Culture et démocratie

Résumé de l’allocution prononcée par Andrée Ferretti, lors de la réunion mensuelle du mouvement Souveraineté et Démocratie, tenue le 8 mai 2007, sous la présidence de Marc Brière, son fondateur.

Fête nationale 2007 - « À nous le monde ! »


Introduction
La culture et la démocratie sont des phénomènes sociaux considérables qui participent de deux ordres différents. La première est affaire de création et de transmission, la seconde de politique et de Droit. Et les rapports qu’elles entretiennent ne sont pas d’emblée évidents et sont très récents dans l’histoire. De plus, là où ils existent, leurs modes d’établissement et de fonctionnement sont très variés.
Aujourd’hui, culture et démocratie, et c’est là leur lien le plus évident, ont en commun d’être gravement menacées par les processus uniformisant et sans cesse accélérés de la mondialisation de tous les échanges, fondée sur la mondialisation de l’économie qui repose sur le capital financier et la concentration du pouvoir entre les mains de ceux qui le gèrent.
Un bref survol du temps et de l’espace nous permet de voir qu’une culture peut naître et se développer, et même atteindre un haut niveau d’originalité et d’universalité sous n’importe quel régime politique, de la tyrannie à la démocratie, en passant par toutes les formes de l’autocratie, de la monarchie et de la dictature, comme elle le peut dans n’importe quel système économique. La démocratie, d’existence récente, ne peut au contraire, survivre aujourd’hui qu’appuyée sur la force de la culture de chaque nation.
Définitions
Puisqu’aussi bien, la culture, selon la définition qu’en donne Michel Freitag et que je fais entièrement mienne : « c'est la synthèse de toute l'expérience humaine d'une société dans l'intégration et l'harmonisation de ses diverses expressions à travers les médiations d'une langue commune. ». J’ajoute que la culture, c’est le résultat conjoint 1) d’un enracinement dans les traditions et valeurs d’une société, 2) d’une nécessaire rupture d’avec ces traditions et valeurs, et 3) de leur réinvestissement créateur pour les transformer sans faire perdre son identité à cette société. Autrement dit, la culture c’est l’ingestion/digestion des acquis mémorisés à l’aide de supports matériels, acquis qui servent de tremplin à toutes nouvelles créations dans tous les domaines de l’activité humaine, créations qui remodèlent le présent et projettent le futur. Ce qui est l’apanage de toutes les communautés humaines, depuis l’apparition de l’homme sur la terre. Bref, la culture dans son essence n’a rien à voir avec la démocratie. Il ne faut donc pas réduire à la notion moderne de démocratisation de la culture, l’analyse des liens entre culture et démocratie.
Qu’en est-il de la démocratie ? La démocratie moderne, s’entend, celle née vers le milieu du XVIIIe siècle, suite à la révolution industrielle et à la révolution française. Selon les définitions des dictionnaires, c’est le système politique dans lequel la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyens. Dans un tel système, le peuple gouverne directement (démocratie participative) ou par l’intermédiaire du gouvernement qu’il a choisi d’établir (démocratie représentative). Bien que lié au développement de l’industrie et du commerce, on ne peut confondre démocratie et capitalisme. Ce système basé sur la propriété privée des moyens de production et structuré en vue d’une maximisation des profits des propriétaires, a pendant longtemps très bien fonctionné dans les dictatures militaires des pays d’Amérique latine, tout comme il se développe actuellement dans de nombreux régimes politiques autoritaristes, en Arabie saoudite, par exemple. Il n’empêche que le capitalisme reposant sur la liberté du commerce et la liberté des personnes lui est propice, en tant qu’elle assure l’existence d’un marché d’acheteurs et de vendeurs. C’est ainsi que, jusqu’à très récemment, capitalisme et démocratie libérale ont été étroitement liés, l’un constituant le volet économique et l’autre le volet politique d’une même société nationale, chacune exerçant cette démocratie libérale à sa propre manière, créant des modèles de société plus ou moins originaux, précisément parce qu’influencés dans chaque cas par des facteurs historiques, traditionnels et culturels.
Bref phénomène historique. Ce lien est en effet en train de disparaître sous l’effet de la mondialisation et de la marchandisation de toutes les productions humaines avec ses effets de dislocation des sociétés et des cultures nationales.
Sociétés de gestionnaires
Les sociétés capitalistes néo-libérales actuelles sont de moins en moins fondées sur la propriété privée des moyens de production, mais sur leur contrôle exercé conjointement par les gestionnaires de l'État, du marché et du savoir. C'est désormais l'implantation généralisée des technologies de l'information et des communications et le contrôle social strict et permanent de chaque individu qui assure la cohésion sociale.
Nous assistons ainsi à la mise en place de structures propres à l'exercice d'une démocratie de plus en plus restreinte dans laquelle l'ultime pouvoir de décision appartient aux gestionnaires du savoir, c'est-à-dire à ceux qui maîtrisent les sciences et les techniques de manière à contribuer à un développement toujours plus poussé et plus rapide de l'informatique et des télécommunications, puisque ce sont ces technologies qui permettent de prévoir les situations, d'une part, et, d'autre part, de conditionner les mentalités et les comportements. Dans ce système, les conflits qui subsistent entre travailleurs et patrons, entre secteurs privés et secteurs publics, entre intérêts nationaux et intérêts internationaux trouvent de plus en plus rarement leurs solutions au terme d'affrontements ou de négociations entre les parties directement impliquées. Le plus souvent, ils se règlent plutôt par concertation transversale entre les gestionnaires de l'État, du marché et du savoir, et leurs solutions visent toujours à adapter le fonctionnement des sociétés nationales aux besoins prioritaires des marchés.
D'où l'actuelle diffusion dans le monde entier, par les puissances qui contrôlent les télécommunications, d'une prolifération de discours contre l'interventionnisme de l'État dans l'économie nationale et contre le maintien des politiques sociales. La critique négative du rôle des États et la valorisation de l'efficacité de l'entreprise privée, loin d'avoir pour objectif de rétablir le pouvoir capitaliste classique et la reprise des économies nationales, ne visent, au contraire, qu'à lever les obstacles à la performativité internationale des industries « oligopolistiques ». De même, ces discours favorisent l'expression des intérêts particuliers et leur multiplication. Puisqu'il s'agit en effet d'opposer les individus jusqu'à amener chacun à considérer tout autre comme un ennemi potentiel sur le marché de plus en plus restreint du travail et, même, dans certains pays, dans l'appropriation d'un espace vital.
Il en résulte que l’efficacité de ce système repose entièrement sur l'atomisation de la société et sur l'instauration à l'échelle mondiale d'une nouvelle civilisation basée sur une uniformisation générale des modes de vie, des savoirs et des savoir-faire, d’où une diffusion massive des mêmes informations et des mêmes messages, afin de provoquer, partout et en même temps, les mêmes besoins, d'inculquer les mêmes goûts, de développer les mêmes compétences, de répandre les mêmes idées et de promouvoir les mêmes valeurs. Ce que Sloterdijk appelle « le monde synchronisé ». Il s'agit de détruire le potentiel productif de chaque société qui tient à l'originalité de sa culture, à sa manière spécifique d'attribuer utilité et signification aux objets. Il s'agit de pulvériser toutes les différences culturelles afin de transformer les sociétés en consommatrices passives de tout ce qui dérive des innovations technologiques produites par les firmes transnationales. La culture se voit ainsi investie par la nouvelle classe des gestionnaires de deux fonctions primordiales : une fonction économique qui consiste à établir de vastes marchés porteurs des nouvelles technologies, et une fonction politique qui vise à implanter de nouvelles méthodes de contrôle social par la substitution des normes de l'information à celles de la connaissance qui opère une modification substantielle des modes de communication. Avec comme effets majeurs : 1) l’éclatement de toutes les structures d’une communication créatrice de lien social et d’identité collective et leur remplacement par une structure productrice d’individus interchangeables et anonymes ; 2) le remplacement de l’œuvre par le produit culturel, et celui des exigences de la connaissance par les normes de l’information ; 3) la disparition des idéologies structurantes de valeurs communes ; 4) le retour de toutes les formes de fondamentalismes obscurantistes ; 5) l’érosion des structures démocratiques d’exercice du pouvoir.
Résistance
Paradoxalement, la culture, aujourd’hui, c’est la résistance à cette culture des gestionnaires qui ne peut s’accommoder de l’unité entre l’expérience et la conscience, entre le savoir et l’action qui caractérise la connaissance qui, seule, met en circulation des énoncés qui produisent du sens et qui motivent l’action en ce qu’ils correspondent toujours aux traditions propres à une culture, à ce mode spécifique de communication qui permet la participation active, inventive et intégrée des individus à divers modes collectifs de la vie socio-culturelle, puisque aussi bien, il n’y a véritable communication que si, et seulement si, ce qui est dit l’est à partir d’un déjà dit.
La culture, aujourd’hui, c’est la prise de conscience active de l’absolu nécessité de la transmission de la culture, puisqu’en effet le langage précède toujours ceux qui vont l’apprendre. Sa puissance interne est si vaste et si profonde que les philosophes ont vu en lui « la maison de l’être » La culture aujourd’hui, c’est d’être capable de voir pourquoi les langues et les cultures nationales constituent la barrière principale au déferlement de la culture marchande des gestionnaires du capitalisme financier, de ces gestionnaires qui nous disent que nous devons tous faire preuve de plus de mobilité, de moins d’identité.
Ces systèmes symboliques les heurtent parce qu’ils ne se plient pas aux exigences d’uniformisation et d’accélération de l’ordre économique mondial. Pour la classe néo-libérale des capitalistes rapides, l’acquisition d’une langue étrangère est la pire des épreuves. De leur point de vue, les langues naturelles du monde entier constituent les plus grands obstacles à leur domination économique. Selon eux et leurs intérêts, il faudrait que toutes les situations puissent être saisies et exposées dans le langage informatique et formulées en Basic English. À cause des résistances des cultures nationales, les planificateurs de cet ordre économique mondial proposent des programmes d’enseignement positivistes, constructivistes, c.à.d. qui rejettent les sciences humaines en général et les formations littéraires et artistiques en particulier. Ils ont compris qu’il faut des journées entières pour lire Victor-Lévy Beaulieu, et qu’une œuvre comme Don Quichotte de la Manche retient l’intérêt du lecteur pendant quelques semaines. Et que dire de l’apprentissage des fugues de Bach et des sonates de Beethoven.
C’est pour cette raison que la défense des valeurs nationales se répand comme une traînée de poudre à travers le monde occidental. Loin d’être réactionnaire, cette affirmation est devenue le fer de lance de l’exercice de la démocratie. Ce sont désormais des batailles progressistes et libératrices, comme l’a montré la lutte menée en France, sous l’égide des parties de gauche contre l’adhésion à la Constitution européenne.
Il importe plus que jamais, écrit Peter Sloterdjik, « d’être d’un lieu et dans un lieu ». Cette défense du local contre le global n’est pas politique seulement, ni d’abord pour des raisons nationalistes, il est politique dans la mesure où la communauté, la cité, la nation et même des groupes de nations sont les réalisations d’une volonté incarnée sur les lieux et dans les cadres de leur existence afin d’empêcher les « sectes multinationales » (l’expression est de P.S) de s’emparer de l’État, donc de détruire la possibilité même de la démocratie.
La situation spécifique du Québec
En plus de faire face aux défis communs à toutes les nations, face à cette civilisation marchande qui envahit la planète en minant tout sur son passage, nous continuons à subir les contraintes profondes et durables, d’ordre politique, économique et juridique qui, dans les différents cadres constitutionnels canadiens, ont marqué notre destin national d’une constante fragilité, depuis 1760.
Or, dans nos perpétuels va-et-vient entre la résignation et la volonté d’affirmation, c’est la langue française qui nous a enracinés dans une culture qui, toute fragmentée qu’elle soit, nous confère une identité spécifique. Elle demeure aujourd’hui le fondement de notre culture, culture qui seule peut garantir notre existence. Car, au Québec, comme ailleurs, aujourd’hui comme hier, société, langue et culture sont des réalités consubstantielles.
