La dernière fois que je suis allé en Tunisie, c'était il y a deux ans. Je m'étais rendu jusqu'à Kairouan, au cœur du pays. Loin de l'animation cosmopolite de Tunis et des plages à touristes de Sfax, Kairouan est une ancienne capitale musulmane dont la Grande Mosquée construite au VIIe siècle est un pur chef-d'œuvre. Ses lignes dépouillées empruntent à tous les styles et intègrent même dans leur structure des colonnes romaines. Plusieurs spécialistes veulent y voir le symbole d'un islam ouvert et tolérant, celui des Malekites qui fit florès dans tout le Maghreb et que d'aucuns opposent à cet autre islam, intégriste celui-là, venu d'Arabie saoudite. On dit en effet du droit malikite, une des quatre écoles de l'islam sunnite, qu'au lieu de s'appuyer sur les hadiths, les propos du prophète, il préférait invoquer la raison et l'opinion personnelle comme base de la jurisprudence.
En 2009, l'Organisation islamique pour l'éducation, les sciences et la culture (ISESCO) basée au Maroc avait désigné Kairouan capitale culturelle. Le geste n'était pas innocent. Il s'agissait de mettre en évidence un islam qui ne soit pas doctrinaire et qui montrait sa capacité de composer avec la modernité.
Mais, c'est en remontant vers Tunis que j'allais déchanter. J'avais naïvement caressé l'ambition d'interroger quelques intellectuels sur l'état actuel de la Tunisie. Malgré des contacts établis depuis Paris, une fois sur place, toutes les voix se sont soudainement tues. Le black-out total. Soit mes interlocuteurs ne répondaient plus au téléphone, ou ils passaient outre mes messages. J'avais oublié cette règle fondamentale: en Tunisie, personne ne parle librement à un journaliste. Certes, la Tunisie n'est pas la Corée du Nord. Mais elle n'en demeure pas moins une des dictatures les plus verrouillées du monde arabe.
Vous aurez compris que la Tunisie est un pays singulier. D'un côté, on y trouve un islam tolérant et ouvert. Rien à voir avec l'Iran ou l'Arabie saoudite. L'économie est prospère et plutôt bien gérée. Les classes moyennes s'y développent. Grâce aux réformes du libérateur Bourguiba, qui a notamment banni la polygamie, les femmes y jouissent d'un statut que leur envient celles des autres pays musulmans. Et pourtant, tout cela est le fait d'un gouvernement, si l'on peut utiliser ce mot pour désigner la clique des amis de Ben Ali, qui maintient une véritable poigne de fer sur toute forme d'opposition. Bref, la Tunisie offre le paradoxe d'un pays qui demeure un exemple de développement et de tolérance, mais où la liberté d'opinion est moins grande qu'en Iran ou en Algérie.
C'est dans ce contexte qu'il faut juger des manifestations qui se sont répandues comme une traînée de poudre avec l'arrivée de la nouvelle année. Certes, les classes moyennes tunisiennes, notamment dans le sud du pays, souhaitent une meilleure répartition de la richesse et des fruits de la croissance. Mais, elles ont surtout besoin d'air et de libertés politiques.
Au contraire, les jeunes Algériens qui manifestaient eux aussi dans les rues en avaient surtout contre la gabegie des classes dirigeantes. Alors que les jeunes diplômés n'ont que le chômage comme perspective, les Algériens se demandent ce que le gouvernement d'Abdelaziz Bouteflika peut bien faire de l'extraordinaire rente pétrolière dont jouit le pays. La corruption est généralisée et les jeunes d'Alger et d'Oran ne rêvent que de s'expatrier. Des journalistes algériens ont recensé plus de 9000 mouvements de protestation en 2010. Même si le calme semble revenu, les problèmes des jeunes Algériens demeurent sans commune mesure avec ceux des jeunes Tunisiens.
Plusieurs craignent même une contagion au Maroc. Déjà touché par des manifestations en 2008 et en 2009, le pays a interdit les marches de soutien aux manifestants tunisiens. Une grande manifestation des ouvriers du textile contre une fermeture d'usine est cependant prévue à Salé, près de Rabat, le 21 janvier.
Comment expliquer le long silence de l'Europe, et notamment de la France, face à ces pays, sinon par la peur de l'islamisme? Cette peur offre aujourd'hui une véritable police d'assurance aux dictateurs maghrébins, qui permet de sceller leur alliance avec les grandes puissances.
Cette peur n'est pourtant pas aussi fondée qu'on le croit. Récemment, de jeunes Algériens ont expulsé de leurs manifestations des leaders islamistes qui tentaient de s'y infiltrer. En Tunisie, les partis islamistes réfugiés à Londres semblent complètement dépassés par les protestations actuelles.
Peu de pays arabes sont plus proches de l'Occident, à la fois géographiquement et culturellement, que l'ancienne terre de saint Augustin. Il ne faudrait pas que demain, lorsque viendra le temps de la reconstruction, les jeunes Tunisiens puissent nous reprocher notre silence. Un silence criminel dans cette région pourtant la plus susceptible de voir triompher un jour un islam moderne, tolérant et démocratique.
De Kairouan à Oran
Certes, la Tunisie n'est pas la Corée du Nord. Mais elle n'en demeure pas moins une des dictatures les plus verrouillées du monde arabe.
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