La série de la CBC sur le FLQ

Comment devenir un héros (1)

"October 70"

La télévision de la CBC diffuse ces jours-ci une série consacrée au FLQ. Le Devoir a demandé à l'écrivain Louis Hamelin, passionné de longue date par le souvenir d'Octobre 70, de se pencher sur cette minisérie présentée en anglais seulement afin d'approfondir les questions historiques qui y sont soulevées.
S'il est encore vivant, l'ancien lieutenant-détective Julien Giguère doit être mort de rire. Lui, le contrôleur de la sulfureuse Poupette, devenu le héros d'une série télévisée? De quoi faire oublier les petites mesquineries de la commission Keable... En effet, dans la relecture de la Crise d'octobre que nous sert la CBC depuis quelques semaines, Giguère s'est fait confier le beau rôle: voici le flic droit et honnête à qui on confierait sans hésitation son chien pour une fin de semaine. Le bon cop... Sa protégée, elle, l'agent-source 945-171, s'en tire un peu moins bien, victime autant des libertés prises par le scénariste que du visage d'écolière angélique de Karine Vanasse: impossible de croire à ce personnage composite où se retrouvent mêlés les charmes de Carole Devault (la maîtresse de Jacques Parizeau) et ceux de Louise Verreault (l'amie de Paul Rose). Tandis que, chez Giguère, la couche de maquillage historique passe quasi inaperçue... Mais en conservant, pour les besoins de la série, le vrai nom du policier (affiché dès la première scène en grosses lettres sur la porte vitrée du bureau du boss de l'escouade antiterroriste), les auteurs nous invitent implicitement à comparer leur créature au portrait plus rigoureux que tracent les documents de l'époque. Ou, pour l'exprimer dans la curieuse langue bipolaire qu'utilisent entre eux les personnages québécois de la série: mesdames et messieurs, meet the real Julien Giguère...
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Nous vivons dans un drôle de pays. La culture et la politique y relèvent d'une forme avancée de schizophrénie. Ainsi, comment expliquer que la Crise d'octobre, parfois présentée comme un règlement de comptes entre Québécois de souche (Trudeau, Lalonde et Marchand d'un côté, Lévesque, Claude Ryan et les felquistes de l'autre)*, puisse y inspirer un projet de série dramatique dont le résultat se retrouve aujourd'hui indisponible dans la langue même du petit peuple qui a écopé des mesures de guerre? Proprement incroyable. Il ne faut pas réveiller le chat qui dort, et la direction de la télé d'État n'a probablement voulu prendre aucun risque avec ces images d'enfants jetés en prison. Mais les téléspectateurs de langue anglaise dont le coeur penche à gauche peuvent se rassurer: ils n'ont pas été confinés à des emplois de gendarmes retors et de brutes casquées. Dans October 70 la série comme dans la véritable histoire, ils ont leur représentant au sein des forces révolutionnaires: un dénommé Nigel Hamer, ancien étudiant à McGill. C'est à cause de lui que Giguère va commettre sa première «erreur»...
Le scénario concocté par Peter Mitchell et Wayne Grigsby se réclame en gros de la vérité historique, donc de la version officielle qui, faute de mieux, en tient lieu jusqu'à maintenant. Elle nous montre le sergent McCleery, de la Gendarmerie royale du Canada, retracer, à l'aide du tuyau refilé par Giguère, les ravisseurs de James Cross au moyen d'une enquête effectuée selon les règles de l'art. Ce qu'elle ne nous montre pas, en revanche, ce sont les bévues apparentes et les décisions au mieux douteuses qui caractériseront l'action du lieutenant-détective Giguère cet automne-là, pendant lequel, soyons clairs, entre deux soupers au restaurant avec la divine Poupette, il donne carrément l'impression de regarder passer le train. Ainsi, dès le 6 octobre, un indicateur a livré les noms de cinq ravisseurs possibles, parmi lesquels deux colocataires: Nigel Hamer et Réal Michon. On arrête Michon le lendemain. Hamer est absent. Personne ne se soucie apparemment de le chercher ni de poser la moindre question à son sujet. 23 suspects ont été épinglés. La piste qui conduit à la rue des Récollets se trouve dans ce petit appartement d'étudiants. Et Hamer est déjà fiché comme activiste, mais Giguère, le super-cop, ne croit «tout simplement pas» qu'il puisse être dans le coup. Image héroïque de flic télévisuel oblige, la série de la CBC fait donc l'impasse sur «l'une des plus graves erreurs policières survenues durant la Crise» (Louis Fournier, Histoire d'un mouvement clandestin).
