Capitalisme suicidaire

Crise mondiale — crise financière


La plupart des économistes tombent en syncope lorsque le mot protectionnisme est prononcé. C’est une folie, disent-ils, pour deux raisons : c’est une recette assurée pour provoquer l’appauvrissement de tous, en réduisant les échanges, et le chacun pour soi qu’il implique est porteur des vents mauvais du nationalisme. Le second argument mérite à coup sûr d’être entendu. Mais quid du premier ? La logique sous-jacente est celle-ci. L’économie nous apprend que la spécialisation de chacun pour un type de tâche donné permet d’accroitre la production disponible pour tous. Etendu aux nations, cet argument est celui de l’avantage comparatif, qui, exposé à dessein de façon naïve, peut se décrire ainsi : laissons aux suisses la production des coucous dans laquelle ils excellent, aux français l’élevage des grands crus, et échangeons ensemble les fruits de nos savoirs faire.
Mais cette apologie du doux commerce et de l’approfondissement des génies nationaux correspond-t-elle à la réalité ? Car les progrès des réseaux, le nouveau type de production segmentée qui s’est installé dans la période récente a dissocié l’ancienne solidarité de fait qui existait dans les processus entre savoir faire et production. Avec l’avènement du modèle d’entreprises sans usines, la production est maintenant externalisée, souvent délocalisée. Et le savoir faire, lui aussi, est désormais délocalisable, sinon délocalisé. La liberté de circulation des capitaux, la taille acquise par les entreprises mondialisées, leur permettent bien souvent de développer hors sol l’infrastructure qui cristallise leur excellence concurrentielle. Ainsi, des trois facteurs de production, capital, organisation, et travail, plus aucun n’a de réel enracinement territorial, et lorsque les coûts d’installation et de transaction sont acceptables, il est désormais tout à fait possible de mettre en concurrence toute les nations sur la localisation et le coût de chaque composant, afin de maximiser les retours.
Dans cette logique, l’effet de levier que procure l’avantage comparatif n’appartient plus au capital immatériel, aux externalités, à la géographie propres aux sociétés. Il est privatisé au bénéfice d’une étroite minorité qui l’accapare presqu’entièrement à son profit, lui aussi hors sol, et dispose ainsi d’un avantage absolu sur toute société, soumise à l’incessant chantage au départ. Ainsi, nous sommes aujourd’hui fort éloignés de l’heureux modèle de la « richesse des nations » chère à Adam Smith. Plus encore, cette masse de signes, de créances, extraite des circuits locaux de production et d’échange, virevoltant de façon incessante à travers le monde à la recherche du meilleur rendement pour préserver et amplifier sa valeur, est une contradiction en elle même. Elle doit son existence à la pression croissante exercée sur les sociétés humaines grâce à leur mise en concurrence, mais ne peut conserver sa valeur que tant que celles-ci parviennent à prospérer.
Différemment dit : peut-on raisonnablement espérer vendre longtemps des chaussures de sport à 200 euros en ne distribuant en contrepartie que 2 euros de salaire, qui plus est en Chine ? Si le mot protectionnisme, fait scandale, laissons-le là. Mais faut-il pour autant s’interdire de penser cette nouvelle réalité qui est devenue la nôtre, où l’idée même d’un contrat social implicite, seul gage de la possibilité du vivre ensemble, a été réduite en miette par les avancées de la science, de la maitrise technique - et de la dérégulation - qui ont dissout l’ancienne solidarité de fait qui liait le destin des hommes et les contraignait heureusement à négocier un partage équitable du fruit des efforts de tous ?
Dans le texte que nous publions aujourd’hui, William Pfaff, qui fut longtemps éditorialiste à l’International Herald Tribune, n’emploie pas le mot de protection. Mais l’idée qu’il faille protéger les sociétés des processus de déliaison délétères à l’oeuvre dans la mondialisation sous tend toute sa réflexion.

