Conflit de droits : dilemme pour les juges ou simple mécanique juridique ?

Accommodements et Charte des droits


Myriam Jézéquel -
Dans le débat actuel des accommodements raisonnables, des groupes de femmes, par exemple, n’hésitent pas à s’en prendre à
la « complaisance » de la justice à l’égard de la liberté de religion. L’égalité des sexes doit résister, disent-elles, à l’expression
de la liberté de religion lorsque ce droit individuel confronte nos valeurs sociétales. Les juges ont le devoir,
insistent-elles, de ne pas céder au droit des minorités. Ce discours de défense d’un droit sur l’autre ne passe pas
inaperçu au sein de la communauté juridique. À y regarder de plus près, sait-on quel chemin emprunte le juge
au moment de décider du poids des droits en conflit ? À quoi s’évalue la portée d’un droit, sur fond de
quels critères se décide l’équilibre des droits dans la balance des tribunaux ? Révélant notre
objectif d’aller au-delà de la surface des décisions, au fond du problème des
conflits de droits, voire jusqu’aux derniers retranchements de la
conscience juridique, des juges ont accepté de répondre à
nos questions. Deux expertes apportent leurs
propres points de vue et éclairages particuliers sur le sujet.
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Quand y a-t-il « conflit de droits » ?
La tentation est grande d’opposer tous droits d’apparence
conflictuelle. De fait, « les conflits entre droits fondamentaux sont
plutôt rares, et il n’existe pas de critères très définis pour les
harmoniser lorsqu’ils se présentent », affirme Claire L’Heureux-
Dubé, anciennement juge à la Cour suprême du Canada. Pour
constituer un conflit de droits, le conflit doit opposer deux droits
également valides et réellement contradictoires, donc dépasser le
seul niveau d’intérêts en conflit. Les droits contradictoires ne se
limitent pas au conflit entre la liberté de religion et un autre droit.
D’une façon générale, Michel Robert, juge en chef à la Cour
d’appel du Québec distingue trois types de conflits de droits : « le
conflit entre deux droits individuels, le conflit entre les droits
collectifs d’un groupe vis-à-vis les droits d’un autre groupe, le
conflit entre les droits d’un individu versus les droits d’une
communauté. Ce n’est pas de nature à simplifier la tâche des
juges ». Le travail de conciliation des droits est « un exercice
difficile », disent les juges interrogés.
Le choix d’un cadre d’analyse
Les juges s’interdisent de hiérarchiser les droits; leurs décisions
n’établissent aucune échelle de valeurs de principe entre les droits
fondamentaux. Leur attitude est à soupeser les droits opposés dans
le cadre bien établi des chartes. Plusieurs scénarios sont possibles.
Le cadre d’analyse du juge sera différent selon que l’affaire relève
du droit constitutionnel ou administratif. « En droit constitutionnel,
les juges doivent d’abord décider si l’acte en question
rentre dans la définition du droit protégé; ils doivent voir si le
conflit entre les droits existe réellement; et finalement, ils doivent
respecter la règle de la proportionnalité. En appliquant cette règle,
les juges cherchent à restreindre le droit en cause le moindrement
possible. En droit administratif, les juges cherchent à savoir si la
limitation imposée au droit est raisonnable tout en tenant pour
acquis qu’une limitation discriminatoire ne saurait être
raisonnable », explique Juanita Westmoreland-Traore, juge à la
Cour du Québec.
Le jugement Multani illustre cette étape de l’analyse où le tribunal
s’interroge sur la portée et la nature du conflit. Faut-il poser des
limites internes à la portée de la liberté de religion pour des raisons
d’ordre et de sécurité ou mettre en rapport deux droits concurrents,
la liberté de religion et le droit à la sécurité ?
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Les juges s’interdisent de
hiérarchiser les droits;
leurs décisions n’établissent aucune
échelle de valeurs de principe entre
les droits fondamentaux.
Leur attitude est à soupeser
les droits opposés dans le cadre
bien établi des chartes.
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« Parfois, le droit est défini de telle façon qu’il n’y a pas
de conflit avec un autre droit », note Michel Robert.
Mais suivant le deuxième scénario retenu par la Cour
suprême du Canada, l’exercice en est un de conciliation
des droits qui exige la justification d’un droit en vertu
de l’article 1 de la Charte canadienne.