Entrée en scène de Carole Devault, la Poupette des dossiers de police. Dès leur première conversation, elle signale à Giguère qu'un «Anglais de McGill» se trouve parmi les ravisseurs de Cross. Après le départ de ces derniers à Cuba (moins Nigel Hamer, qui s'est entre-temps joint à la cellule Information-Viger et est filé par la police depuis deux bonnes semaines), Poupette révèle à son mentor le nom de l'anglo du FLQ et donne même l'adresse de l'appartement où il se cache. Toujours aucune réaction. Il faudra dix ans pour que, sous la pression médiatique créée par les révélations de la commission Keable, l'anglo du FLQ soit finalement écroué et amené à pondre une édifiante apostasie.
Ce thème du «gendarme qui laisse courir le voleur» n'a pas sa place, on s'en doute bien, dans l'univers manichéen du petit écran. C'est pourquoi le téléspectateur du réseau anglais se voit dénier un rôle d'observateur à l'importante réunion du 15 décembre, au cours de laquelle le lieutenant Giguère, devant un parterre d'officiers de renseignement des trois corps policiers, annonce sa décision de ne coffrer aucun des membres (tous connus, tous sous écoute électronique et filature policière) de la cellule Information-Viger. Pourquoi? «J'ai aucune raison», finira par reconnaître le lieutenant Giguère devant la commission Keable. Comme par hasard, c'est dès le lendemain de cette rencontre que va s'accélérer, avec l'émission du premier communiqué par une cellule bidon, l'instrumentalisation du Front de libération du Québec par les forces de l'ordre.
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En matière de crimes politiques, la meilleure forme de prévention, pour l'État et son bras armé, consiste à les commettre soi-même. Ou, si vous préférez, à les donner en sous-traitance... À l'automne 70, l'utilité sociale de cette terreur felquiste éclate d'évidence aux yeux de la police. Après la mort de Pierre Laporte, confrontés à un déluge d'appels vengeurs, des policiers ont été jusqu'à évoquer l'Épuration pour décrire le climat de dénonciation qui prévalait alors dans la Belle Province. Voici donc un épisode de notre histoire sur lequel la série October 1970, prise dans sa logique du bon et du méchant, va observer un silence des plus commodes: le branchement du terrorisme sur le respirateur artificiel par le duo d'enfer formé par Julien Giguère et Poupette Devault. Le 24 octobre 1971, c'est un communiqué rédigé conjointement par pas moins de huit fausses cellules du FLQ que les médias auront à se mettre sous la dent. De quoi impressionner jusqu'au ministre de la Justice, responsable des budgets de la police...
Une opération typique du tandem Giguère-Poupette, ça ressemble à ceci: le 7 décembre 1971, Devault, en accord avec son contrôleur, embarque quatre vertes recrues du FLQ dans son projet de hold-up. Objectif? Voler les recettes d'un bingo, vous avez bien lu, dans un sous-sol d'église... La police attend bien sûr les jeunes gens sur place, et elle a beau les savoir désarmés et parfaitement inoffensifs, un agent n'en tirera pas moins de six coups de feu bien comptés en direction d'un de ces malheureux garçons qui s'était mis à courir. Le lendemain, grosse publicité dans les journaux. Et n'était-ce pas le but de toute l'affaire?
Les manigances de Julien «good cop» Giguère ont parfois des conséquences plus tragiques. À l'été 1971, il se trouve en possession de preuves pouvant mener à l'arrestation et à la condamnation de Pierre-Louis Bourret. Il choisit de laisser courir le kid, de le laisser courir, en fait, jusqu'au fameux coup de Mascouche, prévu par la police grâce à l'implication directe d'un de ses informateurs et au cours duquel Bourret recevra une balle de .303 dans la tête. Le journaliste et historien du FLQ Louis Fournier juge le comportement de Giguère, dans cette affaire de Mascouche, «inexplicable», mais il ajoute ensuite une phrase qui ressemble à une clef: «La police profite également de son enquête pour effectuer une série de descentes dans les milieux contestataires.» Un coup parti...
Dans un dossier publié en 1990 dans La Presse, le lieutenant Giguère reprenait à son compte, 20 ans après, les pathétiques fariboles de Jean Marchand: 3000 activistes prêts à tout faire sauter... Etc. Tout feu tout flamme, le Giguère. «On était des héros, ajoutait-il. On aurait dû nous élever des monuments.» Radio-Canada s'en est occupé.
* Voir, à ce sujet, l'important article signé par Louis Martin dans le magazine Maclean's en décembre 1975.
Collaborateur du Devoir


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