J’ai animé une table ronde la semaine dernière à Québec lors de la conférence «Pluralisme religieux et immigration: Tendances, options, gestion,» organisée par la fondation Trudeau, l’ENAP et le Centre sur les défis mondiaux à Glendon, Université York. C’était évidemment une conférence sur les accommodements raisonnables, un débat d’abord québécois qui est mal compris hors Québec.
J’ai pu faire la connaissance de plusieurs universitaires très impressionnants que je ne connaissais pas — le philosophe Jocelyn Maclure et le juriste Louis-Philippe Lampron de Laval, le sociologue Joseph Yvon Thériault de l’UQAM. J’ai surtout retenu la conférence de Micheline Milot, sociologue à l’UQAM et co-directrice du Centre d’études ethniques des universités montréalaises. Mme Milot a offert un plaidoyer pour l’ouverture qui ne se base pas sur une vague notion de «multiculturalisme» mais plutôt sur quelques idées simples: mon droit de ne pas porter de signe visible de ma religion n’implique pas un droit de vous voir sans signe visible de votre religion. Nul n’est obligé d’arborer une prétendue indifférence à l’égard de la religion. Porter des symboles religieux, ce n’est pas faire preuve d’intégrisme ni d’expansionnisme.
Voici, au complet, la conférence de Mme Milot. — pwLes options juridiques et politiques de gestion de la pluralité auxquelles ce colloque nous convie à réfléchir se définiront de manière très différente selon l’imaginaire que la société québécoise entretient à l’égard du pluralisme en général et du pluralisme religieux en particulier.
Dans cet exposé, je voudrais identifier certaines caractéristiques du pluralisme religieux et montrer l’écart qui se creuse entre les représentations sociales et la réalité du terrain concernant la diversité religieuse. J’identifie d’abord, de manière non exhaustive, trois caractéristiques importantes des modalités selon lesquelles la diversité religieuse se manifeste.
1) La société québécoise comme les sociétés occidentales sont des sociétés démocratiques et sécularisées, ce qui signifie que les individus ne vivent plus dans des sociétés de chrétienté ou des sociétés musulmanes ou hindoues qui définiraient les conditions religieuses d’accès aux droits civils et politiques. L’État de droit rend possible un contexte où la religion acquiert le statut d’association civile parmi d’autres ; en outre, l’État déploie un cadre sociétal où la croyance et la non-croyance ont acquis le statut de liberté dans laquelle l’État s’interdit toute immixtion. Chacun peut entretenir un rapport de proximité, de distance ou de sélection à l’égard des prescriptions de sa religion, comme il peut n’adhérer à aucune. Une société sécularisée n’est donc pas une société où l’adhésion religieuse se replie dans le for intérieur ou le foyer, mais plutôt, elle n’est plus déterminée par une culture globalisante qui relierait de quelque manière que ce soit l’identité religieuse à l’identité politique. La distinction entre sphère privée et sphère publique est donc très problématique d’un point de vue analytique mais aussi, d’aménagement des droits et libertés.
2) La diversité au Québec s’est d’abord principalement manifestée à l’intérieur du catholicisme, notamment après Vatican II, dans les années 60 puis 70. L’utilité symbolique de la religion n’a jamais été contestée (baptême, mariages, funérailles) et l’effondrement de la culture de chrétienté a mis fin à l’apparente homogénéité en matière de comportements religieux. Puis, la diversité s’est accrue, mais dans des proportions très modestes, par la présence d’immigrants issus d’autres cultures religieuses, notamment musulmanes, sikhes et hindoues – les juifs ne pouvant pas être considérés aujourd’hui comme des immigrants. La religiosité de ces citoyens est à peine plus élevée que celle des Canadiens français catholiques. Le plus haut taux de religiosité s’observe plutôt chez les Canadiens français convertis au pentecôtisme, aux Témoins de Jéhovah, au protestantisme évangélique, et chez les immigrés des Caraïbes ou d’Amérique latine.
3) La plupart des religions non chrétiennes possèdent un dispositif de prescriptions vestimentaires ou alimentaires dont les croyants se distancient plus ou moins (qu’un tel registre ne se soit pas constitué dans le christianisme tient au hasard de l’histoire mais aussi au fait qu’il ait dû composer, par son universalisme, avec des traditions culturelles et ethniques très diverses dans le monde). Les immigrés non chrétiens vivent donc dans une société où ils sont arrachés à la culture religieuse englobante et contraignante que certains ont pu vivre dans leur pays d’origine. Cette situation rend possible, exactement comme dans le catholicisme, une grande diversité d’interprétations au sein d’une même confession, les croyants s’éloignant le plus souvent passablement d’une interprétation orthodoxe, qui n’existe que théoriquement de toute façon. En outre, au sein d’une même confession, les différences ethniques, culturelles, linguistiques sont multiples, au point qu’il n’est pas possible de construire une interprétation homogène des prescriptions religieuses. Ainsi, un signe ou un comportement qui reflètent l’appartenance religieuse ne sont ni ostentatoires, ni intégristes (un foulard, un col romain, une croix), même si de rares individus désirent vivrent leur religiosité comme une alternative à la modernité et qu’ils accentuent alors, de ce fait, les signes visibles de leur adhésion religieuse, ce qui n’est pas incompatible avec la modernité démocratique qui respecte la diversité des visions du monde.
