Chronique # 6

Quiz : où commence la satire ?

Chronique de Christian Maltais

Nous n’avons jamais vécu en démocratie.
Je conviens qu’il s’agit là d’une banalité. Néanmoins, à quelques jours du moment où les Québécois (du moins ceux qui ne sont pas totalement dégoûtés par le processus électoral) seront appelés à voter, il est peut-être bon de le répéter. Dire que le pouvoir appartient au peuple dans le régime capitaliste est une phrase aussi polie qu’obligatoire, de l’ordre de celle qu’on prononce quand votre belle-mère vous demande si vous aimez sa tarte au rutabaga, ou quand votre voisine s’enquiert à savoir si vous trouvez que son bébé est vraiment le plus beau bébé au monde.
Sur Terre, en 2006, le pouvoir - tel que nous le définissons généralement -appartient aux 946 milliardaires que le magazine Forbes vient de recenser pour l’année 2006. Les journalistes ne cessent de s’extasier à ce sujet : tant de richesses, partagées par tant de beau monde. 946 personnes. Bonheur et exaltation. Remplissez l’auditorium de Verdun pour un gala de lutte, et vous serez quatre fois plus nombreux qu’eux.
Remplissez deux cent cinquante mille fois l’auditorium de Verdun (soit un gala de lutte par jour pendant 685 ans)… et mis ensemble vous serez toujours plus pauvres que le plus démuni de ces milliardaires.
Leur valeur combinée est de 3.5 billions de dollars (une hausse de 900 milliards depuis 2005), ou 3 500 000 000 000.00 $, ou 3,5 x 109 $. Chacun d’entre eux est un citoyen exemplaire, qui a travaillé très, très fort, beaucoup plus fort que trois milliards d’êtres humains mis ensemble, ça c’est sûr. Pas un seul d’entre eux n’a encaissé le pactole en rachetant les sociétés d’état qui ont été privatisées partout dans le monde, jetant les populations locales dans la misère. Aucun n’a sur la conscience la mort ou l’amputation d’un travailleur, l’alcoolisme de générations de chômeurs, ni le suicide d’une mère mono-parentale. Les pauvres? Qu’ils se bottent le cul ! Regardez ces braves Russes qui se sont joints au club select : ne dites pas que ce sont des maffieux et des meurtriers. Ces gens travaillent fort. Un exemple pour nous tous. Le rêve américain dans toute sa splendeur.
Répétez bien la leçon : il n’y a pas de classes sociales. Le pouvoir appartient au peuple. Alors si vous n’êtes pas milliardaire après quarante ans au salaire minimum, c’est que vous êtes soit paresseux, soit imbécile. Il n’y a aucun lien entre le fait que vous peiniez à payer le loyer ou l’hypothèque, tandis que le propriétaire d’un quotidien montréalais très sérieux, un Parnasse de la pensée politique et pas du tout de la propagande fédéraliste de droite miteuse et réactionnaire, tandis donc que ce bon canadien-français qui a réussi dépense trois cent millions de dollars pour se faire bâtir un palais dans Charlevoix. Aucun lien du tout. Quoi ! Ne me dites pas que vous êtes socialiste !
Il n’y a aucun lien non plus entre la richesse pharaonique de ces surhommes milliardaires, et les problèmes sociaux. Les criminels ne le sont pas parce qu’ils souffrent de la pauvreté, ou qu’ils refusent l’autorité. Non, ils brisent la loi parce qu’ils naissent mauvais. Je l’ai appris en lisant Batman : « criminals are a superstitious and cowardly lot ». Notez que Batman est en réalité Bruce Wayne, un milliardaire philanthrope, dont les parents ont été tués par un cambrioleur assoiffé de sang. Pour le fun. D’ailleurs, les ennemis de Batman (et donc du Bien) sont tous fous. Et il faut être fou pour voir quelque injustice dans nos belles lois, que nous ont données nos sages gouvernants, pour être ensuite lâchement brisées par les dangereux criminels. Regardez combien il y a de millionnaires qui croupissent en prison ! Comparez ce chiffre au nombre de noirs américains qui ont été innocentés après leur exécution. N’est-ce pas la preuve que le système fonctionne ?
