Chronique # 9

Aliénation institutionnelle et identité : une page tourne

Chronique de Christian Maltais


Qu’est-ce au juste que l’identité ? De quoi se compose-t-elle ? Quelle est son importance réelle dans la vie d’un être humain particulier ou d’une culture, d’une société ? Existe-t-il même des identités, quelles qu’elles soient, ou celles-ci ne sont-elles que des illusions, un agrégat de préjugés et de complexes, que par son évolution l’humanité est appelée à dépasser ?
J’afficherai ma position d’entrée de jeu : je crois qu’il existe bel et bien quelque chose comme des identités, notamment culturelles, que cela me semble d’ailleurs une évidence (bien que celles-ci puissent être trompeuses); et que l’identité québécoise, quelle qu’elle soit, est incompatible avec l’État canadien, pour des raisons que je ne crois pas avoir besoin d’énumérer ici. Ceci dit la question identitaire, telle qu’elle s’est articulée sous l’influence du paradigme capitaliste, y a pris comme tout le reste une forme plus ou moins aliénée. Réduite à sa plus simple expression, l’aliénation est ce qui dénature tout en se posant dans le même mouvement comme la nature elle-même. L’aliénation est un attachement émotif à une abstraction intellectuelle qui dénature son objet, mais se présente dans le même mouvement comme sa vérité essentielle, universelle. La nature réelle n’en disparaît pas pour autant, pas plus qu’un magicien qui d’une main agite sa baguette scintillante, avec de larges mouvements ostentatoires et des grands cris d’abracadabra, ne fait réellement disparaître la pièce de trente sous que de son autre main il glisse dans sa poche.
Chacun de nous est affecté par l’aliénation, puisque nous baignons, de notre naissance à notre mort, dans le bassin idéologique qui l’entretient et la nourrit. Dire que nous croyons à cette idéologie serait à mon avis inexact : nous nous disons que nous y croyons, nous tâchons de nous en convaincre nous-mêmes, et nous y réussissons en général jusqu’à un certain point. Mais ce point, il est impossible de le dépasser. Les parties de moi qui sont aliénées forment ce à quoi je choisis de m’identifier, de me présenter à moi-même et aux autres comme ce en quoi je crois, et ce que je suis; ce faisant, je choisis de ne pas m’identifier à cette autre partie de moi qui sait que je n’y crois pas. Je fais de la sorte l’apprentissage qui va me mener à considérer cette part de mes pensées, émotions, intuitions, comme étant indignes de moi. L’aliénation est attachement, elle est projection sur une idée abstraite de quelque chose de réel en moi, mais elle est aussi refoulement de cette part réelle et de ce qui l’accompagne. Or ce refoulement est source de malaise, que nous ressentons, dont nous voudrions qu’il disparaisse, dont nous savons comment le guérir, mais que nous endurons et entretenons parce que ce savoir est précisément celui que nous refoulons par le choix, entretenu par le Régime et ses institutions, mais en dernière analyse décidé par nous, de l’aliénation. Ainsi le malaise perdure, augmente, et s’extériorise sous d’autres formes : maladies, dépressions, etc.
Tout ce qu’on enterre finit un jour par remonter à la surface. Toutes les plaies que l’on ignore doivent un jour être guéries. Un malaise ne disparaît pas parce qu’on lui donne le nom de « bonheur » ou de « liberté ». Et la liberté n’est pas, nous rappelle Falardeau, une marque de yogourt; pas plus qu’elle n’est un tampon hygiénique, une carte de crédit, ou un plan d’épargne retraite. La liberté est cette qualité que je possède, en tant qu’être humain, et par laquelle je fais entrer en jeu dans le monde toutes les énergies qui sont en moi. J’ai cette énergie, parce que je suis vivant. La liberté, c’est ma vie elle-même.
Qu’en est-il sur le plan social ? L’action et l’interaction des particuliers et de leur énergie, l’expression créatrice de leur liberté, permettent de créer tel ou tel résultat, passager ou plus ou moins durable. Dans ce dernier cas, on donne familièrement au résultat le nom d’institution, ou de système – politique, économique. Un système, comme la monarchie ou le capitalisme, n’a d’existence que parce que ses institutions en ont une. Le système est un autre mot pour désigner l’ensemble des institutions. Et qu’est-ce qu’une institution ? C’est quelque chose de vague, un cadre peut-être, créé autour de certaines activités humaines et qui dure de par la force de ses symboles. L’institution n’a en fait d’existence que comme construction mentale et affective. Elle ne désigne qu’un attachement à certaines attitudes, à des comportements devenus habituels, incarnés sous la forme symbolique de titres, de costumes, d’un certain décor traditionnel, de rituels et de déclamations : l’accoutrement du juge et son marteau de bois; l’uniforme militaire, le salut, les parades, les tambours et les trompettes; la massue qu’on fait entrer solennellement sur un coussin à la Chambre des Communes. Rien de tout cela n’est l’institution elle-même, dirait-on avec raison : ce ne sont que des symboles pour diverses fonctions. Pourtant, sans symboles il ne peut y avoir d’institution. Retirez décors et costumes, et que reste-t-il ? Quelques hommes ordinaires qui parlent, qui font des exercices de tir ou qui rédigent sur des bouts de papier. Ce sont les symboles qui créent l’institution, parce qu’ils sont matériels, et donc durables, face à une activité humaine qui n’est qu’évanescence. Avant tout, les symboles dont on use à la cour où aux Communes (et tous ces lieux physiques ont eux-mêmes avant tout une fonction symbolique) représentent donc, bien avant le jeu de leurs diverses connotations, le caractère de leur durée, c’est-à-dire de leur permanence. Toute institution lance comme premier et dernier message l’affirmation de son éternité.
