Chateaubriand et la fragilité des choses humaines

Abbd65cc7fcf5c05d9bfebd19ade5998

« Plus l’héritage auquel on tient est riche, plus on peut se tourner vers lui pour féconder le présent »

Je relis Chateaubriand depuis quelques jours. Ses Mémoires d’Outre-Tombe, en fait. Souvent, très souvent, je les ouvre au hasard, puis je lis quelques dizaines de pages. J’aime Chateaubriand particulièrement pour sa conscience intime de la fragilité des choses humaines. On connait la fin des Mémoires, un passage très célèbre en fait : «on dirait que l’ancien monde finit, et que le nouveau commence. Je vois les reflets d’une aurore dont je ne verrai pas se lever le soleil. Il ne me reste qu’à m’asseoir au bord de ma fosse ; après quoi je descendrai hardiment, le crucifix à la main, dans l’éternité». Une époque cède sa place à l’autre et les hommes qui sont nés dans la première mais appelés à vivre dans la seconde, qui auront connu dans leur vie deux mondes bien différents, ressentiront, pour la plupart, un sentiment de perte. L’univers auxquels ils tiennent se dissipe, ils cherchent à le sauver, et quelquefois, à le faire renaître. Pour un temps, ils peuvent même réussir. On a vu des nations oubliées regagner après des siècles leur indépendance, on a vu des peuples renaître, on a vu des principes désuets ressusciter. Plus l’héritage auquel on tient est riche, plus on peut se tourner vers lui pour féconder le présent, même lorsqu’il semble terriblement asséché.
Mais fondamentalement, les hommes s’agitent, se meuvent, ils espèrent faire de grands exploits ou de grandes oeuvres, et survivre dans la mémoire des générations qui suivront, mais il reste finalement peu de choses, quelques traces, qu’il est pourtant possible de rappeler, et de conserver, sans quoi nous aurons toujours l’impression de repartir à zéro. Je préfère néanmoins les hommes qui luttent pour conserver le monde auquel ils appartiennent que ceux qui relativisent tout et qui renoncent à aimer ce qui mérite de l’être : sa culture, son pays, sa civilisation. Et n’est-ce pas parce que ces réalités sont périssables qu’elles méritent justement qu’on essaie de les faire durer? Elles ne sont pas appelées à l’éternité : cela ne veut pas dire qu’il faille les traiter comme quantité négligeable puisqu’en dernière instance, tout passe, la vie des hommes comme celle des peuples. Je suis de ceux qui ont reçu une culture en héritage et qui ne consentent pas à sa dissolution. Et je me dis qu’à chaque époque, c’est justement parce que les hommes ont lutté pour faire durer ce qui allait un jour périr que l’histoire est justement humaine, qu’on y trouve des actes héroïques, des monuments, des traces, qui ne nous disent pas tout sur leur vie, mais qui nous confirment qu’ils ont cherché à s’ancrer dans l’histoire et pas seulement dans l’actualité. Il ne faut pas toujours s’adapter à la fatalité, d’autant qu’elle n’est souvent qu’une illusion : il faut quelquefois lui résister, parce que la dignité de l’homme l’exige. Derrière de fausses évolutions, on trouve bien des régressions. Et souvent, derrière les appels répétés à la modernité se cache un désir moins noble de masquer philosophiquement une forme d’ingratitude qui pousse au déracinement. Notre époque cherche à anoblir des gestes et des discours qui relèvent parfois d’un esprit de destruction pur et simple. On pourrait parler du fanatisme des déconstructeurs.
Quoi qu’il en soi, j’aimerais citer ce beau passage sur lequel je viens de retomber, qui exemplifie magnifiquement cet état d’esprit : les mondes passent, ils finissent par tomber en ruines en ne laissant pour traces que quelques monuments ou quelques livres, et pourtant, ce peu qui reste n’est pas insignifiant. «Qu’arriva-t-il, il y a dix-huit siècles, à pareille heure et aux mêmes lieux ? Quels hommes ont ici traversé l’ombre de ces obélisques, après que cette ombre eut cessé de tomber sur les sables d’Égypte ? Non seulement l’ancienne Italie n’est plus, mais l’Italie du moyen âge a disparu. Toutefois, la trace de ces deux Italies est encore marquée est encore marquée dans la Ville éternelle : si la Rome moderne montre son Saint-Pierre et ses chefs d’œuvre, la Rome ancienne lui oppose son Panthéon et ses débris ; si l’une fait descendre du Capitole ses consuls, l’autre amène du Vatican ses pontifes. Le Tibre sépare les deux gloires : assises dans la même poussière, Rome païenne s’enfonce de plus en plus dans ses tombeaux, et Rome chrétienne redescend peu à peu dans ses catacombes». (Mémoires d’Outre-Tombe, livre quatorzième, chapitre 7).


Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé