Paris — Les Français se sont réveillés hier en apprenant le décès inattendu de celui qui fut pendant 30 ans l'une des personnalités phares de la politique française et l'un des meilleurs amis du Québec. L'ancien ministre et président de l'Assemblée nationale Philippe Séguin a été terrassé dans la nuit par un infarctus à son domicile. «La France perd l'un de ses plus grands serviteurs et l'une de ses plus belles voix politiques, une voix tonitruante, profonde, toujours féconde, une voix parfois aussi tourmentée», a aussitôt déclaré son ancien camarade, le premier ministre François Fillon. Rarement hommage aura été aussi unanime dans le monde politique français, à droite comme à gauche.
À 66 ans, cet orphelin né à Tunis et fin connaisseur du Québec laisse le souvenir d'une personnalité hors du commun qui n'a jamais craint de déranger les establishments politiques. En retrait de la politique active depuis quelques années, il occupait depuis 2004 la présidence de la Cour des comptes, l'équivalent français du vérificateur général. Libre-penseur dans la plus pure tradition gaulliste, Philippe Séguin n'avait pas craint d'écorcher à plusieurs reprises le gouvernement de Nicolas Sarkozy par des rapports dévastateurs sur l'état des finances publiques.
Qualifié par l'ancien ambassadeur du Canada à Paris, Benoît Bouchard, de «loose cannon» (électron libre) à cause de son appui aux souverainistes québécois, Philippe Séguin a eu un parcours politique atypique. Il avait choisi le parti de De Gaulle plus que celui de la droite et ne craignait pas de se réclamer aussi du socialiste Pierre Mendès France. Personnalité en vue du parti de Jacques Chirac (RPR), en 1981 il ose soutenir le président socialiste François Mitterrand lorsqu'il propose l'abolition de la peine de mort. Au moment du référendum sur le traité de Maastricht, en 1992, il rue dans les brancards, défend la souveraineté de la France et prend la direction du camp du «non» avec Charles Pasqua. Même devenu brièvement chef du RPR, il se tient loin de la langue de bois, ce qui ne manquera pas de lui créer de nombreux ennemis dans son propre camp. Candidat à la mairie de Paris en 2001, il a été battu par le socialiste Bertrand Delanoë. Plusieurs personnalités influentes du gouvernement actuel ont été ses proches: du premier ministre François Fillon au conseiller présidentiel Henri Guaino.
Le «grand jeu»
À l'aube du référendum de 1995, il fut la cheville ouvrière du «grand jeu» de Jacques Parizeau visant la reconnaissance du Québec en cas de victoire du «oui». Après son élection, c'est Séguin qui présenta Parizeau au candidat Jacques Chirac. Le futur président avait alors affirmé que, si le «oui» l'emportait, la France serait «au premier rang de ceux qui diraient au Québec que nous marchons avec lui». Le premier ministre Jean Chrétien avait réagi en ironisant que le «oui» avait autant de chance de gagner que Jacques Chirac d'être président. Quelques semaines plus tard, Chirac était élu. L'année suivante, Séguin réserva au premier ministre Lucien Bouchard un accueil à l'Assemblée nationale digne d'un chef d'État.
Séguin était l'un de ces rares Français qui avaient conscience de l'importance stratégique, non seulement pour le Québec, mais aussi pour la France de son alliance avec le Québec. «L'alliance de la France et du Québec est aujourd'hui une nécessité absolue pour assurer dans le monde tel qu'il se construit la pérennité de leur langue et de leurs valeurs partagées», écrivait-il dans un livre consacré à ce sujet (Plus Français que moi, tu meurs! — VLB).
L'homme parlait avec bonheur de l'année qu'il avait passée à enseigner à Montréal, en 1999. Les étudiants le voyaient parfois à la cafétéria de l'UQAM. Passionné de football, il assistait volontiers aux matchs du Canadien de Montréal. Bob Gainey avait d'ailleurs dirigé l'équipe de hockey d'Épinal, la petite ville de Lorraine dont Philippe Séguin fut le maire pendant 14 ans. À Québec, en 2002, il avait même prononcé une conférence sur Montcalm, dont il fit un petit livre.
Des successeurs?
«Aujourd'hui, la France perd un de ses grands serviteurs, et le Québec, un ami des plus fidèles, a déclaré le premier ministre Jean Charest par voie de communiqué. Non seulement il connaissait et comprenait le Québec, mais surtout, il l'aimait profondément.»
«Philippe Séguin était non seulement un ami du Québec, mais un ami personnel», dit Bernard Landry, de passage à Paris cette semaine. L'ancien premier ministre avait reçu Philippe Séguin à plusieurs reprises dans sa maison de Verchère. Il avait dîné avec lui au Club Saint-Denis de Montréal il y a six mois à peine. «Philippe Séguin avait une grande admiration pour les institutions démocratiques du Québec, dit-il. Il admirait particulièrement l'institution du vérificateur général et notre niveau d'éthique — même si les choses se sont un peu gâtées depuis.» Concernant la souveraineté, il était «devenu un peu plus sceptique après la défaite de 1995, dit Landry. Mais comment le lui reprocher.»
L'ancienne ministre Louise Beaudoin représentera le Parti québécois aux funérailles nationales qui auront lieu aux Invalides lundi en présence de Nicolas Sarkozy. Elle avait rencontré Philippe Séguin à Paris il y a trois semaines, et dit l'avoir trouvé en forme. «Philippe Séguin se demandait bien sûr si l'indépendance du Québec se ferait, mais sur le fond, ses convictions souverainistes n'avaient pas varié d'un iota», dit-elle. Elle demeure convaincue qu'«il aura des successeurs».
Diplômé en histoire et auteur d'une biographie de Napoléon III, Philippe Séguin avait une culture encyclopédique. Il a écrit plusieurs livres qui ne sont pas que des recueils de discours. Dans l'un des derniers (Itinéraire dans la France d'en bas, d'en haut et d'ailleurs — Seuil), il reconnaissait qu'au fond, il n'était «pas de droite». Déplorant «le marais» qu'était devenu son parti, il concluait: «Je sais que le reniement des principes auxquels on croit est le meilleur raccourci vers les victoires électorales. Je n'y consentirai jamais.» Malgré ses défaites successives contre le traité de Maastricht, au RPR et à la mairie de Paris, il disait s'inspirer de Charles de Gaulle qui disait que «c'était de sa faiblesse qu'il tirerait sa force».
Une devise qu'il n'aurait probablement pas hésité à appliquer au Québec.
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé