Crise: eux ou nous...

Crise de l'euro


L'Europe a rendez-vous avec l'histoire. La crise financière, arrivée à son point de fusion, a mis à nu les erreurs d'analyse, les fautes politiques, les aveuglements idéologiques commis par les responsables politiques depuis plus de vingt ans et amplifiés depuis l'écroulement du système financier en 2008. Depuis dix-huit mois, toutes les réponses politiques ont été hésitantes, inadaptées, à contre-courant. Les responsables européens peuvent encore reprendre la main. Mais ils n'ont plus beaucoup de temps. S'ils ratent le court créneau qui leur est offert, l'implacable mécanique de destruction ne s'arrêtera plus.
Comprenant que le moment bouscule tous les calendriers et agendas politiques, Nicolas Sarkozy tente de reprendre la main et de faire oublier son bilan. Mais à sa manière : avec des petites manœuvres. En tendant un piège à la gauche avec sa règle d'or, d'un côté. En organisant une nouvelle fois la mise en scène de ses rendez-vous internationaux, de l'autre. Une réunion est donc prévue dès mardi avec Angela Merkel à l'Elysée pour donner l'image, vue déjà maintes fois, d'un couple franco-allemand la main dans la main pour défendre l'euro et l'Europe.
L'objectif de cette rencontre est déjà fixé : il faut rassurer les marchés. Le plat de résistance est la mise en œuvre des décisions arrêtées au sommet du 21 juillet. Les parlements européens sont priés d'accélérer le pas pour adopter dans l'urgence l'ensemble du plan de sauvetage de l'Europe, afin de répondre aux exigences des marchés qui ne raisonnent plus qu'au rythme du clic de la souris d'ordinateur.
Mais les discussions entre le chef d'Etat français et la chancelière allemande devraient aller au-delà. Car le plan du 21 juillet est mort avant d'être né. Le monde financier exige que les responsables européens «l'approfondissent». Nicolas Sarkozy est encore plus ouvert à cette révision depuis l'attaque en règle menée contre les banques françaises cette semaine. La démonstration a été faite par la finance qu'elle peut mener un système jusqu'à l'écroulement. Le chef de l'Etat a compris l'avertissement: il sait que si tout tourne mal, il sera comptable du désastre. Il pourra dire adieu à un nouveau mandat à l'Elysée. Il est donc prêt à pactiser.
Les financiers comptent beaucoup sur lui pour rallier Angela Merkel. Combien de fois la chancelière allemande au cours des deux dernières années n'a-t-elle pas dit non à tout, hésitant, temporisant, avant de céder, au nom de l'Europe? Cette fois-ci, ils parient encore sur la capacité de conviction du président français pour amener la chancelière allemande à résipiscence.
D'une part, le monde de la finance n'a pas admis d'avoir à payer un tribut dans le plan de sauvetage de la Grèce, comme l'exigeait Berlin. Même si leur contribution est minime –les premiers chiffres font apparaître qu'elle risque d'être encore inférieure aux 21% négociés par l'institut de finance internationale, invité directement à la table du conseil européen–, c'est une question de principe. L'Europe a beau avoir écrit que le cas grec était «unique», en d'autres termes que le monde financier ne serait plus jamais mis à contribution, les financiers n'ont pas confiance. Ils aimeraient donc pouvoir revenir sur l'engagement grec. Ou à défaut, obtenir un mécanisme de garantie à 100%.
Assurances tous risques
Et cette assurance tous risques, ils la voient dans le fonds européen de stabilité financière. Le fait que l'Europe ait accepté, lors du sommet de juillet, le principe de venir, en remplacement de la Banque centrale européenne (BCE), au secours des pays attaqués et de racheter sur le marché secondaire les dettes obligataires matraquées par la spéculation est déjà un acquis. Berlin a tenté d'encadrer le processus, en notifiant que ces rachats devraient être faits à l'unanimité des pays et après examen de la BCE.
Ce qui s'est passé ces dernières semaines prouve que cette précaution n'est qu'une dissuasion de papier. Avant même que le fonds ne soit en place, la spéculation s'est déchaînée sur les dettes italienne et espagnole. Dans la panique, la banque centrale a dû accepter de mettre entre parenthèses ses principes, et d'intervenir sur les marchés pour soutenir les obligations espagnoles et italiennes. Mais l'avertissement lâché par le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, est sans ambiguïté : « Les Etats européens doivent prendre leurs responsabilités. » En clair, il est urgent que l'Europe prenne le relais de la banque centrale et renforce son fonds de stabilité pour venir au secours des pays européens en détresse.