Pour nous qui vivons ici en 2008, comme pour à peu près tout le monde sur la planète, la permanence que prétend asseoir le réseau de nos institutions, c’est celui de l’équilibre d’un certain rapport de forces. L’esclavage est peut-être disparu, mais les maîtres, eux, sont restés. Certains sont élus, d’autres sont nommés, ou se nomment eux-mêmes. Ces gens exercent le pouvoir, enfin ce qu’on appelle le pouvoir, décliné selon le mode de la politique, de l’économie, ou de la religion. Ils disent ce qu’ils faut faire; c’est ce qu’ils font. C’est leur fonction sociale. Ils prennent des décisions. Nous aussi. Quand nous ne sommes pas d’accord avec leurs décisions, nous protestons, nous mettons plus ou moins de négligence à remplir les tâches qu’on nous assigne, ou nous nous taisons. Quand eux ne sont pas d’accord avec nos décisions, ils nous ignorent, nous menacent, ou nous punissent. C’est le rapport de forces.
D’aucuns auront remarqué ce que cette situation peut avoir d’infantilisant. Au sens le plus strict, le rapport qu’entretiennent avec nous les classes dirigeantes est paternaliste. Ceci est lourd de conséquences pour l’image que nous avons de nous-mêmes en tant qu’êtres humains. Car la figure patriarcale de ceux qui nous gouvernent – politiciens, évêques, businessmen – n’est pas seulement celle qui nous punit, nous récompense même parfois : c’est aussi, surtout, celle qui nous nourrit et qui nous protège. Tant qu’elle remplit ces deux fonctions, que nous ne savons pas comment assumer par nous-mêmes, nous acceptons de payer le prix de leur pouvoir. Sans eux, qui va faire rouler l’économie, qui va nous protéger des seigneurs de la guerre ? Certes, nous vivons avec la peur furtive ou trop réelle de la dette, de la fermeture d’usine, du chômage, ou de la faim. Mais nous vivons quand même. Oui, des années de prison pour un vol de cinquante dollars ou pour une once de mari. Mais sans la prison, qui va me protéger des violeurs, des pédophiles, comment va-t-on punir la méchanceté ? Quant à la violence, bien sûr les bavures et la brutalité, bien sûr la surveillance constante, bien sûr les matraques et les décharges électriques, bien sûr les gaz lacrymogènes, bien sûr les mesures de guerre. Mais c’est rare, ou assez rare en tout cas. Juste assez. Et puis si jamais… moi je n’ai rien à me reprocher… j’espère… et au pire, n’y a-t-il pas la délation ? Si j’accuse mon voisin, ne ferai-je pas la preuve que je suis un bon citoyen, ne serai-je pas en sécurité ?
Ceci façonne mon identité. Je deviens ce que je pense, ce que je dis, et ce que je fais. Je ne suis pas la somme de mes choix, ni même de ce qui a pu m’être imposé. Je suis le choix que je fais à l’instant même : qu’est-ce que je retiens, qu’est-ce que je laisse aller, qu’est-ce que je crée avec mon énergie ? Je suis toujours libre. Je suis la liberté elle-même, le choix qui s’affirme ou qui se nie, toujours ici, maintenant.
Ce n’est pas ce que j’ai appris, ce n’est pas ce que je lis à tous les jours. C’est rarement, semble-t-il, ce que je vois autour de moi. « C’est la nature humaine », dit-on. Partout de la lâcheté, de la paresse, de la cupidité, de la jalousie, de la bassesse. Menteurs, fraudeurs, voleurs, violeurs, pédophiles, assassins, quelle différence ? Tous des monstres. C’est génétique. C’est écrit. C’est la nature humaine. Ma nature à moi. Qu’est-ce que je suis, alors ? Qu’est-ce que je choisis d’être ?