C’est dans ce sens qu’Hubert Aquin écrivait, en 1962, dans La fatigue culturelle du Canada français : « Le Canada français est une culture globale », autrement dit, et il le dit, « une culture nationale » dont « le séparatisme canadien-français n’est qu’une de ses manifestations constituantes » et spécifie-t-il, « sa force de frappe est plus grande que celle de toutes les autres formes d’existence culturelle parce qu’elle contient un germe révolutionnaire qui peut remettre en question l’ordre constitutionnel établi à l’échelle du Canada ». Mais, précisément, c’est parce que ce séparatisme n’est continuellement qu’un germe, que « La culture canadienne-française offre tous les symptômes d’une fatigue extrême ».
Qu’en est-il aujourd’hui? Bien sûr, la culture québécoise a connu un développement considérable, sur tous les plans et dans tous les domaines, depuis le début des années 1960, bien qu’elle vive toujours sous la domination du Canada anglais et subisse l’injustice de ses politiques antidémocratiques, dites « de deux poids, deux mesures ».
L’effet majeur de ce développement de la culture, tant populaire que savante, littéraire et artistique, a été la redéfinition et l’affirmation de l’identité québécoise, si bien que le peuple québécois se prend lui-même de plus en plus comme point de références, les œuvres des prédécesseurs, dans tous les domaines du savoir, de l’art, et de l’entrepreneurship, devenant source d’inspiration et de recréation, accomplissant, ce qu’Aquin disait : « Plus on s’identifie à soi-même, plus on devient communicable, car c’est au fond de soi-même qu’on débouche sur l’expression. »
Il n’en demeure pas moins que nous sommes aussi vulnérables qu’autrefois, comme le démontrent les résultats de l’enquête sur l’état de la culture québécoise menée par messieurs Gérard Bouchard et Alain Roy, publiés récemment dans [La culture québécoise est-elle en crise?->5346] Dans leurs analyses, les auteurs font ressortir toutes les menaces qui pèsent sur elle, dont celles attribuables à la situation mondiale de la culture dans laquelle la nôtre se débat. Ils en montrent également sa fragilité liée à notre situation linguistique et à notre condition de minoritaire.
Bref, notre dépendance nationale pourrait nous entraîner dans un cul de sac définitif, car elle nous prive du moyen de lutte capitale qu’est aujourd’hui l’exercice de la souveraineté nationale pour mener avec les autres nations les luttes nécessaires à la sauvegarde des démocraties occidentales et des cultures spécifiques à chacune.
***
Références principales : Michel Freitag, Transformation de la société et mutation de la culture ; Peter Sloterdijk Le palais de cristal à l’intérieur du capitalisme planétaire ; Andrée Ferretti, « Le plus complexe à venir », in Douze essais sur l’avenir de la langue française au Québec ; Gérard Bouchard et Alain Roy, La culture québécoise est-elle en crise ?

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Andrée Ferretti124 articles

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"Rien de plus farouche en moi que le désir du pays perdu, rien de plus déterminé que ma vocation à le reconquérir. "

Andrée Ferretti née Bertrand (Montréal, 1935 - ) est une femme politique et
une écrivaine québécoise. Née à Montréal dans une famille modeste, elle fut
l'une des premières femmes à adhérer au mouvement souverainiste québécois
en 1958.Vice-présidente du Rassemblement pour l'indépendance nationale, elle
représente la tendance la plus radicale du parti, privilégiant l'agitation sociale
au-dessus de la voie électorale. Démissionnaire du parti suite à une crise
interne, elle fonde le Front de libération populaire (FLP) en mars 1968.Pendant
les années 1970, elle publie plusieurs textes en faveur de l'indépendance dans
Le Devoir et Parti pris tout en poursuivant des études philosophiques. En 1979,
la Société Saint-Jean-Baptiste la désigne patriote de l'année.
Avec Gaston Miron, elle a notamment a écrit un recueil de textes sur
l'indépendance. Elle a aussi publié plusieurs romans chez VLB éditeur et la
maison d'édition Typo.





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