Valeurs québécoises : mauvaise formule pour une bonne idée

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Excellente analyse

J’ai eu l’occasion de dire du bien du projet annoncé de Charte des valeurs québécoises. Et j’en dirai encore. Dans la mesure où ce projet de Charte prend au sérieux la question identitaire, qui est celle, aujourd’hui, des fondements existentiels et historiques de la démocratie, il nous déprend des seuls paramètres de l’individualisme libéral, qui a tendance à dépolitiser la vie collective, en absolutisant les revendications (et quelquefois les caprices) de chacun, pour les transformer en «droits fondamentaux» indiscutables dont l’encadrement est de moins en moins imaginable.
Je disais toutefois que la référence aux «valeurs québécoises» me semble bien mal servir le projet gouvernemental – à tout le moins, elle pose de vrais problèmes. Est-ce que le terme «valeurs québécoises» désigne bien cette part du lien politique qui n’est pas redevable au contractualisme libéral, ce «particularisme historique» qui distingue fondamentalement une société d’une autre? Est-ce que la référence aux «valeurs québécoises» permet de bien saisir ce que l’on appelle normalement «l’identité nationale» ou ce qu’on pourrait aussi appeler le caractère fondateur de la culture nationale?
Ces questions, et quelques autres, éclairent, me semble-t-il, certaines zones d’ombre du débat à venir cet automne. On me pardonnera, je l’espère, l’aridité de l’exercice.
Valeurs québécoises ou valeurs progressistes?
Un peu d’histoire pour mieux contextualiser l’utilisation de ce vocabulaire. C’est au lendemain du référendum de 1995 que le thème des valeurs québécoises est apparu dans le paysage politique. On s’en souvient, la déclaration de Jacques Parizeau sur l’argent et le vote ethnique a provoqué une crise idéologique majeure au sein du mouvement souverainiste. Plusieurs se persuadèrent qu’il était alors nécessaire de proposer une nouvelle définition de la nation, décentrée de la majorité historique francophone, pour «l’ouvrir à la diversité».
C’était l’heure du nationalisme «civique», appelé à se substituer au nationalisme «ethnique» – un terme grossier, dont personne ne s’était jamais réclamé, mais qui a servi, pendant plusieurs années, à disqualifier en la diabolisant toute référence à la majorité, à l’histoire et à la culture dans la définition de la nation.
La nation se définirait plutôt de manière purement territoriale et n’aurait pour cadre de rassemblement que la Charte des droits de 1975, considérée désormais par plusieurs comme un texte fondateur. Dans le contexte post-référendaire, c’était une manière de faire concurrence au multiculturalisme canadien sur le registre de « l’ouverture à l’autre ».
La nation vidée de son contenu historico-culturel, on croyait ainsi lui faire passer le test de «l’inclusion». La majorité francophone devenait une communauté parmi d’autres dans une société sans point fixe ni cœur historique.
Mais le nationalisme «civique» asséchait terriblement l’identité nationale. On sentait bien qu’il proposait une définition de la nation si aseptisée qu’elle devenait étrangère au sentiment national – la nation du nationalisme civique relevant davantage du fantasme idéologique que de la réalité québécoise.
On a donc cherché à lui redonner un peu de consistance avec une référence de plus en plus insistante aux «valeurs québécoises». À travers elle, une certaine substance identitaire était supposée réapparaître politiquement.
Quand on prenait la peine de les examiner, les valeurs québécoises référaient d’abord aux valeurs «progressistes» qui distingueraient le Québec d’un Canada anglais conservateur. Elles référaient généralement à un Québec social-démocrate, féministe, souvent écologiste, et même altermondialiste, qui s’opposerait à un Canada anglais conservateur, favorable au libre-marché, militariste et manquant de sensibilité à l’endroit de l’environnement.
Ces valeurs «progressistes» représenteraient l’héritage de la Révolution tranquille et témoigneraient du nouvel ethos québécois (on notera au passage que la pensée politique post-référendaire a proposé une redéfinition de l’héritage de la Révolution tranquille en le dénationalisant considérablement).
Ce discours a longtemps été porté par le Bloc Québécois, qui a joué un grand rôle, d’ailleurs, dans sa promotion. Il était aussi évidemment très présent au PQ.
Pourtant, les «valeurs québécoises» causaient problème: n’excluaient-elles pas symboliquement de la nation ses éléments plus conservateurs, socialement ou culturellement, et même économiquement ?
Sous prétexte de former une identité «inclusive» à destination des nouveaux arrivants (parce que détachée de contenus identitaires particularistes et définie par des valeurs universelles auxquelles tous pourraient s’identifier sans renoncer à ses us et coutumes), on excluait idéologiquement de la nation ceux qui ne se reconnaissaient pas dans les grandes valeurs progressistes mises de l’avant par le PQ.