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Sécularisation, diversité au sein de la majorité et par la présence un peu plus marquée de minorités, registres de prescriptions dans lesquels les croyants puisent de manière sélective et très diverse, voilà trois caractéristiques qui concrétisent une situation analysée depuis plusieurs décennies en Occident. L’adhésion religieuse se vit selon des modalités modernes, même quand elle puise à des éléments traditionnels, car ceux-ci sont radicalement réinterprétés, d’autant plus en contexte de déculturation des cultures d’origine : on observe une individualisation dans le rapport de proximité et de distance à l’égard de la culture religieuse, une acclimatation des conceptions religieuses à l’égard des acquis de droits de la modernité et une volonté de participer à la société politique (hormis de très rares exceptions, tels les anabaptistes ou les hassidims).
Que se passe-t-il pour que certains groupes ou personnes au Québec s’enflamment par quelques demandes d’accommodements pour des raisons religieuses?
L’argumentaire, qui convoque d’ailleurs une catégorie nouvelle dans l’usage social, la laïcité, associe les identités religieuses à des variables à très haute teneure symbolique qui seraient menacées par les manifestations d’adhésion à une religion : l’identité nationale, l’égalité entre les femmes et les hommes et les valeurs « communes ». La croyance religieuse, tenue dans le registre des dispositions de la conscience protégées par l’État dans la modernité politique, est devenue soudainement un enjeu national.
Dans cette rhétorique laïque, trois arguments sont particulièrement mobilisés pour nommer l’éminence d’une menace sociétale provenant de l’individu dans son étrange singularité croyante.
1) D’abord, se formule une présomption du refus de partager des valeurs communes. Autrement dit, l’autorisation d’arborer dans la sphère publique les signes d’une religion signifierait que l’appartenance à une communauté de foi prend le pas sur l’appartenance citoyenne, voire incite à l’encouragement à l’agrégation communautaire. Ces manifestations de l’adhésion confessionnelle représenteraient inéluctablement une déconsidération et un danger de recul à l’égard des acquis de la société moderne. On prête alors à la religion de l’autre une emprise totalisante sur l’individu, ce qui est en contradiction avec les données actuelles les plus documentées, que j’ai évoquées en début d’exposé.
2) Ensuite, il s’opère un discrédit de la soumission à une norme religieuse. Pour certains citoyens, il semble non crédible qu’une croyance ou une pratique religieuse soient à ce point liées à une conduite sincère qu’il puisse être raisonnable pour un individu de s’y soumettre et encore moins raisonnable de tenter de l’accommoder dans les institutions publiques. Bref, la croyance ou la pratique religieuses cacheraient autre chose : militance, défi à l’Occident, refus de l’autre. Ce serait dès lors un marché de dupes que de leur accorder créance par des accommodements, puisque les demandes basées sur l’appartenance religieuse procéderaient d’une attitude d’hypocrisie.
Ce raisonnement repose manifestement sur une croyance sociale : dans un monde sécularisé, chacun devrait pouvoir et aurait le devoir de se départir des exigences liées à sa croyance religieuse et paraître indifférent à l’égard de la religion. La laïcité se ferait alors émancipatrice des consciences jugées sans autre forme de procès comme aliénées et rétrogrades. D’un aménagement politique devant garantir les libertés de conscience, la laïcité s’apparenterait à une religion civile obligatoire.
3) En troisième lieu, la narration populaire qui veut que le Québec soit sorti d’un long passé d’oppression religieuse et qu’il refuserait désormais de se laisser envahir par des traditions archaïques (principalement l’islam) est socialement énoncée comme une évidence. Une logique (erronée) de transposition établit l’équivalence entre l’hégémonie sociale d’une tradition religieuse passé ou celle de la brutalité des régimes autoritaires dans le monde et les manifestations individuelles de l’adhésion religieuse.
Toutefois, selon la perception répandue, ces « petites pratiques » vont se généraliser et s’imposeront à toute la société. Il s’agit là d’une autre croyance sociale tenace, celle de l’expansionnisme inévitable des normes des religions minoritaires qui modifieront, à terme, les valeurs majoritaires de la société, alors même qu’elles n’ont aucun poids pour remodeler un ensemble sociétal comme le Québec.
Conclusion
Les conséquences d’un tel enchaînement erroné du raisonnement obèrent lourdement sur les mécanismes d’intégration et la préservation de l’impartialité de l’État.
Si les croyances et les pratiques religieuses, non conformes aux habitudes de la majorité, sont frappées de discrédit et présumées nocives, il n’y a qu’un pas, vite franchi, pour disqualifier le citoyen qui les fait siennes, faire peser sur lui le poids d’une non intégration voire, des problèmes cruciaux de non employabilité qui sévissent dans des proportions gênantes au sein des populations immigrées et détenant un haut niveau de scolarisation. L’affirmation répandue « À Rome, fais comme les Romains » exprime bien une exigence de conformité qui conditionne l’acceptation de l’autre dans l’espace de la citoyenneté, du travail et dans l’imaginaire de l’identité nationale.
Au Québec, comme dans plusieurs sociétés culturellement catholiques, semble persister la prégnance d’une matrice imaginaire, non reconnue comme telle, mais aisément «activée» pour redire le nous et surtout, l’unité du corps social. Une matrice catholique, vidée de son contenu dogmatique et dissociée d’une autorité normative extérieure, sécularisée, qui joue néanmoins le même rôle qu’elle le fit par le passé face aux «protestants» ou aux juifs : celui de fournir la représentation d’un ensemble de valeurs «présumées» partagées, unifiées, quoique jamais définies.
On aurait envie de réentendre John Locke, penseur de la tolérance à propos des opinions religieuses et de leur expression publique, qui écrivait en 1667 dans L’essai sur la tolérance : «le port d’une chape ou d’un surplis ne peut pas plus mettre en danger ou menacer la paix de l’État que le port d’un manteau ou d’un habit sur la place du marché.»
Accommodements raisonnables: plaidoyer pour la tolérance
Conférence de Micheline Milot - plaidoyer pour l’ouverture
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