Cher vous autres, un récit

Vendredi, le 6 janvier 1708

je prends la plume ce soir dans l’espoir qu’éventuellement quelqu’un voudra savoir dans un futur lointain comment nous vivions en ce début d’un nouveau centenaire.

Tribune libre 2010

Vendredi, le 6 janvier 1708
Je ne sais pas s’il y aura encore du monde en Canada dans quatre ou cinq générations, encore moins comment on y vivra, mais je prends la plume ce soir dans l’espoir qu’éventuellement quelqu’un voudra savoir dans un futur lointain comment nous vivions en ce début d’un nouveau centenaire.
Cette année, l’hiver nous a frappé dur. Quelques jours avant Noël, une tempête de neige s’est abattue sur nous, laissant sur le sol plus d’un pied de neige. Je sais que ça peu paraître fort peu crédible en France, mon pays d’origine. Mais croyez-moi, l’hiver n’a rien de comparable à celle de la France. À la fin de l’hiver, il peut y avoir un total de plusieurs pieds de neige empilés sur le sol. Mais grâce aux Sauvages, ces indéfectibles alliés, nous avons acquis leurs connaissances. Tout d’abord, ils nous ont donné la raquette. C’est, somme toute, une très grande semelle dont le pourtour ovale est fait de bois à l’intérieur duquel est tendu un réseau de lanières de cuir. On les fixe sous la botte avec d’autres lanières de cuir. Ces raquettes nous permettent de marcher sur la neige sans nous enfoncer. L’hiver, on ne peut guère s’éloigner de la maison sans en porter.
Ici, la chasse est chose courante. Je sais bien qu’en France, il est rigoureusement interdit de posséder une arme à feu à moins d’être un gens d’arme; et la chasse est un privilège de la noblesse. Mais en Canada, depuis les tout débuts, on ne savait jamais quand les Iroquois attaqueraient. Il revenait à tout un chacun de se défendre, donc chaque homme avait besoin d’une arme à feu, et toute la famille savait comment manier le fusil. Puis les premiers colons se sont vus affligés par cette affreuse maladie qu’est le scorbut. Mais Monsieur Champlain, le fondateur de Québec, soupçonnait que le plus gros problème était le manque de viande fraîche. La chasse nous devenait une nécessité, et les Sauvages nous ont montré comment chasser; ils connaissent les us et coutumes des animaux et savent comment les pister.


Quand on ramenait les proies à la maison, on tirait profit du froid glacial des hivers canadiens pour les conserver fort facilement. Comme ici il gèle presque toutes les nuits à compter du mi-automne, et que par la suite le gel devient presque constant, nuit et jour, pendent plusieurs mois, nous n’avons qu’à accrocher nos proies aux poutres de la grange, trop haut pour les animaux qui rôdent, et ensuite qu’à les laisser geler; lorsque venait le temps de les déguster, on n’avait qu’à les entrer dans la maison une ou deux journées à l’avance pour les laisser dégeler. Elles sont alors aussi fraîches qu’à leur capture. Puis, à l’orée des bois qui n’était jamais bien loin des maisons, on trappait le petit gibier, principalement le lièvre. Puis, lorsqu’on s’enfonçait dans le bois, nous pouvions parfois abattre un chevreuil et quelques renards. Voilà pour les provisions de viandes fraîches pour l’hiver. Et c’est sans compter toutes les provisions de porc salé que nous avons faites quand nous avons fait boucherie de notre plus gros cochon et que nous pouvions garder dans le saloir dans la maison.
Mais il faut aussi faire provisions de poisson. Comme dans tous les autres pays catholiques, nous devions faire maigre tous les vendredis, toutes les veilles de fêtes d’obligation, donc tous les samedis, et aussi le carême qui dure quarante jours de suite. Et les poissons abondent dans tous les cours d’eau. Les Sauvages nous ont encore une fois comment les pêcher avec des filets que nous faisons avec de la corde solide. À la mi-automne, lors de la migration des anguilles vers les mers chaudes, nous n’avions qu’à tendre les filets sur les hauts-fonds; les résultats tenaient de la pêche miraculeuse, tellement nos filets s’emplissent vite de ce délicieux poisson à chair grasse. Ensuite, nous mettons vite toutes ces prises dans des saloirs pour qu’elles se conservent bien et fort longtemps. Certains, plus patients, font fumer du poisson surtout avec du bois d’érable, ce qui donne au poisson une saveur incomparable. Parfois, certains font simplement sécher leurs prises.
Dans la grange, tout va bien. Les récoltes ont été bonnes cette année. Nous avons pu engranger beaucoup de blé; déjà nous an avons fait moudre beaucoup par le meunier pour avoir la farine qu’il faut pour faire ce pain qui est la base de notre alimentation. Il y a amplement de foin pour les animaux. Dans la maison, le plus loin possible du foyer, nous avons plusieurs poches de légumes; oignons rouges, panais, carotte, navet, quelques courges et même quelques choux. Les récoltes ont été suffisamment abondantes que j’ai pu vendre des surplus à la ville, ce qui m’a rapporté assez de pécune pour nos besoins. Et j’ai aussi de grosses provisions de bois de chauffage de toutes sortes : cyprès et sapin pour partir le feu et pour éclairer beaucoup, bois franc de tremble et de merisier qui sert à cuisiner parce qu’il chauffe fort, du bois de nuit, comme du bouleau ou de frêne que braisent fort longtemps, et pour le four à pain, de l’épinette rouge qui ne fait presque pas de suie. Il nous faut beaucoup de bois pour nous chauffer en Canada, mais il est gratuit; nous n’avons qu’à le couper, le débiter et le transporter.
