La « Nuit des longs couteaux » des 4-5 novembre 1981 et le coup de force constitutionnel fédéral de 1981-1982*

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Le régime constitutionnel des juges

Par Rodrigue Tremblay, professeur émérite de l’Université de Montréal et ancien ministre


Le 4-5 novembre marque le 40ème anniversaire d’évènements qui ont profondément marqué l’histoire du Québec et sa place dans la fédération canadienne.


Ce fut pendant la nuit des 4-5 novembre 1981, en effet, que des tractations secrètes — lesquelles se tinrent au Château Laurier à Ottawa, entre le gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau (1919-2000) et les premiers ministres des neuf provinces anglophones, mais en l’absence et à l’insu du gouvernement du Québec — menèrent à l’acceptation par ces derniers du projet constitutionnel du Premier ministre canadien du temps.


Fait démocratique important à souligner, le gouvernement canadien n’a tenu aucun référendum pan canadien, ni même une élection référendaire, pour faire approuver par la population souveraine les changements constitutionnels adoptés en 1981, lesquels furent par la suite insérés dans la loi constitutionnelle de 1982, laquelle ne fut jamais signée par le Gouvernement du Québec.


De plus, le projet de P. E. Trudeau ne comprenait pas, comme il l’avait promis lors de la campagne référendaire de 1980, que l’introduction d’une charte des droits et libertés allait tenir compte du « caractère distinct de la société québécoise » et que le gouvernement du Québec avait la responsabilité de protéger et de promouvoir ce caractère distinct, dans le respect des libertés fondamentales.


• Le fil des évènements qui menèrent à l’exclusion du Québec de l’entente constitutionnelle de 1981 et de la loi constitutionnelle de 1982


Le point d’enclenchement du processus de négociations constitutionnelles fut la décision du gouvernement du Québec de tenir un référendum constitutionnel, le 20 mai 1980, afin d’obtenir un ‘mandat de négocier, d’égal à égal, un nouvel accord constitutionnel avec le reste du Canada’, en vertu du droit des peuples à l’autodétermination.


Cependant, un certain nombre d’évènements politiques importants se produisirent au Québec à l’hiver et au printemps de 1980, après le dépôt de la question référendaire, le 20 décembre 1979.


D’une part, les résultats des élections fédérales du 18 février 1980 donnèrent un fort appui électoral à Pierre Elliott Trudeau, quand son parti, le parti libéral du Canada (PLC), obtint 68,2 % des votes au Québec et fit élire des députés dans 74 des 75 circonscriptions québécoises.


D’autre part, le gouvernement fédéral décida de s’impliquer pleinement dans la campagne référendaire québécoise, en tenant des débats à la Chambre des Communes, à compter du 15 avril 1980, sur les propositions du gouvernement québécois.


Ces débats à Ottawa s’étendirent sur deux semaines et permirent au Premier ministre Pierre Elliott Trudeau d’éclipser partiellement Claude Ryan, le chef du « Non ». Il le fit, le 25 avril, dans une lettre ouverte destinée aux Québécois, dans laquelle le premier ministre canadien promettait qu'il ferait tout en son pouvoir « pour réformer la Constitution canadienne » en cas de victoire du « Non », mais sans toutefois préciser le contenu d’une telle réforme.


En effet, M. Trudeau ne précisa pas explicitement si une telle réforme irait dans le sens des neuf recommandations autonomistes pour un ‘fédéralisme renouvelé’ proposées par Claude Ryan, chef du camp du « Non », même si plusieurs crurent que cela allait être le cas. Les propositions du camp du « Non », avaient été explicitées dans le Livre beige que le PLQ avait publié le 9 janvier 1980. Elles avaient été présentées comme une alternative au manifeste du camp du « Oui » intitulé D'égal à égal.


Le Premier ministre canadien Pierre Elliott Trudeau, sans être inscrit à aucun camp, comme la loi québécoise sur les consultations  populaires en faisait l’obligation, est intervenu aussi lors d’un rassemblement important pour le camp du « Non », le 14 mai 1980, en prenant des engagements qui contribuèrent fortement à la défaite du camp du « Oui ».


Il avait dit :


« Si c’est un Non, ce sera interprété comme un mandat de changer la Constitution et de renouveler le fédéralisme. Je prends l’engagement solennel qu’après un Non, nous allons mettre en marche le mécanisme de renouvellement de la Constitution et nous n’arrêterons pas avant que ce soit fait. Je m’adresse solennellement aux Canadiens des autres provinces. Nous mettons notre tête en jeu, nous du Québec, quand nous disons aux Québécois de voter Non ; […] nous n’accepterons pas qu’un Non soit interprété par vous comme une indication que tout va bien, que tout peut rester comme avant. »


En bout de ligne, le 20 mai 1980, le mandat constitutionnel recherché par le gouvernement Lévesque fut rejeté avec un vote “NON“ de 59,56% contre un vote “OUI“ de 40,44%.