J’ai voulu écrire ces quelques lignes parce que j’avais lu un article dans un quotidien qui s’attriste de jour en jour, lequel nous donnait à connaître une femme présentée comme « la psychologue et chroniqueuse Susan Pinker », ce qu’elle est sans doute. Mme Pinker, résume la journaliste assignée à ce petit texte, soutient que « [l’]écart entre les deux sexes qui persiste toujours après plus de 40 ans de lutte ne découle pas uniquement d’une discrimination. Il dépend aussi en grande partie de différences biologiques entre les hommes et les femmes qui influent sur leurs choix de carrière, leurs motivations, voire leurs aspirations. Les femmes ne sont pas des copies conformes des hommes […] Susan Pinker s’attend à faire sursauter certaines féministes pures et dures qui accepteront mal ses arguments puisés dans la biologie compte tenu qu’autrefois, la biologie était utilisée contre les femmes. »
J’avais pensé souligner le procédé éculé, que les Québécois connaissent bien, qui consiste à présenter l’indignation devant une énormité comme le fait de « purs et durs ». J’aurais mentionné que l’argumentaire de Mme Pinker, endossé tacitement par le journal en question, semble ignorer que le problème n’a jamais été l’utilisation de la biologie contre les femmes, mais le fait d’utiliser la biologie « tout court » pour tenter de justifier, par le recours à l’autorité dite scientifique, par de soi-disant déterminations naturelles, l’existence d’un phénomène social. J’aurais, en recommandant la lecture par exemple de Surveiller et punir de Michel Foucault, démontré que la découverte par Mme Pinker du soi-disant « argument » biologique ne fait que reprendre mot pour mot un vieux poncif inventé au XIXe siècle, dans le but de démontrer « scientifiquement » que les femmes, ou les travailleurs, ou ceux qui « attentent à la propriété privée », et ainsi de suite selon les besoins, devaient être traités comme des êtres inférieurs. J’aurais résisté à la tentation de dire que ce détournement, cette aliénation donc, de la biologie, a largement fait la preuve de son caractère odieux, le XXe siècle l’ayant vu pousser jusqu’à son ultime logique durant la brève existence d’un régime européen dont on se plait pourtant de façon régulière à nous rappeler l’ignominie. Je comptais en profiter pour répéter encore une fois que toutes les luttes sont solidaires, et qu’il n’y a qu’une manière de se libérer une fois pour toutes d’une forme d’oppression, c’est de mettre un terme à l’oppression elle-même, sous toutes ses formes. La réaction, elle, est toujours solidaire.
Prenons-en acte. Si j’en avais eu le courage, j’aurais poursuivi ma critique en relevant que le fait de consigner la question des femmes au terme réducteur de « discrimination » tente de jouer à la reconnaissance du problème tout en balayant l’essentiel du revers de la main. J’aurais présenté cette petite phrase, « les femmes ne sont pas une copie conforme des hommes », pour ce qu’elle est : l’affirmation d’une évidence en des termes qui laissent croire qu’elle est niée par un adversaire que l’on juge in abstentia, une manière de lui mettre des mots dans la bouche pour pouvoir ensuite les dénoncer; procédé ratoureux qui à l’époque du sénat de Rome avait au moins le mérite de n’être vieux que de quelques siècles. J’aurais dit que c’est bien le comble que tandis que les « masculinistes » n’ont de cesse de décrier le déterminisme biologique des « féminisses », ce qui permet de se demander sur quelles sources est construite leur lecture du féminisme, si tant est qu’ils en aient d’autres que le Deutéronome, et alors même que l’intégrisme chrétien mène sa lutte antédiluvienne contre le droit à l’avortement et pour le retour de l’autorité du mâle dans la famille, avec dépliants, livres et sites Internet expliquant l’importance du châtiment corporel pour discipliner les épouses rebelles (je n’invente rien)… j’aurais dit que c’est bien le comble.
Mais je ne le ferai pas.
J’aurais voulu dire enfin que les questions identitaires n’ont l’importance (réelle) que nous leur connaissons que parce que nous vivons dans un Régime où, pour maintenir un rapport de forces dérisoire, on juge bon de nous dire ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas, de nous imposer en somme ce que nous aurions le droit d’être.
Qu’on nous inculque ce qu’il nous faut dire et faire pour assumer l’identité qui nous permettra de ne pas être puni par l’injure, la calomnie, ou la force brute. Qu’on nous apprend à agir et à réagir selon ce que dicte l’imagination complexée de gens qui, quoi qu’ils disent et même souvent quoiqu’ils puissent penser, n’ont pas d’amour pour nous.
Et que cela fait partie du prix que nous payons pour le luxe de nous laisser infantiliser.
Que c’est comme cela que nous avons choisi jusqu’ici d’utiliser notre créativité, notre liberté et nos vies. Que ce n’est pas une raison pour se sentir coupables. Mais qu’on peut choisir de prendre d’autres voies, qui m’apparaissent nettement plus agréables et, pourquoi pas, plus jouissives.
Que mon choix ne dépend pas des autres.
Que l’amour comme la vie n’impose jamais rien.
Que même si le libre arbitre était une illusion, je fais quand même le choix d’y croire, et d’agir en conséquence.
Et que quant au reste, le fait que le Régime en soit venu au point qu’il est forcé d’avoir recours à des procédés idéologiques de plus en plus grossiers, loin d’être une proclamation de triomphe, est bien plutôt le signe de sa panique, qui trahit sa reconnaissance de la fin imminente d’un long, trop long, chapitre de l’histoire de l’humanité.
Parce que l’enfance, c’est bien. Mais tout le monde sait que ça ne dure qu’un temps.


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