Comme on peut le constater, même si les froids sont incroyablement plus intenses qu’en Europe, nous finissons à force de durs labeurs à vivre aussi confortablement et heureux qu’en France, sinon plus. Les Sauvages et les Canadiens avaient appris depuis fort longtemps à s’adapter au climat et même à en retirer des avantages inconnus en Europe. Garder la nourriture gelée pour la conserver n’en était qu’une parmi bien d’autres, comme nous le verrons plus loin. Et on ne parle même pas de la beauté féerique du paysage tout de blanc vêtu.
Cette année, la période des Fêtes a été, comme presque tous les ans, une période qui nous a fait le plus grand bien. Quelques jours avant Noël, il y avait eu tempête de neige qui avait laissé plus d’un pied de neige au sol. N’empêche que le lendemain matin, il fallait que la vie continue. Comme à l’habitude en ce temps de l’année, au lever, la maison s’était refroidie. Dans l’âtre, les grosses bûches de la veille n’étaient plus qu’un petit tas de braises encore ardentes. Sitôt sorti du lit, j’y ai donc ajouté un peu de bois d’allumage pour bien repartir la flamme, puis j’y ai ajouté quelques bûches de bois de cuisine en merisier. Ensuite, nous avons brisé le jeûne de la nuit en mangeant, comme à l'accoutumée, un peu de pain et un oignon rouge cru; comme on disait, un oignon le matin éloigne le médecin, un oignon à midi éloigne les amis, un oignon le soir éloigne l’espoir. Puis, après une rasade d’eau-de-vie pour ma femme et moi, un peu de vin coupé de beaucoup d’eau pour les enfants les plus vieux, et un bol de lait pour la plus jeune.
Puis nous sommes passés aux tâches quotidiennes; mon plus vieux et moi sommes allés à l’étable faire le train; leur amener de l’eau, nourrir les animaux, nettoyer leurs lieux, traire la vache, ramener le lait à la maison, entrer du bois de chauffage pour qu’il puisse bien sécher. Je n’ai pas oublié non plus d’aller vider dehors le pot de chambre qui puait maintenant que tout le monde avait fait ses besoins. Pendant ce temps, ma femme est allée chauffer le four à pain à quelques pas de la maison; le four devrait être assez chaud à temps pour faire le pain pour le repas du midi. La veille au soir, comme à l'accoutumée, ma femme avait préparé la pâte à pain pour laisser les miches lever toute la nuit. En revenant du four, elle avait ouvert les volets de la maison face au sud pour laisser entrer la lumière du jour. D’autant plus que nous voulions profiter de la vitre que j’avais fait venir de France à fort prix il y a déjà quelques années et que j’avais posée sur les fenêtres au sud. Ça valait bien le prix, car c’était beaucoup mieux que faire comme encore certains faisaient et boucher les fenêtres l’hiver avec du parchemin huilé qui laissait bien passer la lumière, un peu, mais ne nous permettait pas de voir dehors. Beaucoup d’autres avaient aussi commencé à faire de même. Il fallait bien en profiter pendant que le temps était encore assez doux, car lorsque le froid et le vent deviennent trop mordants, il faut les laisser fermés jour et nuit pendant plusieurs jours d’affilés, nous laissant comme seul éclairage les flammes du foyer et parfois les chandelles de suif. Et aussi, avant de rentrer, elle avait rempli une grosse marmite de neige bien tassée pour la rentrer dans la maison pour qu’elle fonde, remplissant ainsi nos besoins d’eau; car en hiver, il arrive souvent que l’eau du puits soit gelée, alors on se rabat sur l’eau de neige fondue.
Après m’être réchauffé un peu dans la maison, je suis retourné à la grange où je voulais achever le cheval de bois que je voulais donner aux enfants pour le Jour de l’An. Ma femme, elle, préparait la soupe du midi qu’elle laisserait mijoter sur des braises dans le foyer. À l’Angelus du midi, que la cloche paroissiale avait sonné, mais qu’on avait à peine entendu, car l’église est fort éloignée, après avoir dit le bénédicité, nous avons mangé la soupe aux légumes et lard salé, merveilleusement assaisonnée d’un peu d’herbes salées, servi avec du pain juste sorti du four, encore tout chaud. Le tout embaumait délicieusement la maison. Après une brève sieste, je suis allé à l’orée du bois sur ma concession pour abattre un arbre ou deux pour le bois de chauffage de l’an prochain. Je finirai de les débiter l’été prochain, alors qu’ils seraient plus secs et moins lourds à transporter. Et puis la souche aurait alors commencé à pourrir, ce qui la rendrait plus facile à enlever. Et puis les pièges recueillaient parfois des lièvres, plus rarement un renard, un lynx, ou un raton laveur. Puis après un petit repas du soir, les enfants se sont couchés. Ma femme, après avoir fait le pain, a filé un peu de laine et moi j’ai continué avec mon couteau et des ciseaux à bois à faire une autre cuillère à soupe pour remplacer une vieille qui commence à craquer. La chandelle n’avait même pas fini de brûler que nous sommes allés au lit après avoir mis plusieurs grosses bûches de bouleau de quatre pieds qui vont braiser toute la nuit.
