Le jeune homme, doctorant en sociologie, préparait son coup depuis quelques années. On le voyait, l'entendait et le lisait de plus en plus souvent, sur différentes tribunes, savantes ou populaires, toujours à s'insurger contre un certain progressisme identitaire, contre le virage civique du nationalisme québécois sur la défensive. Intellectuel hyperactif se réclamant de la tradition conservatrice, au sens philosophique du terme, Mathieu Bock-Côté, notamment dans les pages de L'Action nationale, critiquait sans relâche les élites souverainistes qui avaient peur de leur ombre nationale.
L'essai qu'il nous offre, aujourd'hui, relève du coup d'éclat. Brillant, intense et puissamment polémique, La Dénationalisation tranquille, en effet, est un ouvrage qui fera date dans l'histoire du débat sur la question nationale. Virulente charge menée contre un souverainisme dénationalisé et multiculturel, il se veut une invitation pressante à «refaire du souverainisme un nationalisme et du nationalisme un souverainisme».
Depuis 1995, écrit Bock-Côté, «les élites souverainistes sont devenues sensibles à la moindre accusation d'ethnocentrisme dans la définition du "nous" national». En 1996, la direction du PQ refusait de restaurer la Charte de la langue française et qualifiait de «radicaux» ses membres qui plaidaient dans le sens contraire. En 1999, le Bloc québécois rejetait la notion des deux peuples fondateurs, trop ethnique, culturelle et historique à son goût. En 2000, les élites souverainistes participaient à la condamnation nationale d'un des leurs, Yves Michaud, pour des propos «au sujet du vote référendaire des minorités ethniques». L'heure était venue, écrivait l'intellectuel Claude Bariteau dans cette logique, d'en finir avec «l'orientation culturelle du projet souverainiste afin de faire disparaître les derniers irritants qu'elle véhicule eu égard à une conception civique du Québec de demain».
Mais comment, dans ces conditions, justifier la lutte souverainiste, ainsi coupée de sa mémoire et de son histoire nationale? Le Canada ne constitue-t-il pas déjà une telle nation civique? À cette critique, explique Bock-Côté, les élites souverainistes ont répondu par un nouvel argumentaire à saveur sociale et idéologique. L'identité québécoise, ont-elles affirmé, repose sur des valeurs progressistes. En ce sens, «la cohabitation des deux nations n'est plus possible, l'identité nationale progressiste des Québécois entrant en contradiction avec l'identité nationale conservatrice du Canada anglais». Ce souverainisme dénationalisé, remarque Bock-Côté, «aura mis la table du souverainisme marginalisé». Plus encore, il prépare une dépression collective pour la communauté franco-québécoise en la vidant de tout projet.
Comme l'écrit Régis Debray, «pas de projet sans patrimoine commun, et pas de patrimoine commun sans volonté commune». C'est dire, précise Bock-Côté, que «la légitimité démocratique est insuffisante en elle-même et doit d'abord exister en tant que légitimité nationale». Tout projet politique, en d'autres termes, suit la reconnaissance d'une communauté nationale de mémoire et de culture qui lui donne sa cohésion. «Il faut aux hommes, écrit l'essayiste, la conviction d'appartenir à une communauté d'histoire qui leur survivra pour consentir à la décision majoritaire lorsqu'ils n'y souscrivent pas et reconnaître au-delà des divisions sociales un bien commun, un intérêt public [...].» Autrement dit, on ne fait pas une société sur du vide historique et culturel. Sans le relais partagé de la nation, la société se délite dans une sorte de guerre civile de basse intensité, selon les mots du penseur conservateur John O'Sullivan.
Le paradoxe de Gérard Bouchard
Comment, cela étant, créer de la cohésion sociale dans une société pluraliste comme le Québec d'aujourd'hui? C'est là le projet auquel s'est attelé Gérard Bouchard, il y a quelques années, c'est-à-dire, selon Bock-Côté, «préserver la possibilité d'une histoire nationale malgré l'apparition de la société des identités qui cherche à se mettre en récit». Pour ce faire, l'historien a suggéré une sorte de déconstruction de l'histoire nationale canonique visant à la décentrer par rapport à l'héritage canadien-français. Il s'agissait d'«ouvrir le cercle de la nation» pour y faire entrer ceux que la tradition avait laissés en marge. Cette réécriture de l'histoire du Québec, commente Bock-Côté, exigeait de «se trouver coupables de crimes contre l'altérité dans les pratiques de construction de la nation telles qu'on peut les retracer au long de l'histoire».
Le problème de cette démarche, explique l'essayiste, est qu'elle acquiesce à un multiculturalisme qui n'est pas tant la reconnaissance d'un fait qu'une machine de guerre idéologique, une sorte de marxisme recyclé dans le champ culturel, visant à terrasser la nation, perçue comme la cause de toutes les injustices. «L'histoire nationale et le pluralisme identitaire sont antithétiques, écrit Bock-Côté. L'historien qui endosse ce programme ne peut plus prétendre travailler à remodeler la conscience historique de son peuple, parce qu'il rejette alors l'idée nationale dans son principe même [...]. Une société dispersée n'est plus une nation, même si certains acrobates de l'esprit cherchent à tenir en équilibre deux notions faites pour entrer en conflit.» Bock-Côté emploie donc le vocabulaire bouchardien et qualifie l'historien de «penseur fragmentaire, équivoque».
Il sera encore plus sévère à l'endroit de Jocelyn Létourneau qui, selon lui, veut «penser le Québec après le nationalisme», dans une perspective non nationale, sous prétexte que «les historiens nationalistes auraient créé un imaginaire de l'échec». Les Québécois, écrit Bock-Côté, résistent à cette disqualification historiographique du fait national et ils ont raison. «Il est bien possible, ajoute-t-il, que le communautarisme franco-québécois soit moins plastique que ne le prétendent les ingénieurs identitaires.» La vérité, en cette matière, a ses droits, mais, pour parler comme Dumont, elle ne peut négliger le critère de la pertinence, et «la pertinence québécoise est une pertinence nationaliste» qui perçoit l'histoire «comme une vaste entreprise de reprise en main collective».
Penser à l'abri du pluralisme
C'est ce qu'ont compris, selon Bock-Côté, des auteurs comme Pierre Duchesne, Pierre Godin, Jean-François Lisée et Normand Lester, dont les récents travaux s'inscrivent dans la tradition de l'interprétation nationaliste de notre histoire. «Une histoire biographique, précise l'essayiste, qui donne son importance aux hommes, une histoire centrée sur la question nationale, qui y voit le premier drame du récit québécois, une histoire politique, repérable à la surface du social.» Contrairement à nos historiens universitaires, ces journalistes n'auraient pas perdu la mémoire et n'hésiteraient pas, en s'inspirant de Maurice Séguin, à «penser à l'abri du pluralisme» en renouant avec le désir d'achèvement des Franco-Québécois.
Élégant styliste et penseur supérieurement intelligent, Bock-Côté, qui n'a pas 30 ans, signe ici un essai important et roboratif qui va mettre le feu aux poudres. En faisant l'impasse sur le pluralisme identitaire - il le congédie au nom «d'un gaullisme à la québécoise, existentiel et intellectuel» - et en jouant le sens commun populaire contre les élites, il s'expose en effet à une volée de bois vert. Il est capable d'en prendre.
Collaborateur du Devoir
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La Dénationalisation tranquille
Mathieu Bock-Côté
Boréal
Montréal, 2007, 216 pages
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