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La mondialisation de l’économie, initiée par les États-Unis comme un effet de bord des politiques de l’administration Clinton, a depuis lors été largement saluée comme ayant bénéficié à (certaines) des populations pauvres du monde, en les intégrant dans le système capitaliste international. Ce n’est pas réellement ce pourquoi elle avait été conçue.
Elle s’est avérée, comme le dieu Janus, présenter deux visages. Désormais, son autre face est révélée au grand jour. La mondialisation économique a eu aussi pour résultat d’appauvrir (certaines) populations des pays riches.
Le libre marché a pris son essor au 19ème siècle en Grande-Bretagne, durant cette période que les historiens appellent la Grande Transformation. Comme l’a écrit le philosophe Anglais John Gray, dans « False Dawn », un livre prophétique sur les effets destructeurs de la mondialisation paru en 1998, cette transformation a déraciné de leurs attaches économiques locales des marchés qui, depuis l’époque médiévale et auparavant, avaient été liés à des communautés humaines, et avaient évolué au rythme de l’évolution des besoins et des adaptations de ces communautés et de leurs voisinages immédiats.
En raison de leurs origines, ces marchés étaient contraints par la nécessité de maintenir la cohésion sociale. Durant l’époque de l’Angleterre victorienne, pour partie en raison du développement des transports et des communications, ces marchés enracinés dans leur communautés - « intégrés dans la société et soumis à de nombreuses formes de régulation et de modération »- ont été détruits. Ils ont été remplacé par les marchés déréglementés, ne tenant pas compte des besoins sociaux et communautaires, et fonctionnant uniquement selon les règles qui leur convenaient.
En raison des régimes d’échange et d’interaction propres à ces marchés, les prix ne furent plus fixés en fonction de ce que l’agriculteur, l’artisan et la communauté villageoise pouvaient supporter. Le libre marché avait créé une nouvelle économie dans laquelle les prix de toutes les marchandises, y compris le travail - ou, devrait-on écrire, au premier chef le travail- ont été établis ou modifiés sans égard aux effets sur les société locales. Bienvenue dans le monde du capitalisme sauvage et sanglant .
C’est ce capitalisme qui a déclenché les critiques et été analysé par les grands économistes classiques de l’époque des Lumières en Écosse et en Grande Bretagne, généralement lus aujourd’hui (dans les cercles de Washington) principalement dans le but de justifier l’injustice, et en évitant délibérément de tenir compte de la notion de responsabilité sociale qui avait fourni le cadre des travaux d’hommes tels Adam Smith et David Ricardo.
C’est ce capitalisme qui a donné naissance au Manifeste du Parti Communiste dans lequel Marx et Engels ont écrit que « les vieilles industries nationales ont été détruites et le sont encore chaque jour .... cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. »
C’est l’époque qui a donné naissance au socialisme et à toutes sortes de projets de réformes d’inspiration radicale ou religieuse, destinés à réinstaller les valeurs humaines dans la vie économique. Au fil du temps, cette nouvelle version du capitalisme a été civilisée, ou à demi apprivoisée - jusqu’à l’arrivée de la mondialisation.
Avec la mondialisation, la technologie a été une fois de plus âprement mise en oeuvre pour détruire la forme précédente du capitalisme, en perpétuant à nouveau les deux assassinats qui avaient détruit l’économie pré-capitaliste : l’utilisation de la technologie pour développer les marchés suffisamment largement pour parvenir à éliminer les réglementations nationales et internationales, et, deuxièmement, pour réduire une fois encore le travail au statut d’une matière première.
Le travail n’était plus désormais considéré comme un « partenaire » social ou économique, c’est à dire une collaboration humaine, dans l’industrie et les affaires. Le travail est devenu tout simplement un « coût », qui devait être réduit autant que possible, ou éliminé.
Ce comportement a été rationalisé à l’aide de raisonnements contestables. Le premier affirmait qu’un processus progressif avait mis en mouvement, par lequel les bénéfices de la mondialisation « ruisselleraient » vers le bas et ainsi bénéficieraient à l’ensemble du monde du travail.
Une telle position est intenable si le travail est une marchandise pour laquelle n’existe aucune limitation de l’offre - comme cela tend à être le cas aujourd’hui, et qui est une caractéristique spécifique de la la mondialisation. La force dont disposait le monde du travail lorsque l’industrie était contrainte d’embaucher dans un bassin d’emploi limité, à un endroit donné, a été réduite à rien.
En outre, la tendance de la mondialisation est d’exploiter une main d’œuvre jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de marge de survie (la « loi d’airain des salaires » de Ricardo), puis de s’en aller, comme le montre la « rust-belt » américaine.
Le seconde des trois caractéristiques auto destructrices (voire suicidaires) de la mondialisation est cette dynamique interne qui la pousse à se développer par le biais de la division, subdivision, et distribution quasi - universelle de la répartition des risques jusqu’à ce que ce processus se soit disséminé en deçà des barrières derrière lesquelles la discrétion professionnelle est à l’oeuvre. Ce qui signifie que la responsabilité de ces risques n’a plus été assumée, car devenue non réellement identifiable - et c’était là l’objet inconscient ou inavoué de ce processus.
C’est ce qui est advenu dans la finance internationale, où le cadre normal et accepté de la transaction entre le risque et la responsabilité, inhérent au capitalisme, est devenu indéchiffrable. Ni les banques, ni les établissements financiers internationaux, ni les gouvernements - et certainement pas les investisseurs - ne sont capable d’attribuer une valeur à certains titres ou matières premières — de sorte que les échanges économiques s’arrêtent. Nous nous tenons aujourd’hui, sur le bord de cette pente fatale.
La troisième caractéristique suicidaire du capitalisme mondialisé a été la création d’un système fait de cupidité, d’enrichissement et de puissance individuelle qui, en raison de l’internationalisation de l’activité économique, est devenu non seulement déraisonnable, mais dénué de valeur. Il n’y a aucune valeur quantifiable en lui. Tout comme est littéralement irrationnel cet objectif qu’est la recherche de récompenses elles aussi objectivement dénuées de sens qu’espéraient certains de ces capitaines de la finance qui sont désormais sur le chemin de la prison.
Bienvenue, donc, à cette dernière version du capitalisme internationalisé : le version suicidaire. Désormais visible à Washington ainsi que dans plusieurs autres institutions parlementaires, judiciaires, et tribunaux. Quant aux conséquences, nous et nos enfants devront vivre désormais avec.
Publication originale TruthDig, adaptation Contre Info
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Global Capitalism: The Suicide Version