Au lever, tous se rappelaient que c’était la vigile de Noël, le jour le plus attendu de l’année, avec Pâques. Mais tout d’abord, il ne fallait pas oublier que comme toutes les veilles de fêtes d’obligation, il fallait faire jeûne et maigre. Au repas du matin, nous nous sommes donc contentés d’un peu de pain et d’eau. Le midi, un peu de poisson que ma femme avait mis à dessaler dans l’eau de neige fondue et que maintenant elle faisait cuire à la poêle sur une grille sur pied au-dessus d’une bonne braise. Puis, comme nous voulions tous communier à la messe de minuit, nous avons donc respecté la règle d’abstinence en ne soupant pas.
Ce matin-là, après avoir fait le feu dans le four à pain, ma femme a rentré de la grange quelques tourtières, du gâteau et deux perdrix dodues déjà déplumées, mises à geler depuis quelque temps déjà, afin que le tout ait bien le temps de dégeler. Moi, bien sûr, j’ai fait le train, aidé de mon garçon. Au moment de cuire le pain, ma femme a fait deux grosses fournées; elle savait que les prochains jours seraient épuisants et elle voulait un peu de répit dans son quotidien. Mais le reste de la journée avait été consacré à se préparer à la fête. Profitant d’abord de la lumière du jour, immédiatement après la routine quotidienne de nettoyer divers endroits de la maison où la suie issue de l’âtre s’était déposée, ma femme a d’abord fait l’essayage final et les retouches qui s’imposaient sur la nouvelle robe de ma plus vieille. Elle a ensuite repassé la robe que ma plus vieille avait portée, mais qui ne lui faisait plus depuis des années. Mais elle allait maintenant comme un gant sur la plus jeune. Elle a ensuite repassé sa plus belle robe à laquelle elle avait ajouté un beau collet de dentelle qu’elle avait fait elle-même, ainsi qu’un peu de ruban qu’elle s’était procuré à la ville l’été passé. Quant à mon costume, il n’avait pas besoin de travail, ni celui du garçon, du moins pas cette année. Puis nous avons passé le reste du temps à décorer un peu la maison; après avoir mis sur la table la nappe que l'on ne sortait que pour les grandes occasions, on y a mis plusieurs bouquets de fleurs séchées, quelques bouts de branches de pin et d’épinettes ici et là dans la maison, et un peu de gui et de houx que j’avais trouvés dans le bois. Mais je me suis assuré que ces plantes étaient hors de portée de la plus jeune qui aurait pu vouloir goûter à leurs baies si attrayantes mais empoisonnées.
Un peu après le coucher de soleil, je suis allé traire la vache pour la nuit. Une fois la nuit bien tombée et après que je fus allé fermer les volets, je me suis couché pour dormir une heure ou deux, car la nuit serait longue. Ensuite, après que ma femme m’eut éveillé, ce fut à son tour de dormir un peu avec les enfants pendant que je montais la garde; il ne fallait pas manquer cette nuit unique de l’année. Puis, vers dix heures j’imagine, la cloche de l’église paroissiale a sonné au loin pour nous rappeler que minuit s’en venait et qu’il fallait s’y préparer. Après avoir réveillé ma femme, je suis allé à l’étable pour atteler le cheval et l’attacher à la carriole sur ses longs patins de bois recourbés vers le haut à l’avant à l’image des toboggans des Sauvages. Il a fallu attendre un brin pendant que les femmes terminaient de se faire ravissantes. Puis, après avoir ajouté un peu de bois au foyer, tout le monde est monté à bord, bien emmitouflé, et on s’est recouvert d’une couverture de peaux d’animaux.

La courte distance entre la maison et la route a été un peu ardue à franchir pour le cheval qui enfonçait dans la neige, mais une fois rendu au chemin qui mène à l’église, tout s’est mis à bien aller; déjà beaucoup de carrioles ou de traîneaux y étaient passés et avaient bien aplati la neige. Quel charme que de glisser sur cette neige bien aplatie! Ça faisait changement du chemin cahoteux que nous connaissions le reste de l’année et qui, après les pluies, menaçait de nous enliser dans la boue.
Le paysage maintenant couvert d’un manteau blanc était une pure merveille, agrémenté par-ci par-là d’un panache de fumée qui s’élevait vers le ciel en sortant des maisons. Le long voyage a paru bien court. Et puis, même de loin, l’église, tout illuminée à l’intérieur, nous montrait la beauté de ses vitraux. On voguait d’émerveillement en émerveillement. Finalement arrivé à l’église encore fermée pendant que le curé, son bedeau et sa femme de ménage achevaient les préparatifs, tout le monde se rassemblait peu à peu, certains renouant connaissance des mois après la dernière rencontre. Mon Dieu qu’on avait des choses à se raconter. Un peu avant minuit, les portes de l’église se sont ouvertes.
