De John A. Macdonald à Brian Mulroney

L'affaire Mulroney-Schreiber


Essayez d’imaginer l’humiliation de cet homme-là. Un premier ministre conservateur se retrouve devant une commission d’enquête pour une affaire de corruption.

On allègue qu’une compagnie étrangère dans le domaine des transports a versé autour de 300 000 $ au premier ministre et à des membres de son cabinet pour obtenir un faramineux contrat.
C’est un politicien aux réalisations impressionnantes mais sa réputation en prend pour son rhume.
Cette misérable histoire vient entacher l’image de ce bagarreur hors du commun, un homme qui avait dû surmonter plusieurs problèmes, dont un sérieux problème de consommation d’alcool.
Un homme qui confie à des proches qu’il peine à maintenir le niveau de vie auquel il aspire pour sa famille, et qui trouve qu’on le paye chichement pour accomplir les hautes fonctions de premier ministre.
C’était en 1873 et le premier ministre ne s’appelait pas Brian Mulroney, mais John A. Macdonald.
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Cette année-là, un député libéral, Seth Huntington, de Shefford, avait révélé, preuves à l’appui, que les dirigeants de la Compagnie de chemins de fer du Canadien Pacifique avaient versé autour de 300 000 $ à Macdonald, deux ministres importants, George-Étienne Cartier et Hector Langevin, et d’autres conservateurs, dans le but de les aider à se faire réélire en 1872.
En échange de cette « aide », les conservateurs avaient promis au CP de Hugh Allan le contrat de construction d’un chemin de fer jusqu’en Colombie-Britannique. Le gouvernement fédéral avait promis une subvention de 30 millions de dollars et la cession de 20 millions d’hectares de terre à la compagnie qui réaliserait ce projet.
Au scandale de corruption s’ajoutait un scandale de nationalisme économique, puisque les conservateurs avaient promis que ce contrat irait à une société canadienne. Or, on apprenait que derrière le CP de Montréal se cachaient de puissants intérêts financiers américains.
L’affaire, célèbre, fut connue sous le nom de scandale du Canadien Pacifique.
On a évidemment oublié, cependant, que c’est au moyen d’une commission d’enquête que l’affaire s’est conclue. Le premier ministre lui-même fut obligé de témoigner. Ce n’est donc pas à une première que l’on assistera, si jamais M. Mulroney témoigne devant la commission d’enquête promise.
Un peu comme dans l’affaire Mulroney, on avait commencé, au printemps de 1873, par mettre sur pied un comité parlementaire. Mais les députés se sont perdus en débats pour savoir quels pouvoirs il aurait et comment il procéderait. Bref, ce comité n’alla nulle part et, le 14 août 1873, Macdonald mit sur pied une commission royale d’enquête en bonne et due forme.
L’époque avait ses défauts, mais comment ne pas être nostalgique en constatant que la commission, mise sur pied le 14 août, commença ses audiences le 4 septembre, les conclut le 30 septembre après avoir entendu 36 témoins, et remit son rapport le 17 octobre… Deux mois ! Qui dit mieux ?
Le président de la commission d’enquête était le premier doyen de la faculté de droit de McGill, Charles Dewey Day, accompagné de deux autres commissaires, le juge Antoine Polette, de Trois-Rivières, et le juge James Robert Gowan.
On a reproché à Macdonald d’avoir soigneusement choisi ses juges, et en effet Gowan était un proche, Macdonald le nommant au Sénat 10 ans plus tard.
Macdonald, devant la commission d’enquête, rejeta le blâme sur Cartier, contre qui il existait plus de preuves directes – des télégrammes et des reçus. Cartier était mort à l’été 1873.
Là-dessus, du moins, la commission avait l’avantage de travailler avec des preuves matérielles claires des transactions, ce que n’aura pas la commission qui se penchera sur les relations Schreiber-Mulroney…
Mais il ne faisait aucun doute que Macdonald était dans le coup et qu’il avait reçu sa part pour ses fonds d’élection (45 000 $ contre 85 000 $ pour Cartier, des sommes gigantesques pour l’époque).
Macdonald a survécu au dépôt du rapport de la commission, mais il a été battu à la Chambre des communes, le mois suivant.
Cinq ans plus tard, néanmoins, Macdonald et les conservateurs étaient réélus à la tête du gouvernement.
Et, 135 ans plus tard, le scandale du Canadien Pacifique n’est qu’une longue parenthèse dans les biographies officielles de John A. Macdonald, une tache parmi d’autres.
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Dans son journal personnel, qu’il cite dans ses Mémoires, Brian Mulroney écrit, le 10 juin 1991, après s’être recueilli sur le tombeau de Macdonald au centenaire de sa mort : « Comme je réfléchissais aux extraordinaires défis et aux critiques incessantes auxquelles Macdonald a dû faire face, mes propres problèmes m’ont paru en quelque sorte plus agréables. » Est-il encore du même avis ?
Mince consolation ces jours-ci, sans doute, mais peut-être Brian Mulroney, grand admirateur du Sir John, se console-t-il tout de même en se disant que, dans 135 ans, on se souviendra sans doute plus du traité sur le libre-échange, du lac Meech et de ses efforts pour l’Afrique du Sud que de ses transactions avec Karlheinz Schreiber. Et sans doute plus personne ne saura le nom du juge qui présidera à la commission d’enquête, ni même qu’il y en eut une...
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