Chronique # 5

La guerre de la langue (n’est pas celle qu’on croit)

Chronique de Christian Maltais


« Mes chers frères, n'oubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrès des lumières, que la plus belle des ruses du diable est de vous persuader qu'il n'existe pas! »

Charles Baudelaire
La situation mondiale, et a fortiori celle du Québec, est en fait très simple.
Nous vivons dans un monde d’abondance, qui permettrait avec un minimum d’efforts de nourrir, vêtir et loger confortablement tout le monde sur Terre.
Le régime politique qui, sous une forme ou une autre, prévaut actuellement sur la planète, interdit la libre redistribution des ressources. Ses institutions – médias, partis, empires commerciaux - sont maintenues en place parce qu’elles servent les intérêts d’un petit groupe d’hommes et de femmes, qui occupent le sommet de la pyramide sociale.
Ces gens forment ce qu’on appelle l’Establishment.
À la place d’une redistribution équitable des ressources mondiales, le Régime impose ce qu’il appelle le Libre Marché, la Liberté de Commerce, ou la Démocratie et la Liberté du Marché, parmi d’infinies variations sur le même thème. Toutes ces appellations ne désignent qu’une chose, et c’est le maintien du rapport de force entre d’un côté l’Establishment, de l’autre les milliards d’êtres humains qu’il exploite et domine; un rapport de force qui doit être maintenu coûte que coûte, et qui pour nos maîtres est bien plus important que la survie de la planète, et de l’espèce humaine, à laquelle elle appartient pourtant. Nous portons tous le fardeau de sa honte.
Ce n’est pas que l’Élite soit foncièrement méchante. Le problème est plutôt que pour reconnaître l’étendue de la catastrophe qui s’étend depuis longtemps, l’Establishment devrait assumer qu’il en est directement responsable. Et ceci, de toute évidence, est un pas trop effrayant pour les petites consciences des grands de ce monde - à supposer qu’ils soient prédisposés à l’introspection, ce dont ils n’ont guère fait la preuve, du moins au cours des derniers millénaires.
Non, il est bien plus facile d’affirmer que les « communistes », « terroristes » ou « séparatistes » sont des fous fanatiques, des menteurs et des fourbes qui manipulent cyniquement des masses de clones débiles, une lie à peine digne de servir de carburant pour les chambres à gaz… que de chercher à comprendre la colère, la douleur et l’espoir qui les motive réellement.
Sur la colère et l’espoir, nous reviendrons dans un instant.
Et la douleur ? Elle est, sans doute, indissociable du Régime. Car la beauté de dernier, c’est qu’il nous rend tous responsables et complices de ses hypocrisies, fidèles dans une liturgie du silence. Et cela, cette eucharistie de l’impuissance, nous tue sans que nous sachions dire pourquoi.
Nous avons appris à ne parler que quand le prêtre le demande, là où il l’exige, avec les mots qu’il a consacrés; et nous attisons nous-mêmes les flammes de l’enfer où brûlent les apostats. Nous appelons cela « la liberté d’expression ». Nous débattons de l’insignifiance de tel chef plutôt qu’un autre, et nous parlons de « création d’emploi », de « compétitivité », nous huons ceux qui « nuisent à l’économie », nous apprenons à discourir de la « sécurité publique ».
Nos lèvres dégorgent d’expressions qui feraient pleurer le plus cynique des sophistes : « société distincte » (plutôt que peuple), « maintien de la Paix » (plutôt qu’occupation militaire), « stabilité économique », « sécurité nationale », « contrôle des frontières », « dommages collatéraux », « bombes intelligentes ».
Nous excommunions les « racistes » ; ce faisant nous acceptons en silence qu’un pays qui nie organiquement l’existence de notre propre peuple n’est pas raciste, mais « multi-culturel » et « ouvert sur le monde ». Qu’il endosse tous les massacres américains n’entre même pas dans l’équation. Nous dénonçons les « extrémistes », sans remettre en question le dogme selon lequel toute position fédéraliste de droite (en existe-il une autre sorte ?) est forcément « modérée ». Tout le monde, y compris au Bloc et au Parti Québécois, semble s’accommoder très bien de ce que la politique du gouvernement fédéral (Conservateurs et Libéraux confondus) est de promouvoir la partition du Québec. C’est cela, la modération.
Mais Falardeau est extrémiste. Yves Michaud est extrémiste. Pierre Bourgault était extrémiste. Robert Bourassa, ah, lui c’était un modéré, il faut tout rebaptiser à son nom, Bourassa, qui pour accéder aux premiers échelons de l’Establishment s’est marié à une famille que la rumeur persistante de son époque considère comme des petits maffieux de Sorel, Bourassa qui a demandé à Trudeau d’envoyer l’armée en 1970 (ce que l’Establishment canadian comptait bien faire de toute façon), Bourassa qui le 9 mai 1972 a fait emprisonner tous les chefs syndicaux, Bourassa qui le soir même où il déclarait : « aujourd’hui et à jamais le Québec est maître de son destin », appelait au téléphone la fine fleur de l’Establishment canadian pour leur expliquer que ce n’était que poudre aux yeux, vous comprenez il faut bien que la colère du petit peuple se tasse, Bourassa l’économiste, Bourassa le Libéral, Bourassa le barrage, Bourassa était un modéré, était une icône, était un saint.
Nous cherchons le « juste milieu », parmi les « chicanes » de politiciens, de journalistes, de chroniqueurs et d’hommes d’affaires, sans nous rendre compte que le juste milieu, c’est eux. Et comme ils sont justes ! Écoutez-les, eux qui défendent le droit au profit et à la haine, la justice de mettre les pauvres en prison (tous des pédophiles et des tueurs en série), le droit à la faim, l’obligation morale pour un chômeur d’aller se faire engueuler par un adolescent en uniforme et qui sent les glorieuses frites de l’Empire.