Des chandelles partout à l’intérieur illuminaient l’église comme on ne la voyait presque jamais. On ne pouvait qu’admirer les 14 peintures du Chemin de Croix ainsi que les autres peintures religieuses et statues de saints. Toutes les boiseries bien polies reluisaient. Le maître-autel tout orné et décoré de bouquets de fleurs séchées était merveilleux. Grâce à l’Église, les gens du commun avaient tous un contact avec le beau, avec les arts; c’était très inspirant. À minuit, le prêtre, dans ses plus beaux atours est entré accompagné d’enfants de choeur, pendant que les meilleurs chanteurs et musiciens du coin commençaient à chanter des cantiques religieux. On n’avait que tellement peu d’occasions d’entendre de la musique si bien jouée. L’entrée solennelle du curé était précédée par un enfant de choeur qui encensait tout ce qu’il pouvait; bientôt, toute l’église était remplie de cette merveilleuse odeur mystique. Puis le curé commençait à célébrer la grand-messe. Après la lecture à voix haute de l’Évangile, en latin, le curé s’en est allé à la chaire pour son sermon. Mais pendant qu’il se rendait, dans le choeur, deux enfants, un garçon habillé en Saint-Joseph, une fille en Marie, portant une poupée représentant l’Enfant-Jésus, avancèrent jusqu’à la Sainte Table. Le curé, comme il fallait s’y attendre, nous fit donc un beau sermon fort bien tourné sur l’immense cadeau que Dieu nous avait fait en s’incarnant pour nous dans la personne de son Fils. Son sermon, interminable pour certains, fut bien accueilli. De retour au Maître-Autel, il continua le Saint-Office jusqu’à la communion, alors que presque tous se sont rendus à la Sainte Table pour y recevoir les Saintes-Espèces. Comme le prêtre devait porter attention à chacun des communiants et refaire à chaque fois le rite sacré, ça paraissait un peu long. La messe recommencée, nous suivions tous les rituels. Finalement vint l’Ite Missa Est, immédiatement suivi par la bénédiction. Normalement, c’était le signal de notre départ, mais pas cette nuit, car la tradition voulait qu’on assiste à trois messes de suite. Seulement ceux qui devaient partir l’on fait. Le curé s’était retiré à la sacristie pendant que le bedeau et la servante du curé s’affairaient à éteindre quelques cierges, pour économiser un peu. Peu après le curé est revenu, mais vêtu de la plus modeste chasuble de l’ordinaire et accompagné d’un seul enfant de choeur. Maintenant, ça allait beaucoup plus rondement; en fait, les deux messes basses ont pris un peu moins de temps que la grand-messe du début, d’autant plus que le premier sermon était suffisant. Lorsque le prêtre est finalement sorti du choeur, il ne semblait pas avoir le pied trop sûr; après tout, il avait bu trois calices de vin de messe sur un estomac vide.
Sur le parvis, la plupart des gens s’attardaient un peu pour s’échanger des bons voeux et parfois échanger des invitations à venir fêter pendant la période des fêtes qui commençait. Ensuite commençait la randonnée du retour, qui nous paraissait plutôt longue, car maintenant nos estomacs commençaient à chanter des cantiques, après un si long jeûne; nous avions hâte de nous bien sustenter.
Enfin revenus à la maison, mon garçon et moi avons dételé le cheval avant de le retourner à sa stalle dans l’étable. Puis, un peu à l’aveugle, nous avons pris de l’avance en nourrissant les animaux; ça fera moins à faire le matin venu. Et nous avons remisé la carriole dans la grange.
Pendant ce temps, ma femme et la plus vieille ont fini de dresser la table, après avoir ravivé le feu. Sur la table nous attendaient deux tourtières, une au gibier à plumes, l’autre au gibier à poil, au choix. Des morceaux de carottes et de panais accompagnaient ces délices. Ensuite, vint le tour d’un assortiment de confitures de l’année dans lesquels nous trempions de morceaux de pain; ça nous rappelait les beaux jours de l’été. Et puis du fromage dont nous avions de bonnes provisions. Et, bien sûr, un gobelet de ce merveilleux aliment, le vin; grâce à sa fermentation, ce jus de fruit pouvait se conserver fort longtemps. La nuit était tellement avancée que nous n’avions plus vraiment sommeil, sauf la plus jeune, et le vin nous aiderait à nous endormir, ce que nous avons fait immédiatement, même si le jour se lèverait bientôt.
En effet, quand nous nous sommes éveillés, on devinait que le jour était bien levé, car on entendait de l’étable la vache qui meuglait pour se faire traire. Je m’apprêtais à y aller, mais mon garçon m’a demandé d’y aller seul pour la traire et nettoyer les stalles. Après tout, disait-il, il n’était plus un enfant et il tenait à être mis à l’épreuve. C’est vrai. Moi aussi j’avais passé par là, et j’ai donc consenti, sans crainte, d’ailleurs. Et puis cela nous permettra durant cette période de passer une ou deux nuits chez la grand-mère de ma femme qui demeure à Québec en laissant le garçon prendre soin du quotidien de la maison. Quel soulagement!
Ma femme ayant fait provision de pain lors de la fournée d’hier, elle n’avait pas à aller chauffer le four pour la cuisson du pain. Donc, tout de suite après la petite corvée du ménage du matin, elle se mit à la tâche du repas du midi. Les perdrix étaient bien dégelées. Elle en a retiré les abats qui, hachés fin et mêlés à des morceaux de mie de pain qu’elle avait laissé à sécher depuis deux ou trois jours et rehausser avec un mélange de fines herbes dont elle avait le secret, elle en farcit les volailles. Pendant ce temps, j’ai installé les supports pour la tige à rôtir tout près de l’âtre après avoir ajouté à la base du feu un peu de bois. Ma femme à empalé les volailles, du bec à l’anus ou, comme aime dire mon garçon dans ses moments polissons, « de la barbe au cul ».
Puis elle les avait bien recouvertes de beurre qu’elle avait baratté quelques jours auparavant. Ne restait plus qu’à la plus vieille de tourner la broche à l’occasion et les arroser parfois d’un peu de jus de cuisson qui était tombé dans les plats sous la broche pour que les volailles soient bien cuites partout. Et comme elle avait laissé mijoter toute la nuit dans de l’eau des os de porc pour en extraire le bouillon, il ne lui restait plus qu’à ajouter un peu d’orge et de grains de blé d’Inde avec un assaisonnement de fines herbes pour nous faire une bonne soupe que l’on mange avec le pain.
Les perdrix étaient délicieuses, la peau croustillante, la viande bien grasse. Avec cela, il y avait des morceaux de courge, de carotte et de panais, sauté dans du beurre à la poêle. Avec ça, on a pris du vin blanc qui avait été réservé pour l’occasion. Ensuite, comme dessert, du gâteau aux fruits arrosé de crème fraîche du matin relevée d’un peu de sirop d’érable. C’était presque trop. Pour une fois, nous nous sommes permis de faire une bonne sieste pour mieux digérer.
Nous en sommes sortis bien reposés. Ce fut le moment que ma femme a choisi pour sortir de sa cachette des bonbons qu’elle avait achetés du confiseur à Québec l’été passé. Elle en donna aux enfants pour leur plus grand ravissement. Il en restait même un pour elle et un pour moi. Puisqu’il fallait pour fabriquer des bonbons d’utiliser un appareil appelé thermomètre, je crois, on ne pouvait pas facilement faire des bonbons à la maison. On ne dégustait ces friandises que très rarement, presque uniquement à Noël. On a ensuite fait les besognes quotidiennes. Pour souper, nous n’avions vraiment pas faim. Nous nous sommes donc contentés de pain et d’une omelette aux oignons et aux fines herbes, surtout que nous avions tous sommeil; la nuit précédente avait été courte. Nous nous sommes donc couché aussitôt le repas fini.
Les jours suivants étaient plutôt routiniers. Mais les soirées, elles, étaient mouvementées. Malgré le froid cinglant qui était de retour, c’était le bon temps pour visiter les gens du village qui nous avaient invités, ou encore d’en recevoir quelques-uns. Et puis le grand froid ne ferait que consolider le pont de glace qui se forme tous les ans et qui permet à tous de traverser le fleuve de Pointe-Lévy jusqu’à Québec sans problème. Nous comptons bien y aller pour le jour de l’An pour visiter la grand-mère de ma femme qui y demeure. Mais d’ici-là, les soirées des fêtes dans le village valent bien la peine, même quand il fait froid à pierre fendre, car, mises à part les brèves rencontres sur le parvis de l’église les dimanches, nous n’avons que très peu d’occasions de festoyer ensemble, car la plupart du temps, les tâches à faire sur la terre ou dans la maison ne laissaient fort peu de temps de loisir. Ces fêtes étaient fort simples; on s’échangeait nos histoires vécues au cours de l’année en les colorants, on écoutait le violoniste ou le flûtiste, les deux seuls musiciens du village, on dansait, même sans musiciens, en chantant et en percutant des cuillères en bois les unes contres les autres, ou alors un raconteur s’aventurait à nous divertir en nous racontant des histoires qui ne se tenaient pas. On était tous là pour s’égayer et tous fuyaient tout sujet de dispute. Le tout était arrosé de vin, de rhum ou d’eau de vie. Et même si on était tous un peu gris ou ensommeillés, le retour à la maison se faisait en toute sécurité; le cheval, lui, était bien à jeun.
Samedi, c’était le temps, dès les travaux quotidiens terminés, de se mettre en route vers Québec pour s’assurer d’y être le jour de l’An. Il fallait aussi profiter du fait que le temps était fort beau, peu venteux, et plus chaud que les derniers jours. Nous nous sommes mis en route un peu avant l’Angelus du midi. Les petits chemins de terre battue qui allaient d’un village à l’autre, étaient bien lisses. En cours de route, nous avons mangé quelques bouchées de pain, sans plus, puisque comme toute veille de dimanche, il fallait faire jeûne et maigre. Arrivés à Pointe-Lévy, au pont de glace, nous avons bien vu qu’il était fort solide; quelqu’un y avait percé des trous à de grands intervalles et y avait mesuré l’épaisseur de la glace. Comme signe que la glace était assez épaisse, dans chaque trou, un petit sapin était planté. Ces sapins servaient aussi de balise. Cette randonnée sur une surface parfaitement plate était un ravissement. Chemin faisant, nous avons croisé plusieurs familles qui faisaient le voyage en sens inverse; et devant et derrière nous, nous pouvions voir d’autres familles qui se rendaient vers Québec aussi. Ces ponts de glace, totalement inconnus en France, facilitent tellement le transport. Près de Québec, nous avons vu quelques qui s’amusaient à patiner sur la glace. En Canada, les gens savent tirer profit des rigueurs de l’hiver. En plus, la neige empêche que l’on guerroie. On n’a rien à craindre une autre attaque anglaise comme nous avons subi en 1690, alors que l’approche de l’hiver a finalement fait fuir les Anglais, qui, de toute façon, était au bord de la déroute. En Europe, les guerres se continuent même l’hiver, mais ici la guerre ne peut se faire l’hiver. En Canada, l’hiver est un répit, alors ici on festoie l’hiver. Comme quoi le rigoureux hiver canadien a plusieurs bons côtés.
Comme nous approchions de Québec, mais la plus jeune regardait avec fascination la ville au loin; c’était son premier voyage à la ville. Le château Saint-Louis qui dominait au sommet de la très haute falaise, et toutes ces maisons entassées tout près les unes des autres, elle n’avait jamais vu ça. Une fois rendue en ville, elle avait les yeux tout écarquillés pour voir ces rues, ce qu’elle ne connaissait pas, et toutes ces maisons de pierres, souvent de deux étages. C’était, pour elle, matière à rêve.
