Assez d'anglolâtrie!

Alain Juppé dénonce dans son blogue la tendance des Français à émailler la langue de termes anglais

Déclin du français - La France dégénérative...

Québec -- Alain Juppé n'en peut plus de l'anglophilie galopante de ses compatriotes. Cette avalanche de mots anglais dans les publicités françaises, dans les communications des entreprises, même publiques, est «beaucoup plus grave qu'on peut le penser» puisqu'elle révèle «l'état d'esprit d'un peuple». Le signe «inquiétant» d'un «manque de fierté, mais aussi de créativité», tranche l'ex-premier ministre français et maire de Bordeaux dans un entretien au Devoir.
C'est le 30 juin, par une entrée intitulée «Le mur du çon» dans son «Blog-notes» (al1jup.com), qu'il pourfendait un «snobisme» «qui se répand de manière grotesque» en France et qui consiste, écrivait-il, à «truffer» la langue «de mots anglais parfaitement traduisibles». La goutte qui a fait déborder le vase? Le dernier slogan du Mouvement des entreprises de France (MEDEF), «Benchmarker, c'est la santé». Il écrit: «J'écoute, hier soir, sur RTL, Laurence Parisot, présidente du MEDEF. Elle dit plein de choses sensées. Tout d'un coup, stupeur, elle annonce le nouveau slogan du mouvement patronal: "Benchmarker, c'est la santé"! Hallucinant!»
Peu de réactions à ce billet en France. Davantage ici -- where else?, dira-t-on à Paris -- au Québec, où Alain Juppé se trouvait, depuis une dizaine de jours, en voyage officiel pour le 400e anniversaire de Québec, mais aussi pour des vacances. L'homme, qui aura 63 ans le 15 août, a notamment pris quelques jours pour franchir, à vélo -- et par le très gaullien Chemin du Roy -- les quelque 300 km qui relient Québec à Montréal. Joint hier à Montréal où il s'apprêtait à reprendre l'avion pour l'Hexagone, le maire de Bordeaux a précisé sa pensée sur la «catastrophe» que représente et que révèle, à ses yeux, cette manie contemporaine de ses compatriotes.
«Je pique des colères!», confie-t-il à l'autre bout du fil. Comme celle qu'il décrivait, encore dans son blogue, lorsqu'il a pris connaissance d'une anecdote racontée par Robert Charlebois au journal Sud-Ouest. Le chanteur rapportait que sa femme avait reçu, récemment, une lettre en anglais de la Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SACEM). «De la SACEM! Je ne le crois pas, j'attends de le voir de mes yeux. Si c'est exact, c'est vraiment catastrophique.» Alain Juppé ne se fait pas d'illusions: «Cher Robert, c'est sûrement exact. Et en plus, on doit s'en vanter!»
Contre l'anglais
L'ancien-premier ministre dit faire un effort particulier, dans tous les textes qu'il signe, pour ne pas céder à l'«anglolâtrie». Par exemple, dans le rapport qu'il doit remettre aujourd'hui au ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, sur la politique étrangère et européenne de la France. «On a veillé scrupuleusement à n'utiliser aucun mot d'anglais!»
Est-il opposé à cet idiome? Non, proteste-t-il, insistant sur le fait que la langue de Shakespeare «est indispensable» et que tout un chacun devrait être «parfaitement bilingue». Aussi, on devrait «grandement améliorer» l'enseignement de l'anglais en France, croit-il. D'accord aussi, évidemment, pour l'utilisation d'un mot anglais «quand il est absolument impossible de faire autrement», par exemple devant un concept nouveau difficilement traduisible. Dans ce cas, «ok!», lance-t-il, ironique.
Il y a problème à ses yeux lorsqu'on utilise des termes comme benchmarker. Il suffirait de dire «on va comparer» ou «on va faire de l'analyse comparative». (Au reste, il faut voir la vidéo sur le site... benchmarkercestlasante.eu, où le MEDEF explique que benchmarker, c'est «la curiosité, l'intelligence, l'humilité, l'analyse, c'est partager, l'ouverture, le dialogue, c'est découvrir»! Tout ça à la fois! Pour mieux comprendre, des séances de crossblogging aideraient, explique-t-on.)