Comme les Justes, nous pleurons la misère des pauvres flics, de nos braves soldats qui manquent de munitions pour abattre des femmes afghanes (liées à Al-Qaida quand même) ; nous baissons les yeux et promettons les plus humiliants chemins de croix dès lors qu’un fort en gueule nous crache : « on fait rire de nous », parce que notre margarine n’est pas colorée, ou parce que nos frais de scolarité n’empêchent pas assez de pauvres de s’éduquer, ou parce que nous parlons français, parce que nous existons, parce que nous sommes vivants.
Nous avons appris la langue du maître, traduite dans notre dialecte « tribal », ses mots ensuite répétés par nos dynastes-nègres, affichés, publicisés, rediffusés, jusqu’à ce qu’enfin ils soient brûlés, dans nos cerveaux comme sur nos langues, du fer rouge de la honte.
Et notre douleur n’a plus pour s’exprimer que les mots qui l’avilissent.
Il n’a pas suffi au Régime et ses laquais de violer tous ces mots porteurs d’espoir, mis un copyright sur la justice et le progrès, jusqu’à ce que nous n’osions plus les prononcer qu’à contrecœur. Encore leur a-t-il fallu nous interdire – non par une vulgaire loi, mais encore une fois par la honte – d’utiliser tout autre mot que ceux dont on nous permet l’usage.
Capitalisme, classes sociales, colonialisme, impérialisme, ces termes sont strict verboten dans la bonne société. Ce sont des mots d’une autre époque, et il faut être de son temps. Écoutez la bonne parole, et joignez en chœur : « Profit, démocratie, profit, droit de vote, profit, loi spéciale, profit, grève illégale, profit, partition, profit, prison. »
Les journalistes savent quels mots employer. Écoutez les journalistes. Il n’y a pas de contrôle de l’information au Canada, il n’y a pas de problèmes sociaux, il n’y a pas de peuple québécois, il n’y a pas de problème, sauf les soins de santé qui heureusement demain seront privatisés, et la colère que vous ressentez ? Vous êtes sûrement malades, nous vivons en Utopie, prenez plutôt un cachet, et regardez RDI : on y pacifie l’Afghanistan. C’est beau la paix. Buvez Coke.
Dans le monde imaginaire créé et entretenu par le langage du Régime, le capitalisme du XIXe siècle de Mario Dumont représente des « idées nouvelles » ; la liquidation du Québec, jusqu’au Mont-Orford, montre bien le « courage » de Jean Charest et de ses « réformes nécessaires » ; et la déconfiture d’une coquille vide, imposée par les hautes instances d’un parti « souverainiste », ne peut-être que la faute de l’homophobie québécoise (qui n’existait pas hier, mais ne le mentionnez pas, ils vont nous refaire le coup du chanoine Groulx), et ne saurait avoir aucun lien avec le fait que les indépendantistes sont bien souvent allergiques à l’idéologie de droite que défend leur vedette déchue.
On leur dirait bien, « messieurs les grands hommes, nous, la droite, on n'est plus capables d’en entendre parler, plus capables de la voir en peinture, on veut régler le vrai problème, pis le problème c’est du monde comme vous autres », mais il est peu probable qu’ils nous entendraient. Il faut préserver la tranquilité de ces âmes sensibles. Et puis ce n’est pas tout le monde qui le pense. La colère de gauche est toujours suspecte, la colère québécoise encore plus. Alors on emploie le langage du Régime, de la modération, un langage expressément conçu pour être incapable de véhiculer de telles idées. Ou même de les penser. On n’écrit pas des chansons d’amour avec des formules algébriques.
Aujourd’hui, c’est là le plus grand champ de bataille. Nous devons seulement nous souvenir que nous avons le choix des armes. Nous n’avons pas à enrober nos propos de haine ; nous n’avons qu’à refuser d’employer ceux qui dissimulent la nature réelle du Régime. Que chacune de nos paroles devienne une victoire. Il n’y a rien de plus facile, ni de plus puissant.
J’ai parlé de « gauche » et de « droite », mais évidemment ces mots aussi sont limités. La gauche officielle sert le Régime, et le Régime sert l’injustice globalisée. La dernière astuce de son langage, c’est de nous faire oublier que les mots ne désignent jamais la réalité. Ce sont des compromis, des raccourcis pour tenter d’exprimer ce qu’il y a en nous. Et il est très difficile de camoufler le cœur de celui qui les emploie. Il est assez aisé de savoir que si l’Honorable Jean Charest se mettait à parler de « justice sociale », ce serait tout comme quand le président Américain – George Bush ou un autre – parle de « paix » et de « sécurité », ou à la rigueur d’environnement.
Ces gens servent un Régime conçu pour accaparer les denrées surabondantes de la Terre entre quelques mains.
Nous vivons dans un monde d’abondance.
Accessoirement, la version canadienne du Régime a le passe-temps institutionnel de superviser la disparition du peuple québécois. Notre rôle à nous est de sourire et de dire thank you. C’est la célèbre politesse canadian.
Pourtant nous sommes forts, comme seuls peuvent l’être ceux qui se battent pour la liberté de tous, avec comme seule arme la dignité de celui qu’on a fait mettre à genoux, et qui a appris à se dresser debout.
Il y a moyen de nourrir tout le monde, de les loger, de les vêtir, de mettre un terme à l’hémorragie environnementale, de vivre en paix, et de s’assurer que chaque individu, comme chaque culture, ait enfin les moyens de développer son plein potentiel créatif, et de le partager avec tous.
On a bien trouvé un remède pour le cancer.
Mais ce moyen, nous ne le trouverons jamais avec les mots du Régime.
Il est peut-être temps pour nous de réapprendre à nous parler.
Je parle avec colère.
Je veux parler d’espoir.
Je veux parler de nous.