Comme toutes les villes d’Europe, normalement la ville de Québec pue. Pendant l’hiver, au moins, la ville ne puait pas puisque le crottin de cheval et le contenu des pots de chambre qui jonchaient les rues étaient gelés; mais ça va changer avec les grandes fontes du printemps. Pour le moment, c’est l’odeur du bois de chauffage qui brûle qui embaume la ville. Encore un avantage de l’hiver canadien.
La grand-mère de ma femme avait un incroyable parcours de vie. Orpheline ou abandonnée, on ne sait pas trop, pas longtemps après sa naissance, elle avait passé toute son enfance dans un hôspital de Paris. Et comme tout le monde, elle devait faire sa part dans la mesure de ses capacités pour faire les nombreuses tâches quotidiennes de l’institution, incluant prendre soin des plus faibles et des plus malades. Toutefois, les religieuses enseignaient à tous les orphelins et orphelines tout ce qu’il fallait pour bien tenir maison, ainsi qu’à lire et à écrire. Mais l’hôspital était un endroit clos d’où les enfants ne sortaient que rarement et jamais sans être chaperonnée par une soeur. Elles ne connaissaient rien au monde. Mais, sans dot, les filles n’avaient aucune chance de se marier au sortir de l’hôspital avec un homme autre qu’un homme très pauvre. Elles pouvaient toujours se faire religieuses. Mais si elle sortait dans le monde, leur seul espoir était de se trouver un emploi comme domestique, peut-être dame de compagnie dans la noblesse. C’est pourquoi quand vint l’offre d’aller en Canada avec une dot donnée par le roi et où les hommes cherchaient presque tous femme à marier, elle commença à y songer, malgré les histoires qu’on lui racontait sur les rigueurs de l’hiver canadien. Bien sûr, cela voulait dire de très durs labeurs, mais elle pourrait se marier, fonder famille, posséder un terrain et une maison bien à elle, jouir d’une grande liberté. En Canada, pour une femme à marier, il y avait six ou sept hommes qui cherchaient épouse; elle ne pouvait espérer rien de semblable en France. Et l’éloignement de sa terre natale ne la dérangeait aucunement puisqu’elle n’y avait aucune attache. Elle demanda donc de se rendre en Canada. Mais avant que son souhait ne fût accordé, il fallait qu’un médecin s’assure que sa santé était adéquate. Comme elle était robuste et ne souffrait d’aucune infection et qu’elle était encore vierge, donc libre de se marier, son souhait fut exaucé. Elle avait alors 15 ans, donc d’âge à se marier.
Sa traversée fut un cauchemar. Pendant plus de deux mois, elle était à bord d’un bateau entassé avec une centaine d’autres personnes, équipage et passager inclus, tous devaient se contenter d’une eau plutôt putride, de pain biscuit, de nourriture sèche. Et le bateau paraissait bien frêle pendant les tempêtes, à des centaines de lieues de toute terre ferme. Mais quand elle est arrivée à Québec en juin 1668, le cauchemar s’est transformé en rêve; il lui semblait que toute la petite ville s’était réunie pour recevoir les nouvelles arrivantes, auxquelles on donna un accueil des plus chaleureux. Comme le temps, d’ailleurs, qui était fort chaud en ce début d’été; ce n’était pas du tout les grands froids qu’on leur avait laissé craindre. La nature autour de la ville était généreuse. Puis elles furent hébergées par les religieuses. La nourriture était fort bonne; le pain était aussi bon que celui en France, et même si on devait se contenter des provisions de la dernière récolte, tout était bien apprêté. Puis des rencontres ont été organisées entre les nouvelles arrivantes et les nombreux hommes cherchant à se marier.
Contrairement à la coutume, ce n’était pas les hommes, mais les femmes qui avaient l’embarras du choix. Elle jeta assez vite son dévolu sur un homme dans la trentaine, concessionnaire d’une terre à moins d’une lieue de Québec qu’il avait déjà suffisamment défriché pour vivre de ses récoltes. Et il avait remplacé sa première cabane par une belle et solide maison de bois. Les choses allèrent tellement rondement que l’hiver n’était pas encore arrivé qu’ils étaient mariés. Ils eurent neuf enfants, dont six qui atteignirent l’âge du mariage. Tous et toutes s’étaient établis ailleurs, dont deux filles qui avec leur mari se sont établies sur les rives de la rivière Richelieu que l’on commençait alors à coloniser.
Celles-là on ne les avait guère revues puisqu’il leur fallait plus d’une semaine pour venir à Québec. Une de ses filles avait épousé un marchand de Québec qui avait réussi à s’amasser une bonne fortune.
C’est pourquoi quand sa mère était devenue veuve, elle et son mari l’invitèrent à venir demeurer avec eux, où on prendrait soin d’elle dans ses vieux jours; elle avait bien mérité de se laisser dorloter un peu.
Quand nous sommes arrivés à destination, une belle maison de pierres de deux étages, avec deux cheminées, nous nous sommes empressés de rentrer nos bagages avant d’aller remiser carriole et cheval. Nous avions amené, entre autres, plusieurs autres oiseaux sauvages, ainsi que des lièvres, des produits de chasse qui étaient plutôt rares à la ville.
Les retrouvailles étaient très chaleureuses. Comme nous étions à la veille d’un dimanche, le repas du soir fut plutôt frugal, comme il se devait.