Plus de flics, voilà ce qu’il nous faut. Plus de prisons, pour les pauvres paresseux, superstitieux, alcooliques et stupides qui ne travaillent pas assez fort pour devenir milliardaires.
Et des jobs, bien sûr. Il est entendu, disons-le, que nous sommes une masse de brutes incultes, en tout point inférieurs à nos patrons; sinon nous serions tous milliardaires. Nous avons donc besoin de ces derniers pour nous faire la grâce de nous créer des emplois. Autrement, nous passerions la journée à manger des roches, le regard vide, la bave aux lèvres, buvant de la O’Keefe tablette et fumant du crack en regardant Symphorien en rappel. Heureusement que le boss est là. Le Devoir a bien raison de se scandaliser parce que les contrats de Lockheed Martin échappent au Québec. Nous avons besoin de jobs, à fabriquer des missiles nucléaires et des bombardiers furtifs qui serviront à tuer tous les sales arabes extrémistes qui haïssent notre belle démocratie. C’est payant le génocide. Demandez aux 946 milliardaires qui sourient dans les pages de Forbes, leurs dents blanches comme leurs consciences immaculées.
Les riches sont nos amis; ils créent de la richesse, qui ruisselle jusqu’à nous. Voilà comment le régime a créé le bonheur universel, que nous observons à chaque jour. N’êtes vous pas heureux ? Mme Boivin chante tous les matins que le bon Dieu amène, trop contente de travailler à 22 000 $ par année comme caissière après cinquante ans d’ancienneté. Mme Taillefer, ricane comme une gamine en encaissant sa pension de 491,93 $ par mois (elle a droit au maximum); l’an prochain, elle va s’acheter avec tout cet argent un beau palais dans Charlevoix. M. Simard, lui, remercierait encore tous les matins le petit Jésus pour son travail dans une aluminerie de Jonquière, s’il n’était pas mort en crachant de la bauxite à 54 ans. Et le petit Blackburn, qui revient d’Afghanistan, a peut-être perdu une jambe et la moitié de son visage, mais il a gardé tellement de beaux souvenirs de son combat pour la démocratie qu’à chaque matin il s’éveille en pleurant.
***
Les chefs des « trois grands partis » le savent bien. C’est pourquoi ils sont tous d’accord pour aider l’entreprise privée, à grands coups de centaines de millions. Bon, pour subventionner encore plus SNC-Lavallin ou les compagnies pharmaceutiques logées à Montréal, il va falloir faire des choix difficiles, et expliquer à la population que même si elle a le pouvoir parce que nous sommes en démocratie, il n’en demeure pas moins que nos élus sont là pour gouverner, qu’il faut du changement, que c’est la faute au gouvernement précédent, qu’il faut être compétitif, et qu’on n’a vraiment pas les moyens de payer à la fois les soins médicaux universels et les subventions nécessaires pour convaincre l’industrie militaire américaine de s’installer ici, ou d’y rester. Il faut être lucide.
Nous avons donc le choix entre :
1) Un social-démocrate de droite, nommé par l’exécutif de son parti, endossé par l’apparition miraculeuse de 40 000 nouveaux membres, et qui affirmait le 30 septembre dernier, à l’antenne de la Société d’État, ouvrez les guillemets : « Les Québécois ont peur du succès… il faut soulager le capital, il faut que le Québec devienne l'endroit au monde où le capital est le mieux accueilli possible ». C’est tout un défi. Car il va falloir se lever de bonne heure pour rivaliser avec des pays comme la Colombie. Ils accueillent très bien le capital, là-bas. Ils ont des escadrons de la mort pour tuer les syndicalistes et autres candidats de gauche, là-bas. Ils ne badinent pas avec la rondelle, là-bas. C’est pour ça que monsieur le président George W. Bush les aime tant. Et n’est-ce pas notre rêve à tous d’être aimés de George W. Bush ?
