Intervention d’Henri Pena Ruiz devant la Commission Gérin sur le port de la burqa en France
INTRODUCTION
Le problème qui nous est posé aujourd’hui est celui des dérives communautaristes qui compromettent le creuset français fondé sur la république laïque et sociale. A travers l’inquiétante multiplication des manifestations d’enfermement identitaire et des régressions qu’elles constituent au regard des conquêtes du droit comme de l’émancipation individuelle et collective, c’est sans doute une offensive de nature politique qui se joue.
Pour prendre au sérieux la gravité de ce défi, on rappellera d’abord les principes de l’approche républicaine, puis on analysera le sens des manifestations évoquées, pour enfin suggérer des orientations possibles de l’action à mener.
1. QUELLE NATION ET QUELLE POLITIQUE ? PRINCIPES.
La Révolution Française a refondé l’idée de nation. Il ne s’agit plus d’inclure par le partage obligé de particularismes exclusifs, mais de vivre ensemble, sur la base de principes fondés sur le droit et librement choisis par le peuple souverain. Nation et République vont ainsi de pair : le bien commun à tous, c’est ce qui nous unit par-delà nos différences. Ernest Renan le rappelle. Notre république est une communauté de droit, universaliste, et elle repose sur la volonté de vivre ensemble selon des lois que nous nous donnons à nous-mêmes (le fameux « plébiscite de tous les jours »).
La nation ainsi refondée n’exalte aucune tradition ou culture particulière. Par la séparation laïque de l’Etat et des Églises, elle a même su mettre à distance une tradition qui faisait jadis référence. Une telle patrie est l’objet d’un attachement civique et affectif qui n’a rien d’exclusif, car elle constitue une communauté de droit dont les principes sont universalisables. Ces principes organisent un cadre affranchi de ce qui jadis opposait les hommes : religions, coutumes, traditions, ne sont pas niées, mais elles ne peuvent s’affirmer que dans le respect de la loi commune à tous. La religion n’engage dès lors que les croyants.
La laïcité, en bannissant tout privilège public de la religion ou de l’athéisme, garantit à chacun le libre choix de ses convictions et l’égalité de traitement. En 1905, les crucifix ont regagné les lieux de culte, et la neutralité enfin conquise des lieux emblématiques de la République (mairies, palais de justice, écoles publiques, hôpitaux publics) a rendu visible sa vocation d’accueil universel. Le primat de la loi commune sur tout enfermement particulariste n’est nullement une oppression, mais au contraire une émancipation. Ainsi, par exemple, les traditions discriminatoires, notamment entre les sexes, ne dictent plus la loi.
Promu par la puissance publique, le bien commun recouvre l’égalité des droits et l’autonomie de jugement comme d’action, qui donnent chair et vie à la liberté. L’identité nationale n’a donc plus à se marquer par la valorisation de particularismes. C’est dire qu’elle ne saurait se définir par opposition à d’autres identités. Tout recours à l’opposition national / étranger est en effet suspecte au regard de la dimension universaliste des principes de droit qui fondent la république. La République laïque permet à chacun de choisir son type d’accomplissement personnel dans le respect de la loi commune qui fonde une telle liberté et une telle égalité.
L’internationalisme, disait Jaurès, ramène à la patrie ainsi conçue. Nous sommes aux antipodes du choc des civilisations théorisé par Samuel Huntington, ou de la guerre des Dieux évoquée par Max Weber. Les conquêtes de l’esprit de liberté, d’égalité, et de fraternité peuvent unir les populations en les émancipant, alors que la réactivation de traditions particulières mutuellement exclusives tend à les séparer et les opposer.
Aujourd’hui, en une époque de migrations croissantes, un tel universalisme est essentiel. La diversité des cultures n’entraîne pas fatalement le conflit, dès lors que le creuset républicain met en jeu des principes de droit, vecteurs politiques de l’intégration. Mais pour que celle-ci soit réussie, il faut à l’évidence que la justice sociale dessine les conditions d’une authentique fraternité.