• Les conséquences de la défaite référendaire de 1980 pour le gouvernement Lévesque et pour le Québec


Après sa défaite, le gouvernement Lévesque commit un certain nombre d’erreurs stratégiques face à un gouvernement fédéral canadien qui sortait grand gagnant de la lutte référendaire et qui souhaitait procéder à des changements constitutionnels dans les meilleurs délais.


Le gouvernement Lévesque ne démissionna pas. En effet, un gouvernement qui perd un plébiscite se doit normalement de démissionner, car une défaite plébiscitaire est, à certains égards, plus importante qu’une défaite électorale. À la surprise générale, le gouvernement Lévesque n’en fit rien. Il fit comme si une telle défaite était somme toute mineure et il se persuada de pouvoir revenir à la case zéro et demeurer, même sans mandat, le négociateur du Québec face au gouvernement canadien.


Par contre, quand la Cour suprême du Canada, présidé par Bora Laskin (1912-1984), un ami personnel du premier ministre canadien, statua le 28 septembre 1981 que le gouvernement Trudeau n’avait besoin que de l’appui d’un « nombre suffisant » de gouvernements provinciaux pour procéder avec sa réforme constitutionnelle, et non pas de l’unanimité de ces derniers, comme cela avait été le cas auparavant, le gouvernement du Québec se trouva fort désemparé et il fut placé dans une position de grande vulnérabilité.


En effet, la stratégie du gouvernement Lévesque pour faire obstacle aux visées constitutionnelles unilatérales du gouvernement fédéral avait consisté à se joindre à sept autres gouvernements provinciaux anglophones pour former le Groupe des Huit.


Cependant, ce front interprovincial d’opposition était fort fragile et il se trouva sérieusement menacé d’éclatement à la suite de l’interprétation complaisante de la Cour suprême du Canada. En effet, il sautait aux yeux que le gouvernement Trudeau n’avait qu’à acquiescer aux quelques demandes des provinces anglophones pour obtenir leur appui.


Cela fut d’autant plus facile que le Premier ministre Lévesque avait ouvertement accepté, sans avoir consultés au préalable ses collègues, la proposition piège de Pierre Elliott Trudeau de tenir un double référendum pancanadien sur la Charte des droits et libertés et sur une formule d’amendement, une idée qui déplaisait souverainement aux premiers ministres anglophones et qu’ils souhaitaient éviter à tout prix.


L’éclatement du Groupe des Huit se produisit dans la nuit du 4 au 5 novembre 1981… et on en connaît la suite.


Le chef officiel du camp du “NON“, M. Claude Ryan, lors du référendum de 1980, ne fut pas dupe des mensonges de commission et d’omission de Pierre Elliott Trudeau. Voici ce qu’il déclarait au journal Le Devoir, le 30 décembre 1982 :


« Dans l’agression dont le Québec fut victime à Ottawa au début de novembre 1981, l’agresseur, ce fut Pierre Elliott Trudeau… Le fossoyeur du droit de veto du Québec, ce fut en définitive le premier ministre actuel du Canada. — Les justifications que M. Trudeau multiplie à ce sujet sont du pur cabotinage intellectuel, de la démagogie mensongère. »


• Les conséquences pour le peuple québécois et pour la nation canadienne-française du coup de force constitutionnel fédéral de 1981-1982


Trois grandes conséquences pour le peuple québécois et pour la nation canadienne-française ont découlé du coup de force constitutionnel fédéral de 1981-1982.


1- Le Parlement élu du Québec a de facto été placé depuis sous la tutelle arbitraire d’un ‘gouvernement des juges’ non élu et nommé par le seul gouvernement canadien. [N.B. : En Allemagne, par exemple, les membres de la Cour constitutionnelle allemande sont nommés à part égal par le Bundestag (ou le parlement allemand) et par le Bundesrat, (lequel est un conseil des ministres des Länder)].


Dans ce contexte, il est devenu problématique pour le gouvernement du Québec de légiférer en matière de langue, de culture, de laïcité et d’éducation, tous des domaines qui relevaient dans le passé de sa compétence exclusive. L’exemple le plus patent a été la Charte de la langue française, plus connue sous le nom de « Loi 101 », laquelle s’est vue retranchée des pans entiers par les tribunaux fédéraux.


2- L’insertion de l’idéologie politique du multiculturalisme dans la loi constitutionnelle de 1982, (N. B. : Le Canada est le seul pays au monde qui a constitutionnalisée une telle idéologie politique), a justifié l’adoption d’une politique fédérale d’immigration super massive de remplacement de population, en très grande majorité intégrée au Canada anglais. À terme, cette politique est une menace au pouvoir politique relatif et à la survie même de la nation canadienne-française dans son ensemble.


