2011, l'année de la laïcité ouverte ?

Le droit fondamental de manifester sa religion en public ou en privé, selon le droit international, suppose que l'espace public n'est pas neutre

Laïcité — débat québécois



Le débat sur la laïcité est loin d'être terminé aussi bien en Europe qu'au Québec. L'année 2010 a été marquée chez nous par le dépôt du projet de loi 94 (Loi établissant les balises encadrant les demandes d'accommodement dans l'administration gouvernementale et dans certains établissements), ayant fait suite au rapport Bouchard-Taylor.
En février, un groupe d'intellectuels a publié le texte intitulé Pour un Québec pluraliste qui se situait dans l'esprit de la laïcité ouverte et tolérante. En mars, les Intellectuels pour la laïcité ont fait paraître un manifeste intitulé Pour un Québec laïque et pluraliste, qui prône une laïcisation intégrale de la société. La question de la prière au conseil municipal a encore fait des vagues en 2010. À la suite d'une missive envoyée aux municipalités par la Commission des droits de la personne et incitant à remplacer la prière par un temps de silence, quelques municipalités ont décidé de lâcher prise: Trois-Rivières, La Tuque, Rimouski, entre autres. La petite localité de Lac-Édouard aurait remplacé la prière par un extrait du poète Goethe.
Enfin, le 17 décembre, le ministère de la Famille a émis une directive visant à interdire les activités ayant pour objectif l'apprentissage d'une croyance, d'un dogme ou de la pratique d'une religion spécifique dans un centre de la petite enfance ou une garderie subventionnée, bref, selon La Presse canadienne, à sortir la religion des garderies.
Décisions des tribunaux
Du côté de Saguenay, le maire se fait toujours un ardent défenseur de la prière récitée avant les assemblées du conseil. La municipalité défend cette pratique devant le Tribunal des droits de la personne. Le procès de la prière et de la présence de deux symboles religieux dans la salle du conseil a débuté le 31 mars 2009.
Plusieurs journées d'audience ont eu lieu en mars et avril 2010. L'affaire est en délibéré, mais les procureurs de la Ville ont annoncé qu'ils feraient appel. Entre-temps, le maire et les conseillers continuent de réciter une prière de 20 secondes. De plus, la statuette du Sacré-Coeur trône dans la salle du conseil, de même qu'un crucifix sculpté par Victor Dallaire à l'hôtel de ville.
Il est vraisemblable que le tribunal québécois confirmera la décision-fleuve qu'il a rendue en 2006 à propos de Laval. Certes, la question de la religion dans l'espace public est préoccupante. Pourtant, l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme précise que «toute personne a [...] la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites». L'article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques est identique et ajoute: «La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui.»
Ordre public troublé ?
Qu'il s'agisse des crèches de Noël sur une place publique en Picardie, de la prière au conseil municipal au Québec ou de l'occupation de rues par les musulmans pour la prière du vendredi, comme cela se fait actuellement dans le XVIIIe à Paris, l'interdiction constitue-t-elle vraiment une mesure nécessaire? Dans le cas de l'occupation des rues pour la prière, l'interdiction peut se justifier pour des raisons de sécurité et de libre circulation inhérentes à la vie urbaine; une telle situation est actuellement tolérée en France, faute de mosquées disponibles.
Dans le cas de la prière au conseil municipal, s'agit-il d'une manifestation qui trouble l'ordre public ou menace la sécurité? Dans les quelque 400 municipalités du Québec où cette pratique existait depuis des générations, il ne semble pas que c'était le cas. Qu'est-il arrivé de grave dans les garderies?
Y aurait-il violation des droits d'autrui, en l'occurrence de la liberté de conscience des non-croyants? Le Tribunal des droits de la personne mentionne que toute personne «est en droit de ne pas se voir contrainte d'agir contrairement à ses croyances et à sa conscience, ni de subir une pratique religieuse à laquelle elle n'adhère pas». Ce droit s'opposerait ainsi à celui d'autres personnes de manifester leur foi par la prière «tant en public qu'en privé». Ces personnes perdraient leur droit parce que, selon le tribunal, «dans le cadre de l'exercice de fonctions publiques, l'État et les pouvoirs publics ont une obligation de neutralité, c'est-à-dire une obligation de ne pas privilégier ou favoriser une religion par rapport à une autre, ni de favoriser les convictions religieuses par rapport aux convictions athées ou agnostiques».
Fausses prémisses
En récitant une prière, le maire et ses concitoyens se trouvent, selon le tribunal, à imposer une contrainte à ceux qui ne veulent pas prier. Or jamais ces maires n'ont imposé quoi que ce soit! La requérante devant le tribunal avoue se sentir «mal à l'aise» pendant les 20 secondes que dure la prière. Le tribunal ne s'est pas demandé si cette personne se sent mal à l'aise lorsqu'elle passe devant une église ou une synagogue, lorsqu'elle regarde la croix du mont Royal ou lorsqu'elle apprend que ses impôts servent à financer la messe du dimanche à Radio-Canada ou les écoles privées confessionnelles...
La conception de la laïcité sur laquelle s'appuie le tribunal, comme d'ailleurs la Commission des droits de la personne, repose sur deux fausses prémisses, soit celle de la neutralité de l'espace public et celle de la dissociation de la religion et de la culture.
Le droit fondamental de manifester sa religion «en public ou en privé», selon le droit international, suppose que l'espace public n'est pas neutre. Il doit le devenir, certes, si l'ordre public ou la sécurité sont menacés. Mais les personnes qui, hors ces limites, ont le droit de manifester leur foi «en public» perdraient-elles ce droit uniquement parce que quelques personnes ne sont pas d'accord avec elles ou parce qu'elles se sentent mal à l'aise?
Dimension sociale
Cette conception de la laïcité néglige le fait qu'il y a une dimension sociale de la religion qui est vécue à Trois-Rivières ou à Saguenay, au conseil municipal comme dans les garderies, et fait partie de la culture des populations, de leurs traditions. Or la liberté religieuse de ces collectivités doit-elle être remise en cause par la revendication d'une minorité qui veut donner primauté à sa liberté de conscience et prétend évoluer dans une société imaginée comme axiologiquement neutre?
Aucune société n'est, dans les faits, un espace axiologiquement neutre. Le Tribunal des droits de la personne fait fi de cette dimension de la religion. Ne devrait-on pas pouvoir trouver une conception réaliste de la liberté religieuse qui soit enracinée dans la réalité culturelle? Il faut dépasser la conception purement individuelle de la liberté religieuse et repenser la dimension sociale de la religion et l'aspect positif de cette dimension. La jurisprudence canadienne s'est braquée sur une conception purement individuelle de la liberté de conscience qui bloque l'avenue de solutions de compromis.
La dimension sociale et culturelle n'est pas nécessairement oppressante en soi. Elle l'a peut-être été dans un passé lointain au Québec, mais il y a eu la Révolution tranquille depuis. Une conception dialogique, qui respecte le pluralisme, est possible dans un espace public non pas théorique et neutralisé, mais concret, complexe et respectueux de ses propres valeurs et de sa propre identité. C'est ce qu'enseigne la laïcité ouverte, sur laquelle reposent le rapport Bouchard-Taylor et le projet de loi 94.
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Mise à jour d'un texte intitulé ["Garderies : on ignore la dimension sociale de la religion"->33583], publié dans Cyberpresse du lundi 20 décembre 2010
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Patrice Garant - Professeur émérite de droit public à l'Université Laval


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