La mondialisation glacée de l’ultralibéralisme n’y contribue guère, et favorise au contraire des mécanismes sociaux d’exclusion qui semblent démentir les beaux principes de la république. Et les replis communautaristes prolifèrent alors, compensation identitaire illusoire, et supplément d’âme d’un monde sans âme. Ceux qui imputent au modèle républicain de telles dérives se trompent de diagnostic et courent le risque de légitimer une remise en cause de sa fonction émancipatrice.
Il en est de même de ceux qui imprudemment semblent imputer à l’immigration une menace exercée sur l’identité nationale, et ne proposent de contrer les dérives communautaristes qu’en agitant la question de la sécurité. Il serait erroné d’interdire des pratiques aliénantes en alléguant qu’elles seraient incompatibles avec les valeurs de la civilisation occidentale. On peut rappeler que les valeurs en question ne sont pas propres à cette civilisation, où elles furent niées pendant quinze siècles avant d’y être conquises dans le sang et les larmes. Des conquêtes accomplies à rebours de la tradition occidentale, qui inventa les bûchers de l’Inquisition, les guerres de religion, et la notion de peuple déïcide qui causa les malheurs que l’on sait.
Claude Lévi Strauss, dans sa conférence pour l’Unesco intitulée Race et histoire, invitait à se débarrasser de toute posture ethnocentriste. Il condamnerait à n’en pas douter toute logique de choc des civilisations et de guerre des dieux. Il ne faut pas rejeter une pratique parce qu’« elle n’est pas de chez nous », mais parce qu’elle est incompatible avec le droit. Ce n’est donc pas à une culture particulière que les pratiques aliénantes et dégradantes portent atteinte, mais aux droits universels de l’être humain et au type de projet émancipateur qui sous-tend la démocratie et la république.
C’est à partir de ces brefs éléments de philosophie laïque et républicaine qu’il s’agit maintenant d’aborder les problèmes.
2. ANALYSE DE L’ENFERMEMENT COMMUNAUTARISTE.
Déboutés de leur prétention d’investir les écoles et les institutions qui ont part à l’autorité publique, certains extrémistes religieux entendent subvertir la société civile elle-même, et mettre à profit le régime des libertés publiques qui y règne pour y faire consacrer des îlots identitaires d’ampleur croissante, et ce en bafouant des exigences incontournables de la République, comme par exemple l’égalité des sexes et le droit de la personne à s’affirmer dans sa singularité. En présence de cette offensive politique, qui mérite une réponse politique, faut-il intervenir, et si oui comment ? Par une loi, par un travail d’éducation et de persuasion, par des leviers d’émancipation sociaux et idéologiques ? On tentera de répondre à cette question à partir d’une analyse de la réalité.
Le voile intégral n’est pas analysable d’abord comme un simple signe religieux. Il est tout à la fois un instrument et un symbole d’aliénation. Aliénation de la personne singulière à une communauté exclusive qui se retranche de l’ensemble du corps social en entendant imposer sa loi propre contre la loi commune. Et ce, paradoxalement, au nom même de la démocratie que rend possible cette loi commune ! Il est en même temps un instrument de soumission de la femme qu’il dessaisit de sa liberté, de sa visibilité assumée, de son égalité de principe avec l’homme. Aliénée à une tenue qui la cache, la femme ne peut plus exister comme sujet libre, se montrer en sa singularité. Se montrer, ce serait nécessairement provoquer l’homme, comme si c’était à elle d’éviter toute incitation et non à l’homme de savoir tenir et retenir son désir.
Dans Bas les voiles, Chadortt Djavane a clairement analysé la signification sexiste et discriminatoire autant qu’humiliante du voile. « Tu trahis ta communauté » : Fadela Amara, en 2003, rappelait cette accusation menaçante lancée contre les femmes qui montraient leur visage et leur chevelure, voire leurs bras et leurs jambes. Quand le voile est intégral, l’analyse doit se radicaliser. La dissimulation presque totale efface la personne, la réifie, et la réduit à n’être qu’un échantillon anonyme d’une communauté séparée.
Le voile intégral est une négation en acte des principes émancipateurs de la République. Car enfin le citoyen et la citoyenne sont aussi des personnes, et on ne peut transformer ces personnes en une cohorte de fantômes. Une telle dépersonnalisation, curieusement accomplie au nom d’une identité culturelle, ne mérite qu’un nom : celui d’aliénation. Bien des femmes se sont insurgées contre un tel déni d’identité et de liberté, de singularité et d’égalité. On n’y insistera pas davantage, sinon pour dire qu’à l’évidence la République ne saurait consacrer une telle aliénation qui n’avoue pas son nom.
Le prétexte de la tolérance est ici hors sujet, et il se contredirait lui-même, en commençant par accepter l’inacceptable, à savoir la rature de la liberté et de l’égalité des sexes. Invoquer la religion est ici un subterfuge, et d’ailleurs bien des théologiens affirment que la mettre en cause, en l’occurrence, c’est la confondre avec un projet politique étranger à sa nature. On n’entrera pas dans ce débat et on se contentera de juger d’une pratique à l’aune de la seule question qui compte : quel sort réserve-t-elle aux droits fondamentaux de la personne ?
Il est évident que le voile intégral nie la femme dans sa dimension d’être social, publiquement affirmé; il la confine à un espace intime où se jouent le plus souvent des rapports de dépendance personnelle par rapport à l’homme (le mari, le frère, ou le père). Le droit d’être une personne libre, nié en l’occurrence, va pourtant de pair avec celui d’être citoyenne, revendiqué par Olympe de Gouges. La citoyenneté serait abstraite et désincarnée sans la personne qui en est le support. Qui ne voit que ce marquage dépersonnalisant est aussi un véritable exil, une sorte d’exclusion séparatrice propre à priver la personne qui en est victime de toute référence autre que celle de sa communauté d’origine? Comme si l’expérience de l’humanité diverse et universelle avait le sens d’une corruption à éviter ! Cela s’appelle un enfermement, attentatoire à la dignité de la personne humaine.
Le fait que certaines femmes, dit-on sans vraiment le savoir, consentent à leur aliénation ne légitime pas celle-ci. Il ne s’agit certes pas de forcer les femmes à s’émanciper. Mais au moins peut-on faire en sorte que les ressorts de l’aliénation ne soient plus consacrés par la puissance publique. On y reviendra. Quant à ceux qui refusent l’interprétation du voile intégral comme signe et instrument, et se réfugient derrière la pluralité supposée de ses sens, on ne peut admettre cet étrange relativisme qu’ils avancent pour laisser en l’état les ressorts de l’aliénation.
Comprenons-nous bien. Les jugements qui précèdent ne sont pas portés au nom d’une culture contre une autre, d’une nation contre d’autres, mais d’une certaine idée de la liberté d’accomplissement de l’être humain, dont il est permis de penser qu’elle a une portée universelle. Taslima Nasreen, courageuse militante de la laïcité et des droits de la femme au Bengladesh, affirme la validité d’une telle idée dans un contexte culturel pourtant très différent du nôtre.
3. QUE FAIRE ? LES TROIS LEVIERS D’UNE POLITIQUE D’ÉMANCIPATION.
Le problème qui nous est posé dépasse par son ampleur et les signes multiformes de dérives communautaristes la simple question de la burka et du voile intégral. Il met en jeu l’ensemble de la vie sociale et des injustices qui la caractérisent aujourd’hui. C’est pourquoi une mesure trop ciblée et trop particulière serait contre-productive, et sujette à contestation. Il ne s’agit donc pas de constater des effets et de les traiter sans se soucier des causes. Les propositions qui suivent esquissent des pistes et des orientations, sans préjuger des solutions que pourront élaborer les législateurs.
Trois volets complémentaires seront évoqués rapidement.
La loi ne peut pas tout régler. Mais elle peut jouer un rôle nécessaire, même s’il n’est pas suffisant. Ce sera donc le premier levier d’émancipation, de nature politique et juridique, à envisager.
La politique sociale en sera un autre. Il s’agit de transformer les situations de détresse sociale et économique qui incitent au repli communautariste.