Le lendemain matin, nous avons, pour une rare fois, fait la grasse matinée. Merci à mon garçon qui prend soin de la maison. Avant d’aller à la messe, c’était le moment de donner aux enfants un cadeau. À la plus jeune, ma femme lui a donné une belle poupée de chiffon et de paille, avec des vêtements qu’elle avait patiemment confectionnés. Et à la plus vieille, c’était une nouvelle robe du dimanche, dont elle avait besoin puisque son autre commençait à être trop petite; ravie, ma fille s’empressa de s’en vêtir pour qu’elle puisse l’étrenner à la messe. Et à notre retour, je leur réserve la surprise du cheval berçant que j’ai maintenant terminé. Quant à mon garçon, il ne perd rien pour attendre puisque je lui réserve une surprise de taille à mon retour. Puis nous sommes allés à la messe de dix heures, non pas à l’église paroissiale pourtant à deux ou trois rues, mais à la cathédrale au sommet de la côte. C’est un magnifique édifice. Et puis, nous avions entendu dire qu’il y avait un orgue qui produisait des sons dignes d’un choeur d’anges du ciel. Mais on ne l’avait point entendu. Peut-être parce que c’était une basse messe.
Au retour à la maison de notre hôte, deux autres familles d’enfants de la grand-mère étaient arrivées. Et la maison était parfumée des odeurs émanant de la cuisine où s’affairaient la dame de la maison et sa domestique. Le repas du midi a été des plus somptueux. On passait de saveur souvent exotique à saveurs nouvelles et inconnues, comme l’orange. Les volailles sauvages avaient été apprêtées à la perfection et étaient servies avec une sauce bien crémeuse. Comme breuvage, du chocolat, que nous n’avions jamais bu auparavant. Décidément, nos riches hôtes n’étaient pas pingres, loin de là. Le reste du temps, on a jasé de tout et de rien, on avait tellement de choses à raconter, un tel rattrapage à faire. Au repas du soir, après une soupe aux gourganes dans un bouillon de volaille, on a pu se délecter d’un ragoût de mouton avec sauce à l’érable.
Ce n’est qu’une fois au lit que j’ai reçu mon cadeau du jour de l’an; ma femme m’a annoncé qu’elle était grosse, comme lui avait confirmé la sage-femme du village. C’était une merveilleuse nouvelle. Après tout, nous n’avions que trois enfants, et aucun n’avait encore atteint la puberté. Comme tous le savent, seulement trois enfants sur cinq n’atteignent cet âge. Je ne m’inquiète pas trop pour les deux plus vieux enfants, mais la plus jeune peut encore être atteinte par une maladie juvénile. Ma femme et moi sommes bien conscients que plus nous vieillirons, moins nous serons aptes à combler tous nos besoins; nous devrons alors compter sur nos enfants pour nous aider. D’autre part, je suis bien conscient que plus d’une femme sur dix meurt en couche. Mais c’est surtout au premier accouchement qu’il y a le plus de danger. Et comme ma femme en sera au quatrième, on peut croire que les dangers seront moindres. Et puis, chaque chose en son temps. Pour le moment, c’est le sourire aux lèvres que je m’endors.
Le lendemain, lundi, au matin, je suis allé porter quelques perdrix aux soeurs hospitalières de l’Hôtel-Dieu. Je leur devais bien ça, car après mon arrivée ici, je n’avais pas pu travailler suffisamment sur ma concession pour me construire une maison capable de faire face à l’hiver et aussi défricher, labourer et ensemencer assez de terrain pour assurer ma subsistance; les deux premiers hivers, j’ai survécu grâce aux braves soeurs qui m’avaient accordé gîte et subsistance dans leur hospital, un endroit où les braves soeurs donnent l’hospitalité aux démunis. Depuis longtemps, à chaque saison des récoltes, je leur donnais volontiers beaucoup de victuailles; mais ma dette de reconnaissance était pour l’éternité.
En après-midi, nous en avons profité pour visiter quelques commerçants, parfois pour acheter des choses nécessaires, parfois pour se permettre des petits luxes, comme des rubans pour orner les robes. Au hasard de nos promenades, nous avons rencontré quelqu’un qui avait un chiot à donner; inutile de dire que mes filles m’ont pressé pour le prendre, ce que je fis. Sans leur dire, j’ourdissais le dessein que lorsque le chien sera adulte, je pourrai l'atteler pour tirer une petite charrette pour transporter des petites charges, ou encore pour promener la plus jeune.
Pour mon fils, j’ai acheté son cadeau. Maintenant qu’il était un homme, il était temps que je lui donne son premier fusil de chasse. Quand nous sommes retournés chez notre hôte, une famille avait déjà quitté pour retourner dans son bourg de Notre-Dame de Foy, à moins de deux lieues à l’ouest de Québec, avant qu’il ne fasse trop noir. En soirée, nous avons continué à échanger toutes les nouvelles et potins que nous pouvions. L’hospitalité de nos hôtes était digne d’un roi. Malgré cela, nous nous sommes couchés de bonne heure, car nous voulions retourner à la maison dès l’aube, si le temps le permet. À ce temps-ci de l’année une tempête de neige pouvait nous tomber sur la tête n’importe quand.
