D’autorité?

9af977fca8fd72ca2237c80a05864e3e

« L’école est ainsi pour l’enfant une occasion de rompre sur certains points avec son milieu familial ou social et de se constituer une ébauche de personnalité propre et de vie privée (...) »


Ce que la loi sur la laïcité de la CAQ va proposer en éducation reste à voir, mais une chose est sûre : elle va susciter de vifs débats.Je reviendrai, le cas échéant, sur le fait qu’on n’obligerait pas les enseignants du privé à respecter l’obligation faite à ceux du public de ne pas porter de signes religieux. Mais pour le moment, je voudrais m’attarder à ceci, que la CAQ, pour justifier cette (possiblement partielle et partiale) interdiction, invoque entre autres le fait que les enseignants sont en position d’autorité.


Il se trouve que cette vaste et complexe question de l’autorité de l’enseignant a beaucoup été discutée et débattue en philosophie de l’éducation. Celle-ci pourrait donc, vous en jugerez, apporter des éclairages susceptibles d’enrichir la conversation démocratique sur ce brûlant sujet.


Un paradoxe et ses possibles solutions


Emmanuel Kant a merveilleusement formulé un des grands paradoxes de l’éducation. Le voici, dans mes mots : l’éducation veut produire un être libre, mais elle ne peut se passer d’autorité.


Laquelle ? Comment la justifier ?


Depuis Rousseau, ses possibles dangers ont souvent été déclinés, notamment dans la tradition progressiste qu’il amorce.


Décrétée difficilement compatible avec l’autonomie la plus grande possible que l’éducation souhaite développer chez l’enfant, l’autorité lui ferait même courir à long terme de graves périls psychologiques : mal utilisée, elle risque en effet de produire des rebelles n’obéissant à aucune autorité, fût-elle légitime ; ou des êtres dociles et soumis, obéissant à toute autorité, fût-elle illégitime. En outre, par elle, une terrible confusion risque de s’installer entre éducation et endoctrinement.


Jean-Jacques Rousseau recommandait pour sa part de la cacher le plus longtemps possible, de faire en sorte que son Émile ne pense jamais être contraint d’obéir à l’arbitraire de la volonté de son précepteur, mais soit persuadé, par exemple, de suivre la nature.


Ingénieuse solution, peut-être, habilement déclinée et illustrée dans ce qui reste un roman, mais cette solution est sans doute impraticable en classe.


Et c’est pourquoi, depuis les contrats pédagogiques jusqu’à diverses formules pédagogiques et autant de formes de démocratie scolaire, le courant progressiste a développé des trésors d’ingéniosité pour concilier autorité et éducation dans la voie ouverte par Rousseau.


Les libéraux et les conservateurs ont quant à eux plutôt tendu à placer cette délicate question sur le terrain à leurs yeux capital du savoir, avançant l’idée que l’enseignant est en autorité parce qu’il est, par le savoir qu’il incarne, une autorité.


Aucun arbitraire, dès lors, dans la mauvaise note attribuée à l’élève pour ce travail de mathématiques : l’enseignant ne fait ici qu’incarner et appliquer les normes internes du savoir qu’il enseigne.


Cette stratégie est lourde de conséquences quand on la reprend sur le terrain éthique et politique et en pensant dans cette double perspective l’école comme institution d’une société démocratique.


C’est Hegel qui l’a le mieux exposée.


L’autorité de et dans l’école


L’école est ici vue comme une institution médiane, médiatrice, entre la sphère de la famille, lieu de relations affectives dans lequel l’enfant est malgré lui plongé, et la sphère de la société civile puis de l’État, lieu des relations contractuelles, abstraites et formalisées de la vie juridique du citoyen.


Une des importantes fonctions éthiques et politiques de l’école est de faire passer l’enfant de l’une à l’autre, en substituant peu à peu aux relations affectives de la famille des relations objectives, en ce sens qu’elles sont jugées selon la conformité ou l’absence de conformité à des règles claires, extérieures aux sujets, et qui sont celles de l’institution.


L’école contribue ainsi à forger une nouvelle subjectivité chez l’enfant, qui préfigure celle de l’adulte citoyen qu’il doit devenir. Mais pour ce faire, elle ne doit pas non plus laisser le monde dans son entièreté y entrer : elle doit être un lieu distinct, celui du savoir, où les enfants découvrent autre chose que ce qu’ils y apportent. Elle contribue ainsi à faire exister le droit de chaque enfant à un avenir ouvert.


L’école est ainsi pour l’enfant une occasion de rompre sur certains points avec son milieu familial ou social et de se constituer une ébauche de personnalité propre et de vie privée, à l’écart et à l’abri tant de la famille que de son milieu et des enseignants — si tant est que ceux-ci restent des personnes en autorité par le fait d’être des autorités.


Je vous laisse décider ce que cela implique, ou laisse entendre, du point de vue des deux (plus, peut-être ?) conceptions de la laïcité — appelons-les, pour faire court, ouverte et inclusive pour l’une, républicaine pour l’autre — à partir desquelles nous allons bientôt débattre de l’interdiction des signes (religieux, mais pas seulement) à l’école, en invoquant entre autres pour cela l’autorité des enseignants.


Je m’en voudrais beaucoup, toutefois, de ne pas rappeler pour finir ce qu’avance Hannah Arendt dans La crise de l’éducation. Cette crise, indique-t-elle, est une crise de l’autorité et de la tradition : car si l’éducation est impossible sans elles, celles-ci ne structurent plus notre monde.


Peut-on changer cela ?


Vaste sujet… J’y reviendrai.









NOUVELLE INFOLETTRE


« Le Courrier des idées »


Recevez chaque fin de semaine nos meilleurs textes d’opinion de la semaine par courriel. Inscrivez-vous, c’est gratuit!













En vous inscrivant, vous acceptez de recevoir les communications du Devoir par courriel. Les envois débuteront la fin de semaine du 19 janvier 2019.





-->