3- La centralisation politique accrue au niveau fédéral canadien tend de facto à faire du foyer majoritaire des francophones en Amérique du nord qu’est le Québec une sorte de colonie intérieure soumise aux diktats politiques du Canada anglais. Il en résulte une entorse majeure à la démocratie.


Conclusion


Les changements constitutionnels sur lesquels il y a eu entente lors de la ‘Nuit des longs couteaux’ des 4-5 novembre 1981, malgré l’opposition formelle du gouvernement québécois, et lesquels furent constitutionnalisés dans la loi constitutionnelle de 1982, ont considérablement réduit la souveraineté du parlement du Québec dans les domaines de ses compétences.


Dans le nouveau contexte constitutionnel canadien imposé au Québec dans l’après-1982, le gouvernement du Québec rencontre de nombreux embûches dans sa mission première de préserver l’avenir du Québec en tant que seule société à majorité francophone en Amérique du nord.


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* Ce texte est en partie inspiré du livre de l’auteur « La régression tranquille du Québec, 1980-2018 », Montréal, Fides, 2018, 344 p.



Rodrigue Tremblay, 2020


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2 commentaires

  • Jean-Claude Pomerleau Répondre

    6 novembre 2021

     


    Après Vigile, La Presse est le seul média de masse à avoir publié ce texte important de M. Tremblay. Cependant, sans suciter l'intérêt de journalistes ou de chroniqeurs :


    « La Nuit des longs couteaux de 1981 et ses conséquences »



  • Jean-Claude Pomerleau Répondre

    2 novembre 2021


    Le piège référendaire tendu par les mandarins fédéraux à Claude Morin (Mes premiers ministres) aurait pu être éviter si on le gouvernement Lévesque avait suivi vos conseils.


    On vit maintenant avec les conséquences désastreuses pour notre nation.


    Un seul ministre avait prévenu la direction du Parti québécois de cette tragédie prévisible dès 1979 et proposé une stratégie pour sortir du piège référendaire : Rodrigue Tremblay (La régression tranquille du Québec, chapitre 3). Ouvrage ignoré des médias et sur lequel l’auteur revient dans cette capsule (à 8 min 4 s et suivantes) :


    Référence : https://www.youtube.com/watch?v=0F1aSNm8jCw&t=2644s


    Cette naïveté face à la « démocratie canadienne » n'a jamais quitté le PQ, mené depuis le début par des utopistes détachés de la dure réalité que suppose le projet souverainiste.


    Un autre a sonné la cloche pour réveiller le mouvement et tenter de le recadrer dans la réalité Gérald Larose (« Si j’étais chef... (sans prétention aucune) », Vigile Québec, 24 décembre 2007) :


    « Congédier le référendisme. Notre rêve n’est pas de tenir un référendum, mais bien de construire un pays. »


    « D’abord une constitution. On la voudra la plus simple possible, rédigée d’une manière ouverte de telle sorte qu’elle puisse migrer dans le Québec souverain en garantissant la continuité du fonctionnement des institutions. »


    « Le français langue de l’État québécois. Le français sera déclaré langue de l’État du Québec. »


    Référence : https://vigile.quebec/articles/si-j-etais-chef-sans-pretention-aucune-au-poste


    Ce texte — qui a eu l’effet de me sortir de l’idéalisme référendaire —, je l’ai commenté dans Le Devoir le 18 janvier 2008 : « Pauline, l'important, c'est Larose… » :


    « Le PQ est à un tournant: ou bien il incarne sa politique dans l'État, ou bien il perd de sa pertinence. C'est là qu'on verra si, pour Pauline, l'important, c'est Larose. »


    Référence: https://www.ledevoir.com/opinion/idees/172217/libre-opinion-pauline-l-important-c-est-larose


    Le plan Larose, mais pas de direction politique au niveau pour diriger ce plan. Et de moins en moins… pour sortir du piège référendaire. Ce qui explique la désaffection de plusieurs péquistes, qui au nom d’un réalisme politique en sont arrivés à partager le constat de François Legault :


    Au lendemain de l’élection d’un gouvernement libéral en 2014 : « Le pays imaginaire nuit à bien des égards au pays réel. Il faut en être conscient. Il faut y réfléchir. »


    Référence : http://app.vigile.quebec/articles/si-j-etais-chef-sans-pretention-aucune-au-poste


    Au bout du parcours Joseph Facal conclu aujourd'hui : « Le PQ en danger de mort ».


    « La première raison est que le PQ traîne comme une croix ses deux terribles défaites référendaires. »


    Référence : https://www.journaldemontreal.com/2021/11/02/le-pq-en-danger-de-mort