la longue par devenir terriblement gênants.
Chaque jour vient avec son lot de dérapages, et surtout d’emportements discursifs qui visent à transformer un malaise social en douleur insoutenable, une lutte contre une hausse en résistance contre un régime totalitaire, cette lutte en acte terroriste ou en « projet communiste », et ce, au mépris souvent des règles élémentaires du bon sens et des peuples qui réellement ont vécu ou vivent des douleurs insoutenables dans des régimes totalitaires ou communistes.
C’est ce qui s’est passé une énième fois vendredi soir dernier à Montréal alors qu’en marge du Grand Prix de Formule 1 une manifestation a pris forme dans les rues de Montréal en soutien au peuple de Bahreïn, cette monarchie islamique hautement répressive baignant dans le Golfe persique.
L’association n’était pas anodine. L’an dernier, d’importantes tensions sociales au pays du roi Hamed ben Issa ont eu raison du Grand Prix qui se tient annuellement sur ce territoire. Sous les coups de feu de la police, l’événement y a été annulé et, depuis, plusieurs pilotes se demandent même s’il est encore de bon ton de faire tourner leur machine sur un circuit posé sur un bout de terre méridional où les droits fondamentaux de l’homme - et de la femme - ont depuis longtemps été jetés à l’eau.
Le temps d’une marche, des manifestants, rêvant de voir le joujou montréalais de Bernie Ecclestone prendre le même chemin pour punir les puissants, ont donc décidé d’unir le destin et la douleur des deux états - Bahreïn et Québec, même combat ! - sans sourciller et surtout sans avoir plongé un instant dans le rapport 2012 d’Amnesty International pour prendre conscience de l’incongruité de la comparaison.
À Bahreïn l’an dernier, la crise sociale et politique en cours a entraîné la mort de 47 personnes, dont « 5 détenus morts des suites de torture », peut-on lire. Amnesty évoque aussi des licenciements de protestataires, des peines de mort, des procès inéquitables d’opposants au régime traduits devant des tribunaux militaires et condamnés à des peines de prison à perpétuité pour délit d’opinion… On répète : torture, licenciement, perpétuité. Bref toutes ces choses qui caractérisent l’insoutenable d’une dictature et que le Québec de 2012, avec son état de droit, ses programmes d’équité salariale, son réseau d’écoles publiques ouvertes d’esprit, entre autres, est particulièrement loin, même avec beaucoup de mauvaise foi, de partager.
Oui, avec un sourire en coin, il est possible depuis trois mois d’envisager comme de la torture les commentaires haineux, répétés et amplifiés, d’une poignée de commentateurs de la droite radicale à l’endroit des étudiants et des citoyens à qui ils ont (re)donné le goût de la contestation. Même chose pour ces amalgames tout en démesure entre un dépeceur et les étudiants, entre un carré rouge et des actes terroristes, ou encore entre le député de Québec solidaire, Amir Khadir, et un dictateur. En gros. Mais cette « torture » n’est bien sûr pas suffisante pour comparer le corps policier à des SS ou pour justifier que l’on évoque la mémoire de Gandhi ou de Martin Luther King lorsque l’on est député et que l’on se fait arrêter dans une manifestation.
Avec la sincérité et la passion qui le caractérisent, c’est ce qu’a fait ce même M. Khadir la semaine dernière, alimentant du coup cette démesure ambiante en donnant à sa lutte légitime une dimension sociale et politique qui n’a malheureusement pas de commune mesure avec celle des deux modèles convoqués. Les journalistes-citoyens ne font pas mieux en se posant, avec une rhétorique douteuse depuis des semaines en défenseur d’une information libre visant à déjouer la propagande de l’État. À les entendre, leur combat serait d’ailleurs aussi juste que celui du journaliste et militant haïtien Jean Dominique, dit l’agronome, qui a combattu toute sa vie la censure sous les dictatures des Duvalier, dans un pays où parler trop pouvait mettre en danger sa vie et celle de sa famille et où les Tontons Macoutes, cette redoutable milice au service du dictateur, pratiquaient sur l’opposition la torture par le pneu : un opposant, un pneu autour d’un cou, un peu de feu.
Montréal n’est pas Sarajevo, mais la ville - et surtout ses habitants en colère -, en cherchant souvent à s’approcher de ce genre de comparaison, est doucement en train de décrédibiliser sa contestation tout en faisant un peu rire d’elle-même, comme en témoigne cette blague qui court en ce moment pour décrisper les foules tendues : trois animaux, parlent de leurs prochaines vacances. Le premier, un dauphin, annonce, « avec mes nageoires, je vais aller du côté de l’océan ». L’ours dit : « avec mes poils, je crois que je vais aller au pôle Nord » et le crocodile, ajoute : « j’ai une grande gueule, ma femme et mes enfants aussi, on va donc aller à Montréal pour manifester ».
Démesure, démesure…


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