Enfin l’Ecole, celle de la formation permanente autant que de la formation initiale, doit jouer pleinement son rôle d’émancipation comme lieu d’apprentissage des droits et de l’autonomie de jugement qui permet de résister aux conditionnements aliénants.
La loi d’abord. Une attention particulière doit être accordée à cette perspective.
Quelle loi, et selon quels attendus ? Question difficile au regard du régime de droit des libertés publiques dans la société civile. La laïcité, ici, ne peut être invoquée comme telle, sinon par l’affirmation du primat de la loi commune à tous sur les lois particulières et toutes les formes d’assujettissement qu’elles s’imposent au nom de la religion, de la coutume, ou de la fidélité aux origines. Quelle loi concevoir ?
Le principe de laïcité a déjà agi : les tenues ostentatoires n’ont pas droit de cité dans les écoles publiques, ni chez les représentants des institutions publiques. Faut-il faire plus, et s’aventurer dans une réglementation visant la société civile ? Oui. Mais il ne faut se tromper ni de motif ni de formulation. On en arrive à un point fondamental. En République, nulle loi ne peut énoncer une exigence qui viserait une catégorie particulière de citoyens. Rousseau fait remarquer qu’une telle loi ne serait plus une véritable loi, c’est-à-dire un acte de la volonté générale, qui comme telle doit pouvoir s’appliquer à tous. Prenons un exemple a contrario. Tenter de donner forme légale à l’imposition de l’étoile jaune redoubla une infamie majeure du nazisme. La loi stigmatisante ainsi promulguée n’était pas une loi, mais une norme imposée par la force et mise en œuvre grâce à la peur, ce qui est le propre du despotisme comme le montre Montesquieu. Elle isolait une catégorie de citoyens et instaurait une discrimination légale. L’institution consacrait ainsi un préjugé raciste, donnant à l’apartheid mental un statut d’apartheid institutionnel.
Aujourd’hui, la discrimination sexiste et le déni d’identité personnelle ne sont pas le fait de l’institution, mais d’une logique communautariste qu’incarnent des êtres humains et que subissent des êtres humains. Au sens courant, la discrimination est le fait de séparer un groupe social des autres en le traitant plus mal. Code pénal Article 225-1 modifié par la Loi n°2006-340 du 23 mars 2006 (art. 13 JORF 24 mars 2006) « Constitue une discrimination toute distinction opérée entre les personnes physiques à raison de leur origine, de leur sexe, de leur situation de famille, de leur grossesse, de leur apparence physique, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur handicap, de leurs caractéristiques génétiques, de leurs moeurs, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leurs opinions politiques, de leurs activités syndicales, de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée…
Constitue également une discrimination toute distinction opérée entre les personnes morales à raison de l’origine, du sexe, de la situation de famille, de l’apparence physique, du patronyme, de l’état de santé, du handicap, des caractéristiques génétiques, des moeurs, de l’orientation sexuelle, de l’âge, des opinions politiques, des activités syndicales, de l’appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée des membres ou de certains membres de ces personnes morales. »
De la même façon que toute conduite discriminatoire de type raciste est tenue pour un délit, toute posture consacrant et réalisant la discrimination ne peut-elle pas être considérée ainsi ? Bref, doit-on s’abstenir d’agir lorsque la discrimination tient à l’intériorisation d’une logique de soumission ? Il est certes difficile de toujours identifier les responsables volontaires de cette logique. Mais à tout le moins l’interdiction légale de toute tenue qui consacrerait cette soumission peut leur ôter une arme décisive.
Fadela Amara, lors des consultations de la Commission Stasi, rappelait l’argumentaire des chefs religieux qui disaient : « Puisque l’école tolère le voile, les femmes n’ont aucune raison de refuser de le porter ». L’optique ici est davantage de dissuasion que de répression. Une loi d’interdiction ne serait pas ad hominem, mais ad rem. Elle ne viserait pas des êtres humains, mais une chose qui tout à la fois réalise et consacre une aliénation. Il faut donc une loi, mais qui se fonde explicitement sur des exigences d’ordre général.
