Cette arme de domination...

Anglicisation du Québec


Si l’on ne voit dans les langues que des outils de communication, il n’y a pas lieu de recourir à une terminologie guerrière pour les évoquer. Se parler, en effet, c’est le contraire de se combattre. C’est communiquer, se comprendre, s’accorder. Ainsi, les transactions financières ont beau être informatisées, la devise de la City de Londres est toujours, depuis 1801, My word is my bond (« ma parole m’engage »). Mais ce registre de la convivialité, de la diplomatie ou du négoce présuppose une certaine égalité de la capacité de s’exprimer des locuteurs.
Cette situation optimale n’est véritablement atteinte que si chacun d’eux s’exprime dans la même langue maternelle, et qu’il la maîtrise par ailleurs au même niveau. Ou bien lorsque chacun d’eux utilise une même langue tierce avec un niveau de performance équivalent. Ou, mieux encore, quand chacun parle sa langue et comprend celle de l’autre. Le maniement d’une langue n’est donc jamais exempt de phénomènes de domination. On se souvient que George Bernard Shaw, dans sa pièce Pygmalion créée en 1916 — et dont la comédie musicale à succès My Fair Lady est directement inspirée —, met en scène un professeur de phonétique, Henry Higgins, qui a fait le pari — réussi, comme l’intrigue le montrera — de faire passer son élève Eliza Doolittle, jeune fleuriste de Covent Garden à l’épouvantable accent cockney, pour une princesse et même pour une princesse de sang royal. Comment ? En lui enseignant le parler de l’aristocratie, tant il est vrai qu’en Angleterre — comme à Rome, où les aristocrates parlaient le grec, et le vulgum pecus le latin — les barrières de classe épousent celles de la langue : « Il est impossible qu’un Anglais ouvre la bouche sans que d’autres Anglais se mettent à le haïr ou à le mépriser. » Près d’un siècle plus tard, cette boutade de Shaw conserve une bonne part de sa pertinence.
Ce qui est vrai des rapports de domination dans les situations interpersonnelles l’est tout autant, sinon davantage, dans les situations où des langues sont en contact dans un rapport de forces qui ne relève pas forcément de la démographie. Les colonisateurs — fonctionnaires, soldats, colons, commerçants et missionnaires — étaient infiniment moins nombreux que les « indigènes », mais ils étaient porteurs de la puissance économique, militaire et symbolique de la métropole. L’imposition de la langue métropolitaine, au moins dans l’administration, et, partant, son adoption par les couches supérieures — qui maintenaient ainsi leurs distances avec le peuple — en étaient le corollaire naturel.
Quand, des décennies après les indépendances, on voit des magistrats en perruque dans les tribunaux d’anciennes colonies britanniques d’Afrique ou des Caraïbes, ou des parties de cricket ou de polo dans les Etats issus de l’empire des Indes, on mesure le poids symbolique persistant de la « britannité » et, ce qui en est indissociable, de sa langue. Le Commonwealth n’a plus beaucoup d’impact géopolitique, mais il reste un club — institution londonienne par excellence — où les dirigeants des pays qui furent des dominions et des colonies de la Couronne se retrouvent périodiquement et informellement, en parlant anglais.
Mais ne faut-il pas aujourd’hui plutôt parler d’anglo-américain que d’anglais, dans la mesure où la force propulsive de cette langue a surtout pour moteurs Washington, Hollywood, le Pentagone, Coca-Cola, Microsoft et Apple ? A la différence de la colonisation britannique, qui visait essentiellement les esprits des élites « indigènes », l’américanisation, s’appuyant sur des marchés financiers et industriels devenus planétaires — ceux du divertissement en premier lieu —, et la volonté des Etats-Unis de sauvegarder à tout prix leur hégémonie géostratégique ont pour cible les esprits des masses, et cela en utilisant la même langue, d’ailleurs de plus en plus éloignée de l’anglais standard.
Et elles bénéficient en général de l’appui d’autres « élites », notamment de celles de pays développés — dont certains furent autrefois des colonisateurs ! —, et qui, ne craignant pas l’excès de zèle, font assaut de génuflexions et de marques de servitude volontaire. L’anglo-américain, dans les faits, est devenu un vecteur de la mondialisation néolibérale. D’où sa promotion par ses « chiens de garde ».
Revendiquer un monde multipolaire, c’est aussi récuser toute langue unique, et donc encourager le multilinguisme. Le droit de créer et travailler dans sa langue est un des attributs de la souveraineté populaire, notion qui hérisse les dirigeants des transnationales, des institutions financières, ainsi que leurs porte-parole et porte-plumes locaux. La bataille des langues, c’est d’abord la bataille pour toutes les langues, y compris évidemment l’anglais.


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