Malaises à l’université

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Rétablir le droit d’expression


Je travaille en ce moment à éditer des conférences prononcées par mon cher Bertrand Russell (1872-1970) en 1950. Il y aborde au passage la question de la conception philosophique et politique que l’on peut se faire de l’individu. Il m’inspire les réflexions qui suivent sur certains aspects à mon sens troublants de l’actualité de l’éducation universitaire.


Individu, justice, collectivité


Dans les idéaux du libéralisme politique et du siècle des Lumières, les individus sont égaux en droits et traités comme tels : c’est là un idéal de justice visant l’universel. Mais on admet aussi que, selon les contextes et les circonstances, on puisse moduler cet idéal.


L’excellence est un de ces cas possibles.


Picasso ou Einstein ne sont pas traités comme les autres artistes ou les autres savants par et dans ces lieux (les musées, les universités) où les valeurs qu’ils incarnent avec excellence, valeurs elles aussi présumées universelles, ont été reconnues et sont prises en compte.


Mais Russell met aussi son auditoire en garde contre une trop large extension de cette idée. On aboutit alors, prévient-il, au culte du héros dont le nazisme venait justement (on est en 1950) de fournir l’exemple.


On peut aussi ne pas tenir compte des différences et ramener l’individu à un rouage d’une machine pareil aux autres dans cet ensemble. Cela, certes, peut se justifier en démocratie, pour un temps, dans un lieu : disons dans l’armée, ou à l’usine.


Mais là aussi, autre mise en garde de Russell, attention à une trop large extension de cette idée. On peut alors finir par traiter l’individu comme on le fait alors en régime communiste. Le danger est alors de nier l’individu au nom de la collectivité, ou du groupe auquel il appartient.


Encore une fois, selon les contextes et les circonstances, cela peut être justifié. Des pratiques de discrimination positive en éducation, adoptées par des démocraties libérales et destinées à corriger de graves injustices passées, sont de cet ordre. Mais on doit alors justifier leur prudente et provisoire mise en place, veiller à ne pas commettre de graves injustices pour en corriger d’autres, et y mettre fin le moment venu.


Cela posé, venons-en à l’actualité.


Équité, diversité, inclusion


L’existence de ces programmes (EDI) peut sans doute se justifier par des arguments invoquant un idéal de justice, le contexte, les circonstances.


Mais leur imposition par l’État devrait éveiller des doutes et des inquiétudes, surtout quand ils sont appliqués dans un lieu, l’université, qui devrait être autant que possible à l’abri des idéologies du moment et régi essentiellement par l’excellence. Cela me semble plus vrai encore en ces heures où la liberté universitaire est menacée. Mais les universités, depuis trop longtemps déjà, hélas, trahissent parfois ce qu’elles devraient être pour des raisons bassement mercantiles.


En ce moment, quand des voix nombreuses s’élèvent contre le fait d’empêcher des étudiants blancs non handicapés de poser leur candidature à une chaire de recherche du Canada, ou à une chaire en histoire réservée à des non-Blancs (on a eu bien d’autres exemples depuis des années), on se trouve devant des cas où on peut raisonnablement craindre que l’individu, et l’excellence qu’il doit incarner, puisse être relégué au second plan.


Liberté universitaire


Si l’excellence (et la vérité, qu’elle présuppose dans le champ du savoir), dans le monde des idées comme dans celui de l’art, est parfois clairement établie (Einstein et Picasso sont des génies…), elle est aussi, en d’autres cas, plus difficile à cerner, notamment sur des questions, des enjeux, des problèmes nouveaux. L’université est un lieu créé pour en débattre et chercher à la trouver.


À l’Université McGill, on vient de nier gravement ce devoir de l’institution en permettant qu’on annule une conférence de l’avocat britannique Robert Wintemute, jugé transphobe.


À l’Université Harvard, on a refusé un poste à Kenneth Roth, qui fut président durant près de 30 ans de Human Rights Watch, en raison de ses positions jugées anti-Israël. L’excellence cède le pas à certaines des idées politiques d’un individu, qui y est réduit.


Voilà des cas où la prétention à l’équité conduit à des injustices, voire à ce qui a des relents, sinon de racisme, du moins de réduction de l’individu à son groupe d’appartenance. Cela devrait nous alerter.


Mais, inspiré par Russell, je m’inquiète aussi de ce qu’il advient de la véritable diversité (et de la recherche de la vérité qu’elle peut favoriser) en ces cas.


Prenez cette récente histoire qui s’est déroulée à la Hamline University (Saint Paul, Minnesota) et qui implique une personne enseignant l’art islamique. Sur une toile perse du XIVe siècle, on voit Mahomet. Après avoir averti ses étudiants de ce qu’elle allait faire, pour permettre à qui le désire de ne pas le voir, la personne en question montre cette oeuvre dans un cours en ligne. Des plaintes sont faites à la direction… qui relève cette personne de ses fonctions.


Mais quelle idée se fait-on des plaignants alors ? Ils sont tenus pour représentatifs de leur groupe. Mais c’est nier l’individu (bien des musulmans ne pensent pas ainsi) et même des sous-groupes de cette collectivité : tous ceux qui ne s’offusquent pas de voir ces images.


Parmi eux, justement… les musulmans qui ont peint ces images.

 





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