Il ne s’agit pas d’habiller hypocritement la résolution d’un problème particulier, car alors l’intérêt général servirait de paravent. En République, l’intérêt général est essentiel et il est le seul principe de légitimation incontestable des règles communes. Une fois encore, il faut rappeler que la Loi de Mars 2004 proposée par la commission Stasi interdisait toutes les manifestations ostentatoires d’appartenance religieuse, jugées incompatibles avec les exigences de l’Ecole, lieu de culture universelle qui promeut ce qui unit les êtres humains en les élevant à l’autonomie de jugement.
Elle possédait donc une portée générale. Ceux qui contre toute rigueur parlèrent à l’époque de « loi sur le voile » rendirent un bien mauvais service à la République en faisant croire que l’on déguisait alors une stigmatisation particulière en exigence générale. Ils faussèrent le sens du travail accompli et produisirent eux-mêmes la stigmatisation qu’ils eurent le toupet d’imputer ensuite aux membres de la commission Stasi.
Le voile intégral, on l’a vu, constitue simultanément un déni de dignité et de liberté de la femme, et une dépossession de son statut de personne singulière. Or le non-respect de la dignité personnelle est un trouble à l’ordre public.trouble à l’ordre public une atteinte à la dignité humaine. La jurisprudence qui en résulte peut être étudiée aujourd’hui pour le problème du voile intégral, avec bien sûr les précautions d’usage pour une transposition selon l’esprit de la décision du juge. Voici les faits. Sur ce point, il peut être utile de rappeler une affaire qui a abouti à un arrêt du Conseil d’Etat intéressant en ce qu’il considère comme
En France, le maire de la commune de Morsang-sur-Orge décida en 1991 d’interdire un spectacle de lancer de nain en boîte de nuit. La ville d’Aix-en-Provence adopta un arrêté similaire suite à une circulaire du ministre de l’Intérieur Philippe Marchand datée du 27 novembre 1991. Une société et l’un de ses employés, nain, attaquèrent les arrêtés en justice. L’affaire alla jusqu’au Conseil d’État, qui décida qu’une collectivité territoriale pouvait interdire le lancer de nain, car cette activité portait atteinte à la « dignité de la personne humaine » et troublait l’ordre public.
Par sa décision du 27 octobre 1995, le Conseil d’État a donc pour la première fois, explicitement reconnu que le respect de la dignité de la personne humaine est une des composantes de l’ordre public. En l’occurrence, le consentement des principaux intéressés, les nains, à une telle pratique, n’a pas empêché l’interdiction. Le Comité des Droits de l’Homme des Nations Unies a pu décider en 2002 que cette décision n’était pas discriminatoire mais nécessaire au maintien de l’ordre public, avec les mêmes attendus. La sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d’asservissement ou de dégradation avait déjà été élevée au rang de principe à valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel (Décision n° 94-343/344 DC, 27 juillet 1994, p. 100).
Ne peut-on transposer au problème qui nous préoccupe une telle décision ? Il ne m’appartient pas de me substituer au législateur, mais simplement de suggérer des pistes de réflexion. Il va de soi, par ailleurs, que la non dissimulation de l’identité personnelle peut être considérée comme une exigence en nombre de circonstances. Par exemple, dans une salle d’examen l’étudiant ou l’étudiante ne peut se présenter masqué car à tout moment le surveillant de salle doit pouvoir s’assurer de l’identité du candidat. Les photos d’identité elles-mêmes ne sont légales que si la tête est découverte.
La liberté ne peut être celle de la dissimulation radicale, qui trouble l’ordre public en déniant le droit au visage, à la réalité de la personne, à sa responsabilité identifiable. Sans la personne qui le sous-tend, le citoyen est désincarné. Réciproquement, sans la dimension de citoyenneté, la personne risque d’être enfermée dans l’allégeance communautariste qui la retranche du reste des êtres humains et l’assigne à un réseau de dépendances dont on connaît la dimension aliénante.