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4 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    12 mars 2007

    J'abonde dans le sens de la suggestion faite par les précédents intervenants : "ce texte devrait être publié dans Le Devoir"

  • Jean Pierre Bouchard Répondre

    5 mars 2007

    Comment on se perçoit c'est aussi politique chez des journalistes de La Presse et de Radio Canada. Une lettre envoyée à la direction de SRC.
    Entrevue sur les déclarations de Kovalev à D.Poirier 5 mars 19.30 h. On parle de hockey ce qui n'est pas l'endroit.
    Pire encore en ce qui regarde l'identité commune intelligible. Les Québécois ne sont pas identifiés comme des Québécois dans l'équipe du Canadien même pas comme des Québécois francophones ( ce qui est aussi outrance politiquement correct) mais comme des francophones coéquipiers de russes et d'américains bien dénommés ici et non réduits à l'état d'anglophones et de russophones. En dehors d'états statistiques ou de sondages, la dénomination strictement linguistique d'une population est une aberration. Les Français ne sont pas des francophones pas plus que les Italiens ne sont des italophones. Les Québécois n'appartiennent pas à une tribu et donc apparemment réduits à une non identité linguistique. L'animatrice a prononcé au moins une fois le terme de francophone, le journaliste sportif Langlois de SRC aussi pendant que les journalistes invités ne se sont pas gênés pour prononcer le terme de francophone une bonne dizaine de fois trop heureux de se présenter comme des analphabètes ou des abrutis bienheureux de leur aliénation.

    Je réagis légitimement en un paragraphe en rapport avec la question de l'identité ou de la perception de soi en fait de ce qui touche l'intégrité mentale d'une collectivité, d'une nation. On ne peut s'identifier en tant que strict francophone sans induire avec le temps à un état d'infériorité culturelle provoquant par contagion des états dépressifs chez un nombre grandissant d'individus québécois.
    Dois je ajouter à mon argumentation?

  • Archives de Vigile Répondre

    5 mars 2007

    M. Maltais,
    Un très très beau texte. Moi aussi je vous demande qu'il soit publié dans le Devoir.
    «Nous sommes forts.......» On ne le sait pas assez.

  • Archives de Vigile Répondre

    5 mars 2007

    C'est franchement un excellent texte, M. Maltais.
    Il mérite d'être publié pour l'ensemble.
    Soumettez-le au Devoir.
    « Être gouverné, c'est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n'ont ni titre, ni la science, ni la vertu... Être gouverné, c'est être à chaque transaction, à chaque mouvement, noté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C'est sous prétexte d'utilité publique et au nom de l'intérêt général être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé ; puis, à la moindre réclamation, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, sacrifié, vendu, trahi, et pour comble, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement, voilà sa justice, voilà sa morale ! »
    P-J. Proudhon, « Idée générale de la Révolution au XIXè siècle », 1848.
    Courtoisie
    http://akakia.blogspot.com/2007/03/sur-la-politique-et-les-politiciens-qui.html