Déjà, les analystes financiers commencent à s'inquiéter de la faiblesse des montants du fonds de stabilité : 440 milliards d'euros ne sont pas suffisants, selon eux, pour voler à la rescousse de la zone euro en danger. Sans doute pour rappeler son existence, le transparent président de la commission européenne, José Barroso, s'est empressé d'abonder dans leur sens, en demandant un renforcement du fonds. A sa suite, de nombreux responsables ont commencé à militer pour son augmentation, réclamant de le porter à 2.000 milliards d'euros au moins.
Même si le ministre allemand de l'économie Philipp Rösler, soutenu par les Pays-Bas et la Finlande, s'est empressé de répondre par une fin de non-recevoir, le sujet est désormais sur la table. Et Nicolas Sarkozy va s'efforcer de convaincre Angela Merkel de toute la pertinence de cette mesure. La gauche socialiste lui emboîte le pas sur cette question. Les mots solidarité européenne, sauvetage de l'euro, intégration fiscale, euro-bonds suffisent et ne poussent pas à approfondir le dispositif.
Une telle unanimité devrait poser question. Ne sommes-nous pas dans ce « culte du convenu» que Marc Bloch dénonçait dans L'Etrange Défaite ? « Ainsi s'imagine-t-on, sans doute, entretenir, par un voile pudiquement jeté sur les pires erreurs, la confiance de la nation », écrivait l'historien en 1940.
Car, à y regarder de plus près, le mécanisme tel qu'il a été imaginé il y a un an pour sauver la Grèce est un échec. Les pays européens ont accepté de garantir à l'époque 110 milliards d'euros de dettes pour aider la Grèce à traverser ce qui devait être une difficulté de financement momentanée. Or rien ne s'est déroulé comme prévu. Après avoir obtenu de telles garanties, la dette grecque, qui était en mai 2010 à près de 7%, aurait dû se détendre et retomber vers les 4-5% puisqu'il n'y avait plus de risque réel, selon la théorie des marchés efficients.
Or, c'est l'inverse qui s'est passé. Les rendements sur la dette grecque ont continué à grimper pour atteindre 11% à l'automne, plus de 16% au printemps. Tandis que l'économie grecque sombrait dans la récession – moins 6,9% encore au deuxième trimestre de cette année – sous l'effet des coupes budgétaires et des programmes d'austérité, la dette n'a cessé d'augmenter et le pays s'est retrouvé totalement insolvable. D'où la nécessité d'un deuxième plan de sauvetage qui ne devrait pas plus sauver la Grèce que le premier, les mêmes causes produisant les mêmes effets.
Les finances publiques jouées à la roulette de la spéculation
Loin d'apporter un apaisement dans la zone euro, la création de ce fonds de stabilité a au contraire déchaîné la spéculation. Les banques y ont vu un excellent moyen d'assurer à bon compte une partie de leurs risques passés, au détriment des fonds publics. Après la Grèce, il y a eu l'Irlande puis le Portugal. L'Europe a volé à leur secours. En un an, près de 200 milliards d'euros financés et garantis par les autres pays européens ont été débloqués. Sans apporter le moindre soulagement à la zone euro. Comme pour la Grèce, les rendements obligataires des pays secourus ont monté encore plus après qu'avant les plans de sauvetage. La dette est venue augmenter la dette chez eux, et dans le reste de l'Europe.
Pourquoi cela serait-il différent aujourd'hui? Cela risque même d'être pire car, à l'aide directe aux gouvernements, l'Europe ajoute maintenant des achats directs des dettes en péril sur les marchés secondaires. On comprend l'enthousiasme des acteurs financiers face à cette mesure. Alors que les Etats, trop endettés, ne sont plus en mesure de les aider, que les banques centrales leur refusent désormais des mesures de quantitive easing, c'est-à-dire les rachats de leurs produits toxiques pour les aider à nettoyer leur bilan, l'Europe, seule structure existante sans dette, se propose de prendre le relais, par la mutualisation des dettes et des taux de chaque pays participant.