Il en va donc de la liberté, ici préservée par la dimension émancipatrice de la loi commune, vecteur d’affranchissement par rapport aux servitudes traditionalistes. Toute consécration du masque intégral crée par ailleurs une inégalité entre citoyens (ou citoyennes). D’une part, celles et ceux qui sont identifiables et reconnaissables et d’autres part celles et ceux qui ne le sont pas. Il en va donc aussi de l’égalité, et des devoirs communs à tous les citoyens de la république.
Enfin, qui peut croire que le vivre ensemble fraternel puisse s’accommoder de l’enfermement de certaines personnes clairement incitées à ne pas se mêler aux autres, à s’isoler au nom d’on ne sait trop quelle pureté ? La problématique de la souillure est de sinistre mémoire. Elle sert à dissuader, entre autres, les femmes de s’afficher comme sujets libres, leur corps et leur visage devant être réservés à la personne qui les possèdera comme on possède une chose.
Instrument et symbole d’assujettissement, le masque intégral peut être interdit comme trouble à l’ordre public résidant dans le fait de porter atteinte à la dignité humaine en cachant l’identité personnelle. D’un même mouvement, ce sont donc les valeurs de liberté personnelle et d’égalité qui sous-tendent la visibilité de l’identité personnelle. Mais il faut également se soucier de l’obstacle que le masque intégral peut constituer à terme au vivre ensemble, à la fraternité républicaine, dans la mesure où les personnes sans visage ni possibilité d’être identifiées s’excluent d’elles-mêmes de l’espace civique.
L’argument de ceux qui prétendent qu’on leur ôterait ainsi la liberté de se singulariser est aberrant. C’est exactement le contraire qui est vrai. Car le mimétisme aveugle ou la logique de soumission grégaire qui préside à l’enfermement du voile intégral est tout le contraire d’une authentique singularisation personnelle.
La perspective d’une loi interdisant les tenues qui blessent la dignité de la personne et consacrent une discrimination sexiste est donc à étudier sérieusement, avec le travail de réflexion que requiert la gravité du sujet. La définition soignée des conditions et des circonstances de l’interdiction en jeu doit lui faire jouer un rôle autant que possible émancipateur et préventif, et s’articuler aux deux autres volets d’action proposés ci-dessous.
La politique sociale ensuite.
Il faut agir sur les causes sociales et économiques des replis communautaristes, très manifestes dans les quartiers populaires. L’Etat, notamment, doit étudier les causes d’un taux de chômage bien plus élevé dans la population issue de l’immigration. De même, la déshérence du logement social, des services publics y donne le sentiment d’un abandon qui rend dérisoire le rappel aux principes de l’intégration républicaine. Il ne faut pas s’étonner que tant qu’existent dans la société civile des pratiques de discrimination sociale à l’embauche et au logement, nombre de personnes puissent avoir la tentation de se replier sur des formes de solidarité communautariste plus ou moins régressive.
Le rôle de l’École, de la formation permanente, et de l’éducation populaire, enfin.
A l’école, il faudrait en finir avec le relativisme qui semble encourager la valorisation des cultures traditionnelles en congédiant tout esprit critique sur les pratiques qu’elles consacrent. Il faut rappeler que la culture authentique, dans sa dimension émancipatrice, n’est pas la soumission passive à la tradition, mais sa mise à distance critique au nom d’une exigence de raison et de justice. L’égalité des sexes, l’émancipation laïque de la loi commune, le respect de la personne humaine et de ses droits, peuvent et doivent faire l’objet d’un enseignement raisonné, non dogmatique, dans le cadre d’une promotion active de l’autonomie de jugement et de la culture qui lui donne ses repères. Dans la société civile, cette promotion de la culture et de l’autonomie de jugement doit viser les personnes adultes les plus démunies, et s’attacher à ébranler par le raisonnement les préjugés sexistes et discriminatoires. La lutte pour les droits des femmes doit être encouragée et accompagnée par une reconnaissance plus affirmée de l’action des travailleurs sociaux, qui font souvent un admirable travail d’émancipation et d’intégration.
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Henri Pena Ruiz, philosophe
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