Le poids des valeurs et la balance des inconvénients
« Plusieurs causes ont établi les balises à suivre lorsque
deux droits entrent en conflit, notamment les arrêts
Oakes, Big M Drug Mart, Vriend et dernièrement,
Multani », souligne Juanita Westmoreland-Traore. En
dehors des balises, il n’y a pas de recettes de conciliation
des droits. « Un conflit de droits est un dilemme, répond
Charles Gonthier, anciennement juge à la Cour
suprême du Canada. On ne peut poser de règles ou un
processus comme tel ». En l’absence de méthode
infaillible, les juges développent certaines approches.
L’approche fondée sur des principes privilégie les
valeurs. « On part de valeurs et de principes, du rôle de
la Cour dans l’application de ses principes et des outils
disponibles à la Cour pour accomplir sa tâche. Si la
question en litige se situe au niveau de valeurs, il faut
comprendre les valeurs en jeu et voir comment ces
valeurs doivent se concilier », explique Charles
Gonthier. Toutefois, le sens d’une valeur ou le contenu
d’un droit n’est pas une entreprise abstraite. Ainsi,
parmi « les valeurs fondamentales qui sous-tendent la
société et les principes généraux qui régissent la société
civile », le contexte peut porter à se demander si « la
société est laïque ou non ? La question reste à définir »,
souligne Michel Robert. À discerner les valeurs en jeu
dans une société, le juge doit toujours s’attacher à
répondre à l’intérêt de la société.
Pour Claire L’Heureux-Dubé, « il s’agit plutôt de peser
“l’intérêt de la société”, c’est-à-dire, ce qui est
“raisonnable dans une société libre et démocratique”,
tenant compte du contexte social, des valeurs culturelles
et bien sûr des faits de l’espèce ». Dans d’autres cas,
l’approche pragmatique semble l’emporter dans le
raisonnement des juges. L’analyse s’attache à soupeser
les inconvénients subis par l’une et l’autre parties dans
l’atteinte de leurs droits pour trancher le conflit.
À la lumière des faits, dans la réalité des valeurs
Loin des conflits théoriques, les juges ne disputent pas
des débats de valeurs. « On a rarement un litige qui
évoque toute la gamme des problèmes et niveaux de
problèmes. Le juge a à situer le problème, voir quelle est
la question en litige », explique Charles Gonthier.
Absorbés par le cas d’espèce, ils ne présument pas de la
solution de droit, mais s’en tiennent aux faits, aux
preuves et aux procédures. Au fil des décisions, avec
l’application concrète des règles de droit, « le juge bâtit
de manière empirique… et progressivement le droit
évolue », affirme Michèle Rivet, juge au Tribunal des
droits de la personne. Progressivement, « le juge crée le
droit, interprète la norme et lui donne vie, mais en
fonction du dossier devant lui. Le travail du juge est un
travail modeste ».
La culture du juge et le verdict de sa conscience
Dans le choix des moyens, quelle influence joue la
culture ? Pour Charles Gonthier, c’est au juge à
déterminer si certaines questions en cause se prêtent
davantage à la déduction fondée sur des principes ou
exigent du pouvoir judiciaire une interprétation à l’aune
du tissu social. Mais l’influence de la culture juridique
imprégnerait aussi l’attitude du juge. « Au Québec, dans
une culture civiliste codifiée qui nous vient de l’ancien
droit français et du Code Napoléon, les tribunaux
appliquent les principes généraux à des situations
factuelles alors que le reste du Canada vit une culture
plus d’inspiration Common Law, britannique avec des
influences américaines. C’est un droit essentiellement
pragmatique et fonctionnel qui se développe à partir de
situations factuelles », souligne Michel Robert. En
dernier ressort, les juges s’entendent pour dire que le
juge est « un acteur social », un « produit de la culture »
et un être humain qui fait appel « aux deux facultés qui
guident nos décisions : la raison et la conscience ».
Vers un noyau dur de droits ?
« Jusqu’ici, la Cour suprême s’est refusée à établir une
hiérarchie générale des droits. Mais est-ce qu’on va
toujours adopter cette attitude-là ? C’est difficile à
prévoir », affirme Michel Robert. Michèle Rivet
considère qu’« on pourrait faire preuve d’imagination
dans la définition des droits ». À l’instar de l’ordre
international qui place certains droits au-dessus de tous
les autres, comme le droit à la vie et le droit de ne pas
être torturé, « serait-il possible que dans nos chartes, en
fonction des valeurs incarnées dans la société
canadienne, il y ait un noyau dur de droits
fondamentaux ? », questionne Michèle Rivet. Cette
hiérarchie de droits, ayant dans le noyau dur de ses
droits l’égalité homme/femme, « serait même
souhaitable pour avoir une véritable identité
canadienne », estime la juge.