By William Pfaff
Mar 24, 2009
The globalization of the international economy launched by the United States as an accidental policy of the Clinton administration has since been much lauded as benefiting (some of) the poor of the world by drawing them into the international capitalist system. This is not actually what it was designed to do.
It has proved, like the god Janus, to have two aspects. The second face now has been revealed. Economic globalization has, as its second result, impoverished (some of) the rich of the world.
The free market originated in 19th century Britain in what is called by historians the Great Transformation. As the English political philosopher John Gray describes it in “False Dawn,” a prophetic book (in 1998) on the destructive effects of globalization, that transformation tore from their local roots the economic markets that since medieval times and before had been tied to communities, and had evolved through the needs and adaptations of those communities and their immediate neighbors.
Because of their origins, these markets were constrained by the need to maintain social cohesion. In mid-Victorian England, in part because of the development of transportation and communications, these community-rooted markets—“embedded in society and subject to many kinds of regulation and restraint”—were destroyed.
They were replaced by deregulated markets that ignored social and communitarian constraints, and functioned only according to the rules that suited themselves. Because of their inter-communication and interaction, they no longer set prices according to what the farmer, artisan and community could bear. The free market created a new economy in which the prices of all goods, including labor—or, probably one should say, labor above all—were set or changed without regard to the effects upon local society. Welcome to the world of capitalism “red in tooth and claw.”
This was the capitalism that provoked the critiques and analyses of the great classical economists of the Scottish and British Enlightenments, generally read today (in Washington think tanks) chiefly in order to justify injustice, and in deliberate disregard of the social responsibility that was part of the work of such men as Adam Smith and David Ricardo.
This was the capitalism that gave birth to the Communist Manifesto, in which Marx and Engels wrote: “All old-established national industries have been destroyed or are daily being destroyed. ... Everlasting uncertainty and agitation distinguish the bourgeois epoch from all earlier ones.” It provoked socialism and every variety of radical and religious reform meant to restore human values to economic life. Over the years, this version of capitalism was civilized, or half-tamed, until the arrival of globalization.
With globalization, technology once again was eagerly used to destroy existing capitalism by repeating the two crimes of assassination that had destroyed the pre-capitalist economy: the use of technology to expand markets so widely as to destroy existing national and international regulations; and, second, once again making labor a commodity.
Labor was no longer a social or economic “partner” in manufacturing, industry and business, which meant a human collaborator. Labor became simply a “cost,” to be reduced as far as possible, or to be eliminated.
This was rationalized with two contestable euphemisms. The first was that a progressive process had been set in motion by which the profits of globalization would “trickle down” so as to benefit the entire workforce.
This is unimaginable if labor is a commodity of unlimited supply, as it tends to be today—a specific characteristic of globalization. Destroyed was the power that labor had possessed when industry was forced to hire from a given pool of workers in a given location.
In addition, the tendency of globalization is to exploit a given workforce until it no longer has a margin of survival (Ricardo’s “iron law of wages”), and then move on. See Rust Belt industry and trailer-home former towns.
The second of the three self-destroying (indeed suicidal) qualities of globalization has proved to be the inner dynamism driving it to expand by means of the division, subdivision and quasi- universalization of the distribution of risk until this process broke through the barrier of professional dissimulation. This means that the risk has no accountability, because it is effectively unidentifiable—which was the unconscious or unavowed purpose of the process.
This is what has happened in international finance, where the accepted and normal framework of exchange between risk and responsibility, which is inherent in capitalism, has become indecipherable. Neither banks, the international financial institutions nor governments—and certainly not investors—are capable of assigning value to certain tradable paper or commodities, so that economic exchange comes to a halt. Today we stand on the brink of that fatality.
The third suicidal quality of globalized capitalism has been its creation of an organization of greed and individual acquisition of power that, because of the internationalization of the global economic system, has become not only unconscionable but unassessable. There is no assessable value in it. Thus the literally irrational pursuit of objectively meaningless rewards by some of those captains of finance now on the way to jail.
Welcome to the newest version of internationalized capitalism: the suicide version. It now is on display in Washington and other parliamentary and judicial inquiries and tribunals, with consequences that we and our children will now live with.
Visit William Pfaff’s Web site at [www.williampfaff.com->www.williampfaff.com].

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William Pfaff fut longtemps éditorialiste à l’"International Herald Tribune"





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