Quand nous nous sommes levés le lendemain au petit matin, le ciel était chagrin. Nous nous sommes donc hâtés de préparer notre départ. Quand nous avons quitté nos hôtes, le vent ne semblait pas important, mais lorsque nous avons traversé le fleuve où on n’était plus protégés des vents du nord par la falaise, on s’aperçut que le vent était désagréablement cinglant. On pouvait redouter qu’une tempête de neige s’approchât. Il ne fallait pas perdre de temps. Quand nous sommes arrivés à la maison, c’était bien avant l’Angelus du midi. Il n’était pas trop tôt, car le blizzard aveuglant commençait. Je n’avais jamais rien vu de semblable avant de venir en Canada. Arrivés à la maison, nous avons chaleureusement été reçus par notre fils, qui avait découvert la solitude, qu’il n’avait pas beaucoup prisée. Mais il s’était quand même fort bien tiré d’affaire; il n’avait pas encore épuisé les réserves de pain que sa mère lui avait préparé. Il dit qu’il s’était quand même fait quelques repas chauds bien simples. Et la maison avait été fort bien tenue. Je suis ensuite allé conduire le cheval et la carriole à l’étable, où j’ai bien vu que les animaux avaient été fort bien traités. Je ramène le cheval berçant à la maison, et surtout le cadeau de mon garçon. Les filles, surtout la plus jeune, ont adoré le cheval. Mon fils, lui, n’en revenait tout simplement pas d’avoir maintenant bien à lui un fusil de chasse. Il l'essaierait dès que le temps le permettrait.
Tout revenait à la normale, aux routines quotidiennes, sauf pour une autre veillée chez un distant voisin après demain. Nous comptons y aller, si le temps le permet, car dehors la tempête empire. Finalement, la petite célébration de la fête des Rois mettra terme à la période des Fêtes. Les durs labeurs des champs ne pourront pas reprendre avant au moins trois mois. D’ici là, il y aura les quarante jours du Carême pendant lesquels l’Église nous ordonne de faire jeûne et maigre, ce qui n’est pas une mauvaise chose en cette période calme; et ça nous permet de ne pas trop puiser dans nos provisions. Puis il y aura Pâques, cette grande fête religieuse qui ne se prête guère aux célébrations laïques toutefois. Et le cycle recommence.
Aujourd’hui, c’était la fête des Rois Mages. Ce n’est pas une fête majeure; c’est surtout pour les enfants que nous la célébrons. Bien qu’aujourd’hui vendredi soit jour de maigre et jeûne, ma femme a ajouté un peu de lard salé, dont nous avons d’amples provisions, à la soupe aux pois qu’elle sait si bien faire mais qu’elle nous sert trop peu souvent. Puis, après le repas, elle a sorti la traditionnelle brioche de l’Épiphanie (c’est le nom religieux de la fête des Mages). Elle l’a ensuite découpée en 6 pointes égales, une pour chacun de nous ainsi qu’une partie pour les pauvres.
La coutume fait qu’une fève soit cachée dans la galette. Quiconque a la portion la contenant est roi ou reine pour le reste de la journée. Bien sûr, ma femme a triché et s’est laissé un repère discret qui lui disait où était cachée la fève. Cette année, elle l’a donnée à la plus vieille qui vient d’avoir onze ans, plutôt qu’au plus vieux, treize ans, à qui elle l’avait souvent donnée. De toute façon, ma fille a choisi son frère comme roi pour la journée. La plus jeune, qui n’a que 5 ans, ne comprenait pas trop ce qui se passait, mais s’amusait ferme.
Quant à la part du pauvre, nous la réservons pour le premier quêteux qui viendra nous visite, probablement fin hiver, début printemps. Son banc est là qui l’attend, car la plupart des maisons, surtout hors les villes, ont toutes un banc du quêteux sur lequel le visiteur peut passer la nuit. Dans le banc, sous le couvercle, il y a une paillasse et des couvertes qui l’attendent. Le quêteux est toujours le bienvenu. Il nous apporte des nouvelles des gens des autres paroisses, nouvelles que nous n’aurions pas autrement. Et aussi, la plupart des quêteux sont des raconteurs hors pairs, au plus grand plaisir des enfants d’abord, mais aussi de tous.
Puis, après un souper frugal comme à l’habitude, les enfants sont allés se coucher. Ce soir, ils pourront dormir sur leurs paillasses, car il fait redoux dehors, et la maison sera donc chaude cette nuit. Ça va faire du bien après tant de nuits que nous venons de passer entassés dans le lit-cabane.
Il faut aussi noter qu’en ce jour, on fête bien plus que la fête des Rois, si on se fie au « Catéchisme de Kébec » de notre évêque, Monseigneur de Saint-Vallier. C’est d’ailleurs le seul livre que nous possédons. Il nous sert aussi pour montrer aux enfants à lire et à écrire, tellement qu’il commence à être écorné. Sa Leçon X de la troisième partie nous dit que l’on fête aussi le baptême de Notre Seigneur au Jourdain par saint Jean, et son premier miracle aux Noces de Cana en Galilée. Mais mis à part mention de ces fêtes dans nos prières quotidiennes, celle des Rois nous suffit.
Je me souviens fort bien de mes jeunes années en France, des durs chocs en arrivant ici, des énormes labeurs requis pour m’y établir, de la grande chaleur des Canadiens qui calme les rigueurs de l’hiver. Et cette nature si généreuse le reste de l’année. J’aime toujours mon pays natal, mais j’ai cessé de penser à y retourner. Maintenant, je suis vraiment devenu un Canadien.


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3 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    7 janvier 2010

    Très beau texte. Merci à l'auteur de le partager sur ces pages de Vigile.

  • Archives de Vigile Répondre

    6 janvier 2010

    Merci.
    Jeanne du Lys

  • Archives de Vigile Répondre

    6 janvier 2010

    Très beau texte, merci.
    Information additionnelle :
    « Québécois. Personne qui habite au Québec....C'est à partir des années 1960 que Québécois fut employé pour désigner les habitants de la province de Québec. Québécois a d'abord été employé pour désigner les habitants de la ville de Québec, attesté pour la première fois dans ce sens en 1754 (on le trouvait alors aussi orthographié Québecquois).»
    [Office québécois de la langue française, 2009]