Pour Charles Gonthier, l’urgence est à rehausser la
fraternité qui exprime ce souci de l’autre. « La liberté et
l’égalité sont deux valeurs qui, dans leur application
absolue, sont contradictoires. La valeur qui les concilie,
c’est la fraternité, et les rend possibles dans leur
application ». Est-on parvenu à un équilibre dans le
souci d’autrui lorsqu’une personne impose sa croyance
sans égard pour autrui ? « La frontière, c’est quand le
droit individuel se transforme en revendication
politique », affirme Michèle Rivet.
Les juges, gardiens de la paix sociale
Adapter le droit à l’évolution de la société est une tâche
délicate. Avec la diversification culturelle de notre
société suivra l’augmentation des conflits de droits.
« Maintenir un niveau de cohésion sociale et de paix
sociale va devenir une tâche primordiale et
extrêmement difficile pour les tribunaux dans les
25 prochaines années », prévoit Michel Robert.
À cette tâche, les juges ont le défi « d’apprivoiser des
approches méthodologiques fondées sur les sciences
sociales ou adaptées aux nouvelles réalités sociales et
interculturelles. Dans une des approches interculturelles,
les juges recherchent une meilleure connaissance
de soi et s’interrogent sur les différences », affirme
Juanita Westmoreland-Traore. Pour Michèle Rivet, le
juge doit assumer un rôle plus créatif dans
l’interprétation des droits.
Société bien ordonnée commence par soimême…
Ce rôle peut-il s’accompagner d’une montée en
puissance des juges ? Une partie de l’opinion publique
pointe du doigt leur largesse d’interprétation de la
liberté de religion comme étant une partie de la crise
actuelle des accommodements à motif religieux. « Il était
sage au départ de donner une portée très large aux
droits. La Cour suprême limite certains droits par le
truchement de l’article 1 avec une grille d’analyse assez
exigeante », estime Michel Robert.
Pearl Éliadis, conseillère juridique en droits de la
personne, analyse cette prise en compte du consensus
social : « Il appartient aux responsables de l’élaboration
des politiques et, finalement, aux juges, d’analyser
quand et comment les valeurs et les principes se
transforment en normes pour ensuite faire partie d’un
cadre juridique. En effet, il me semble que toute
politique réussie doit commencer par les “règles du jeu
de la société” qui sont non seulement les lois dans leur
sens officiel, mais aussi les pratiques, normes et
principes émergents qui, ensemble, forment les assises à
partir desquelles les sociétés s’organisent ». Toutefois, il
y a une limite à refléter les préférences sociales. « Les
préférences discriminatoires de la majorité ne devraient
pas primer sur les droits des minorités ou des
populations vulnérables même si tout le monde (en
pouvoir) est d’accord avec la violation. »
L’expression de la volonté collective
« Bien que la Charte québécoise, dans son préambule,
énonce que les droits fondamentaux soient (par la
Charte) garantis par la volonté collective, il semble que
cette volonté collective ne paraisse pas traduite par
l’ordonnancement de ces droits non plus que par la
conciliation judiciaire qui en est faite. De là l’importance
de ramener sur la place publique le débat sur la volonté
collective mais plus encore, me semble-t-il, sur son mode
d’application par les juges », explique Louise Lalonde,
professeure de droit à l’Université de Sherbrooke.
« L’écart entre le droit et le monde vécu ne pourra se
combler même en peaufinant l’interprétation judiciaire
de ces droits. Il importe de s’assurer d’un consensus
social en matière de droits fondamentaux, ce qui n’est
pas la mission du droit, mais une mission politique dans
l’énonciation même des lois. Puis, revoir les dispositifs
d’application qui pourraient, au niveau du monde vécu,
concilier les droits sous la surveillance procédurale du
judiciaire ».
Équilibre des droits et des pouvoirs
Est-il de la seule responsabilité du juge d’établir
l’équilibre souhaitable entre des droits et valeurs en
conflit ? « Le juge est un des acteurs sociaux. C’est le
dialogue entre les différentes composantes de la société
qui amènera un changement », souligne Michèle Rivet.
« Il est préférable que les parlementaires dûment élus
par la population fassent le premier choix de valeurs et
qu’en second lieu, les tribunaux vérifient si ce choix est
conforme à la constitution », affirme Michel Robert.
Dans le contexte actuel, de l’opinion des juges, il est
impératif de mettre les décisions de justice à la portée de
la compréhension du public. Enfin, il faut savoir qu’en
matière de conciliation des droits, « c’est une quête
éternelle de trouver cet équilibre », conclut Charles
Gonthier.
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