On comprend aussi leurs injonctions à porter très vite à augmenter le montant du fonds. Car la suite est prévisible et a déjà commencé à être mise en œuvre. Les unes après les autres, les dettes des pays européens vont être jouées à la roulette de la spéculation. Cela sera d'autant plus facile qu'aucune mesure n'a été prévue pour la contrer, notamment sur les CDS, cette bombe à neutrons des dettes souveraines. Et à chaque fois, il sera demandé au fonds d'intervenir : les banques ainsi auront trouvé la structure ad hoc pour se débarrasser de leurs risques et les transférer à la sphère publique. Le fonds risque de devenir une vaste structure de défaisance du système bancaire européen, qui n'a pas été remis en ordre. C'est si vrai que la Banque centrale européenne justifie la crainte de détérioration de son bilan pour ne plus acheter de la dette sur les marchés secondaires.
Les responsables politiques ont-ils compris ce qu'ils étaient en train de mettre en place ? Car en face de la spéculation, ils jouent le bilan de leur Etat, c'est-à-dire, leurs recettes budgétaires, la sécurité sociale, les engagements de retraite, l'ensemble des richesses accumulées, pour le seul profit de la finance. Ainsi, les marchés n'ont pas protesté après l'annonce par François Fillon d'un endettement de 15 milliards supplémentaires liés au plan de sauvetage de la Grèce à la fin de l'année, venant s'ajouter aux 6 milliards déjà débloqués au début de l'année. 21 milliards de plus en quelques mois, il n'y a rien à dire: c'est pour la bonne cause. A l'inverse, la perspective d'un déficit de 40 milliards, dont la moitié imputable à la crise, à l'horizon 2020 de notre système de retraite leur a semblé inadmissible. Ils ont exigé – et obtenu – une réforme immédiate de l'âge de la retraite, porté dans les faits à 67 ans. Il y a définitivement des dettes plus supportables que d'autres.
La lettre de la BCE à l'Italie ne laisse planer aucune ambiguïté sur la suite. Au programme: toujours plus d'austérité, de coupes budgétaires, de diminution de protection sociale. Toutes les garanties et protections du corps social sont condamnables pour un système financier, qui ne cesse d'en exiger davantage pour lui-même.
Ce coup d'Etat de la finance ne semble pas choquer. « Nous allons devoir nous habituer à des règles dictées par la Banque centrale européenne!» a expliqué doctement le président de l'AMF, Jean-Pierre Jouyet, conseiller à ses heures de François Hollande, mercredi sur France Inter.
Risques d'explosion de la zone Euro
Pour beaucoup, ce sont des sacrifices nécessaires pour sauver l'euro et l'Europe, pas indispensables avant la grande fédération européenne. Cela pourrait être au contraire ce qui mène l'Europe à sa perte. Car les mécanismes imaginés sont ingérables financièrement et politiquement. Le financement du fonds de stabilité repose sur la contribution proportionnelle des Etats européens. Si l'Allemagne et la France en sont les principaux contributeurs, à hauteur respectivement de 27,1% et 20,3%, l'Italie et l'Espagne sont censées y contribuer à hauteur de 17,9% et 11,9%. Comment ces deux pays, surendettés et interdits de marchés financiers, pourront-ils apporter leur aide? Les Italiens et les Espagnols, déjà sonnés par la crise, accepteront-ils de faire encore plus d'effort, au nom de l'Europe ?
La charge risque de retomber sur un nombre de plus en plus restreint de pays. Si l'Espagne ou l'Italie viennent à être mises en danger, le reste de l'Europe ne pourra pas suffire à les sauver. « Ensemble, les pays européens sont plus forts », répètent les défenseurs de ce système. Mais à ce stade, compte tenu des défauts liés à la création européenne auxquels il n'a toujours pas été remédié, des mécanismes imaginés, cette association risque au contraire de tourner au désastre. Comme lors de la bataille d'Aboukir, l'enchaînement des navires risque d'entraîner tout le monde par le fond.
