Accommodement déraisonnable

Commission B-T et débats à l'étranger

Les juges français ont-ils lu le rapport Bouchard-Taylor avant sa publication? Ont-ils voulu offrir un contre-exemple éloquent de cette laïcité française que les commissaires se plaisent à qualifier de «rigide» et peu «ouverte» sur le monde? On le croirait presque tant la décision rendue en avril dernier par un juge de Lille semble inspirée par une version française du multiculturalisme canadien. Le juge de Lille aurait-il été gagné par le virus de l'interculturalisme? Rappelons les faits qui soulèvent en France une controverse encore plus virulente que notre bon vieux débat sur le kirpan.
À Mons-en-Baroeul, près de Roubaix sur la frontière belge, un ingénieur dans la trentaine, citoyen français né au Maroc, épouse une jeune infirmière née en France, elle aussi d'origine marocaine. Tous deux sont musulmans, comme plus de trois millions de résidents français. Les tourtereaux se fréquentent pendant deux ans sous l'oeil bienveillant des familles. Jusque-là, l'histoire ressemble à celles de milliers d'autres immigrés maghrébins.
Sauf qu'au moment de la nuit de noces, le jeune époux constate avec stupeur que sa promise n'est plus vierge. Il aurait pu en sourire, comme la majorité des jeunes musulmans français qui font souvent semblant de communier à la coutume archaïque qui veut que l'on exhibe comme un trophée le drap taché de sang pour faire plaisir aux parents. La tradition veut même que, pour sauver l'honneur, l'époux accepte de verser une goutte de sang. Le jeune ingénieur, qui vit à Paris et a fait des études avancées, doit bien avoir entendu parler de la révolution sexuelle. Rappelons qu'il est citoyen français.
Horreur et damnation, il ne supporte pas cet affront à sa virilité et à son honneur. Le voilà qui crie à la fraude et hurle à qui veut l'entendre qu'il y a erreur sur la marchandise. Le soir même, il révèle à sa famille son sort de mari outragé. Les parents chassent aussitôt la bru indigne qui souille le domicile familial. Mais l'homme veut faire valoir ses droits de consommateur floué. Dès le lendemain, il réclame l'annulation du mariage, sans se douter qu'il fera ainsi de l'hymen de son épouse un sujet de débat national.
Son avocat est habile puisqu'il ne demande pas le divorce, mais l'annulation du mariage. Un article du Code civil, tombé en désuétude depuis la libéralisation du divorce, permet d'annuler purement et simplement un mariage s'il y a eu erreur sur l'une des «qualités essentielles» de l'un des époux. «Monsieur croyait épouser une fille de caractère sincère et physiquement intègre», dit pudiquement l'assignation à comparaître. D'abord opposée à l'annulation, la jeune fille y consent de guerre lasse. Il s'agit pour elle de se débarrasser au plus vite d'un mari qui la considère comme un produit avarié. Probablement soucieuse d'aider la jeune fille à se sortir d'affaire, une juge prononce l'annulation pour cause de mensonge sur une «qualité essentielle» d'un des époux. Le jugement, qui n'est pourtant pas un canular, date du 1er avril. C'est une note juridique qui attirera l'attention du journal Libération, qui déclenchera à son tour un tollé.
L'affaire aurait pu se conclure par une simple demande d'appel afin d'éviter que les tribunaux ne puissent dorénavant considérer la virginité comme une qualité essentielle des époux. Mais il est rare que les ministres-vedettes de Nicolas Sarkozy prennent le temps de demander des avis juridiques avant de se prononcer sur une question brûlante. Voilà qu'à la surprise générale Rachida Dati, dont les relations avec la magistrature sont au plus mal depuis sa réforme judiciaire, prend la défense du jugement. Celui-ci, dit-elle, «protège la jeune fille». On sait qu'à une autre époque, la ministre de la Justice avait elle-même obtenu l'annulation de son mariage, célébré sans son consentement. C'est ce qu'elle révélait dans un livre d'entretiens publié l'an dernier (Je vous fais juge, Grasset, 2007).
Certains magistrats affirment que le mariage n'a pas été annulé pour cause de non-virginité, mais parce que l'épouse a reconnu avoir menti sur ce que les conjoints estimaient être une «qualité essentielle». Comme si ce n'était pas à la justice de définir ce qui pouvait entrer ou non dans ces qualités dites «essentielles». Verra-t-on demain un mari demander l'annulation de son mariage parce que son épouse lui a caché qu'elle était juive? Même la collègue de Rachida Dati, la secrétaire d'État Fadela Amara, parle d'un jugement digne de Kandahar. Et l'on croit délirer en voyant le quotidien algérien El Watan rappeler la France à ses idéaux républicains. Les protestations de la gauche comme de la droite, dont la moue désapprobatrice du premier ministre François Fillon, ramèneront heureusement à la raison la ministre, qui décidera finalement de faire appel.
Mais les lendemains sont amers pour une ministre déjà peu estimée comme magistrate et qui fait plus souvent parler d'elle dans la presse people que dans les revues juridiques. Rachida Dati, qui défend toujours sa réaction première, semble raisonner comme si les procédures expéditives du divorce par consentement n'existaient pas en France. Elles ont pourtant été votées par son propre gouvernement. Étrangement, la presse n'a pas fouillé les implications matérielles de l'affaire. Le divorce comprend généralement des arrangements financiers susceptibles de protéger justement l'épouse. Ce qui n'est pas le cas de la simple annulation.
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Dans les milieux très médiatiques que fréquente Rachida Dati, on doit pourtant savoir que le libertinage fait partie de l'identité nationale française au moins depuis Henri IV et les Liaisons dangereuses, le best-seller de Choderlos de Laclos. L'anthropologue Youssef Seddik confiait d'ailleurs au Nouvel Observateur que non seulement le Coran ne faisait pas de la virginité une obligation, mais que le Prophète lui-même avouait préférer aux jeunes vierges des femmes dites «expérimentées». Plusieurs sociologues soulignent que de nombreux parents musulmans ayant immigré en France dans les années 1970 sont passés à côté de la révolution sexuelle des années 1960. On se demandait récemment pourquoi il fallait commémorer Mai 68. Voilà peut-être une bonne raison.
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crioux@ledevoir.com
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Photo et lien, par Vigile


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