2) Un centriste de droite, dont les politiques ne sont pas du tout haïes par 70% de la population, qui n’a pas du tout été grassement soudoyé pour venir sauver le Canada (je répète, messieurs les avocats, que le candidat mystère auquel je fais allusion, c’est peut-être Amir Khadir, qu’il est par ailleurs pur et innocent, blanc comme la neige virginale, réputé pour son amour désintéressé de l’humanité, qu’il aime les enfants et les chatons, qu’il repasse lui-même ses chemises, et que quiconque ose insinuer qu’il a reçu des millions en pots-de-vin pour daigner s’abaisser à mettre au pas la province récalcitrante est une sale vipère calomnieuse) et qui promet, cette fois, qu’il va vraiment, vraiment baisser les impôts et régler les soins de santé.
3) Et un rebelle d’ultra-droite, fils putatif de Maurice Duplessis comme Néron était celui de Claude, émule de Mike Harris, qui incarne cette belle jeunesse de droite, qui sait que les régions sont à droite, qui croit au moratoire sur l’indépendance, qui comprend que les syndicats (et les travailleurs en général) sont la source de tous les péchés, qui a compris (lui ou ses bailleurs de fonds) que la meilleure manière de défendre les intérêts du peuple québécois est de détourner le discours nationaliste de son côté émancipateur, pour le réduire à la caricature grotesque qui fait les délices du Globe and Mail. En voilà un qui va plaire à tous les Québécois qui s’ennuient de l’époque de la drave, de la loi du cadenas, de la chasse aux « communisses », et du petit catéchisme !
Ces gens nous aiment mieux en porteurs d’eau qu’en porteurs d’espoir. C’est mieux pour la stabilité économique. C’est mieux pour l’Unité Canadienne, aussi. Et on sait, grâce à Stéphane « Nobel » Dion et autres Charles « hégélien en-soi » Taylor, que le Canada est vachement important dans le monde, en tant qu’exemple de société bi-multi-poly-culturelle où tout le monde s’aime et où le gouvernement créé par l’élite financière coloniale anglaise n’a pas du tout, du tout passé deux cents ans à tenter de détruire la culture canadienne-française (devenue québécoise par défaut, vu l’assimilation massive et pourtant fortuite dans les autres provinces), à déporter les Acadiens, à massacrer les métis et les autochtones, à mettre les gauchistes en prison, et à regarder ailleurs quand un de ses citoyens est déporté en Syrie pour se faire torturer pendant un an par des sous-contractants de la CIA, son crime étant de porter un nom à consonance à peu près arabe.
Oui, si le Canada devait se dissoudre à cause de la fourberie des séparatistes révisionnistes tribaux anti-sémites cannibales pédophiles, ça serait bien terrible. Les Belges se suicideraient par groupes de mille. Le trou dans la couche d’ozone triplerait de grandeur. Satan ressusciterait Milli Vanilli. Windows crasherait tout le temps, et Bill Gates serait quand même l’homme le plus riche sur Terre. Ça serait la guerre partout dans le monde. Le grand capital refuserait de régler la crise environnementale pour ne pas nuire à ses profits. Les élections ne voudraient plus rien dire.
Et le peuple, qui a le pouvoir, devrait trouver d’autres solutions.


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1 commentaire

  • David Poulin-Litvak Répondre

    22 mars 2007

    Tiens, voici un lien intéressant pour les intéressés. Le site "Too Much", qui porte sur les excès de richesse et les inégalités, particulièrement aux États-Unis. Ils ont également un "newsletter" hebdomadaire intéressant.
    Site: http://www.cipa-apex.org/toomuch/