D'ailleurs, aurait-on aujourd'hui dans la francophonie le cran d'inventer un mot tel «ordinateur», comme on l'a fait dans les années 1970? La France n'aurait-elle pas adopté «computer»? Alain Juppé le craint.
Comment expliquer cette manie française? Plusieurs facteurs entrent en jeu ici. D'abord, curieusement, c'est «parce que les Français, en majorité, ne maîtrisent pas bien l'anglais», croit Alain Juppé. Par un curieux phénomène, ils en viennent à émailler leur vocabulaire de mots anglais «pour faire croire qu'au contraire, ils le connaissent». Un peu comme Brice de Nice! «Ça fait bien, ça fait chic!»
Il y a ensuite un «manque de fierté» évident ici, «assez révélateur de l'état d'esprit» en France, ajoute-t-il. Le moral des Français est au plancher depuis longtemps. Certains sondages indiquent qu'ils traversent la pire crise «depuis 20 ans». Or, «quand on se sent obligé d'aller emprunter des mots à l'extérieur, c'est qu'on se croit incapable de créer. Une civilisation créative et créatrice génère son propre vocabulaire», opine Alain Juppé.
La sinistrose
Généralement optimiste, Alain Juppé admet être un peu découragé par cet état de fait. Même le «service public» est atteint: la Société nationale des chemins de fer (SNCF) «propose par exemple à ses clients les plus fidèles des réductions dénommées "S'miles". And so on...», ironise-t-il.
Au sein de l'Union européenne, les élus et les hauts fonctionnaires cèdent aussi à leur manière et parlent souvent anglais. Illustration frappante: quand le Français Jean-Claude Trichet, gouverneur de la Banque centrale européenne, vient expliquer la politique européenne à Paris, la conférence de presse se déroule en anglais. «Je le dis sans le critiquer, surtout que c'est un ami proche», note Alain Juppé au passage.
Comment lutter contre cet état d'esprit? Par la dérision?, s'interroge-t-il. «Mais je me demande si le ridicule tue encore.» Par la législation? La loi Toubon de 1994 tentait d'obliger l'utilisation de la langue française dans certaines circonstances. «Pratiquement pas appliquée, la pauvre», constate l'ancien premier ministre, en soulignant qu'on la baptisa, par dérision, «loi Allgood». Un surnom qui a même collé à son auteur. Autre inquiétude: «Pour l'instant, il n'y a pas de jeunes qui reprennent ce flambeau» de la défense de la langue. Il souhaiterait voir se lever des jeunes personnalités politiques qui diraient «la francophonie, c'est important. Et il faut se battre pour ça». Autrement dit, ça prendrait un sponsor!
Alain Juppé trouve le Québec inspirant à cet égard. Certes, il ne nie pas ce que Charlebois, dans son entretien, déplorait: une «dégradation de la structure de la langue», «des phrases construites n'importe comment, des fautes de conjonction, d'accord, de temps, des mots masculins employés au féminin et vice-versa». De même, les anglicismes des Québécois sont très nombreux. Ils disent souvent «canceller» au lieu d'annuler, par exemple, avoue-t-il devant l'insistance du journaliste... Mais ces emprunts sont moins souvent «ostentatoires» et snobs que ceux de leurs cousins hexagonaux, insiste-t-il.
L'ancien premier ministre loue aussi la vigilance du Québec dans sa publicité et salue sa volonté de promouvoir un français qui nomme la modernité: «courriel», «clavardage», mots qu'il utilise à la mairie de Bordeaux. «Isolés», les Québécois «mesurent mieux [...] les périls et la nécessité du combat», écrivait-il dans France, mon pays (Robert Laffont, 2006), ouvrage publié après son année d'exil à Montréal.


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