Le risque de l'explosion de l'Europe est non nul, au vu de la spirale ascendante de la crise. Les premières contestations en Finlande, aux Pays-Bas, en Allemagne, qualifiées de populistes et d'égoïstes, sont à prendre au sérieux. Pourquoi des populations accepteraient-elles de prendre à leur charge une partie du fardeau, de consentir à une dégradation de leur niveau de vie sans broncher ? Au nom de l'Europe ? Elle a tellement peu tenu ses promesses. On leur avait promis la fin de la spéculation monétaire. Ils découvrent la spéculation sur les dettes souveraines, bien plus dangereuse pour le contrat social. On leur avait juré la stabilité et la prospérité. Ils ont le chômage, la désindustrialisation et l'austérité. Aujourd'hui, ce sont leurs retraites, leurs hôpitaux, leur système de santé, leurs écoles qui sont en jeu.
Dans leur manifeste, les “économistes atterrés” avaient décrit l'enchaînement fatal dans lequel l'Europe se trouve aujourd'hui. Ils avaient aussi donné leurs solutions. Parmi les tout premiers remèdes, ils préconisaient de redessiner la zone euro, afin de lui donner les armes et les outils d'une véritable union monétaire. Ils insistaient notamment pour que la BCE devienne une véritable banque centrale comme dans les autres zones monétaires, et se porte garante en dernier ressort du système et des Etats. Il faut « affranchir les États de la menace des marchés financiers en garantissant le rachat des titres publics par la BCE », insistaient-ils.
Si ce cadre existait, c'en serait fini du chantage du monde financier sur la zone euro. Jamais la Grèce ou le Portugal n'auraient été poussés dans les cordes, puisque la banque centrale européenne se serait portée garante de leur financement en dernier recours. Les agences de notation auraient vu leur pouvoir de nuisance notablement diminué. Même les banques s'y seraient retrouvées en définitive, puisque la valeur des dettes souveraines européennes, qui forment le socle de leur bilan, n'aurait pas été mise en question. Cela aurait permis de stabiliser le système financier européen avant d'exiger sa réforme, alors qu'aujourd'hui, toute réforme est repoussée, par crainte de sa fragilité.
Mais tout cela remet en cause l'indépendance de la BCE, fondement de l'euro, objectent les défenseurs de l'euro. Mais indépendance vis-à-vis de qui ? Certes, la banque centrale n'est pas sous le contrôle des Etats et est même en train de prendre le pas sur eux. Le ministre allemand des finances, Wolfgang Schäuble, s'en est irrité comme l'a rapporté Le Monde. « Bien que la BCE soit indépendante, il serait bien que les gouvernements soient aussi considérés comme tels, a-t-il lancé, au vu de toutes les exigences de l'institution présidée par M. Trichet. » En revanche, la BCE affiche la plus grande compréhension à l'égard du monde financier, au point de devenir le porte-parole de leurs intérêts, comme l'ont montré ses dernières interventions contestant la restructuration de la dette grecque.
L'Allemagne ne voudra jamais accepter un tel changement de statut : elle en avait fait une condition non négociable, au moment de la création de la zone euro, répètent tous les partisans du statu quo. Au point critique où en est arrivée la crise de l'euro, il serait pourtant bienvenu de se reposer la question.
Plutôt que d'essayer de convaincre Angela Merkel d'accélérer le pas, de mettre encore plus d'argent –ce qu'elle refuse à juste titre– dans la défense d'une construction bancale et viciée et dans l'intérêt exclusif de la finance, il serait préférable de la persuader d'entreprendre une remise sur pied de l'édifice européen, en commençant par lui donner une assise stable par la réforme de la BCE.
C'est ce rendez-vous avec l'histoire qu'ont les responsables européens. Ils ont quelques semaines pour dire ce qu'ils choisissent finalement: la finance ou les peuples européens. Eux ou nous ?
Martine Orange

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Martine Orange a commencé sa carrière comme pigiste avant de rejoindre la rubrique économie de Valeurs actuelles en 1984, puis de devenir en 1989 grand reporter à L’Usine nouvelle. En 1995, elle rejoint la rubrique Entreprises du quotidien Le Monde. En juin 2005, elle choisit de quitter Le Monde. Elle rejoint comme rédacteur en chef adjoint le magazine Challenges. En octobre 2006, elle prend les fonctions de rédacteur en chef central du service entreprises du quotidien La Tribune, qu’elle vient de quitter pour suivre l’économie à Mediapart.





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