Et le discours des «valeurs» ne risquait-il pas d’aliéner une frange considérable de la population qui se sentait spontanément attachée au Québec d’abord, à son histoire, à sa culture, à sa langue, mais qui n’adhérait pas aux grandes références idéologiques de la gauche postmoderne? Par exemple, un homme «de droite» pouvait-il remettre en question le «modèle québécois» sans d’un coup devenir un «mauvais Québécois»?
C’est en bonne partie autour de cette définition étriquée de la nation que la coalition souverainiste s’est peu à peu disloquée. La nouvelle définition «inclusive» de la nation excluait ceux qui ne se reconnaissaient pas dans le projet politique d’une certaine gauche sociale-démocrate et défigurait un Canada anglais qui n’est certainement pas réductible à la caricature conservatrice qu’on en proposait.
De même, cette nouvelle vision de la nation oubliait une chose : ce qui caractérise une nation, ce n’est pas la communauté de valeurs mais justement, la possibilité de former une communauté politique malgré le désaccord sur les valeurs.
C’est parce qu’ils partagent une histoire et une culture que les hommes peuvent ensuite se diviser sur les valeurs (et donc, sur les projets de société) tout en évoluant dans le même cadre politique. Une nation rend possible la pluralité idéologique et la diversité des projets de société justement parce qu’elle associe les hommes dans une identité commune qui transcende les fractures idéologiques et politiques. Le jour où les hommes perdent le sentiment de leur destin commun, c’est aussi leur capacité à mener des projets communs qui est affectée.
En fait, le discours des «valeurs» ne faisait-il pas de la nation un «projet idéologique» à construire plutôt qu’une communauté historique transcendant ses divisions idéologiques? La nation ne passait-elle pas d’héritage historique et communauté politique à projection utopique et fantasmée? Surtout, l’identité nationale ne se faisait-elle pas confisquée par certains idéologues qui conditionnaient l’adhésion à la nation à l’adhésion à une doctrine, à une idéologie ?
Évidemment, il y a toujours une part « d’idéaux » dans une nation, mais à la réduire à ces idéaux, et souvent, à des idéaux « partisans », ne risquait-on pas de lui faire perdre beaucoup de sa force d’attraction, dans la mesure où le sentiment national ne peut oblitérer complètement sa part affective, s’exprimant et se rationalisant normalement à travers la conscience historique ?
Valeurs québécoises ou valeurs occidentales ?
Je ne m’attarde pas davantage sur cette récente période de notre histoire politique que j’ai analysée plus en détail dans La dénationalisation tranquille (Boréal, 2007). Mais je note une chose : le langage des «valeurs québécoises» s’est imposé dans le vocabulaire politique courant, bien qu’il ait passablement changé de sens ces dernières années, depuis la crise des accommodements raisonnables en fait.
À partir de ce moment, les valeurs québécoises ont moins servi de projet de remplacement à une identité nationale historico-culturelle qu’elles n’ont servi, plus souvent qu’autrement, à faire le procès du multiculturalisme, qui pousserait la collectivité à l’effritement identitaire et qui nous amènerait à renier certaines valeurs collectives fondamentales.
L’expression « valeurs québécoises » ne réfère plus d’abord aux valeurs de la gauche social-démocrate québécoise mais plutôt, aux grandes valeurs généralement assimilées à la modernité occidentale.
On parle ici de la démocratie, de la liberté d’expression, de l’émancipation féminine et ainsi de suite. On parle en fait des grandes valeurs associées aux sociétés libérales, et qui seraient au cœur de la modernité comme projet et philosophie. Il s’agit évidemment de valeurs fondamentales qui sont naturellement susceptibles de plusieurs interprétations concurrentes.
On note tout de suite un problème. En quoi ces valeurs universelles, ou du moins, occidentales, sont-elles spécifiquement québécoises? En quoi les valeurs québécoises ici sont-elles distinctes des valeurs danoises, des valeurs allemandes, des valeurs américaines ou des valeurs canadiennes?
Évidemment, elles s’expriment différemment d’une société à l’autre, mais ne proviennent-elles pas toutes de la même matrice philosophique, celle de la modernité? N’y a-t-il pas ici une certaine exagération rhétorique à qualifier ces valeurs occidentales de «valeurs québécoises»?
Cela ne veut évidemment pas dire qu’elles ne doivent pas être défendues. On le sait, aujourd’hui, plusieurs de ces valeurs sont compromises par certaines pratiques culturelles archaïques, justifiées généralement au nom de la liberté de religion et souvent, même, au nom de l’égalité des droits (que l’on pense simplement à la logique de ségrégation sexuelle qui se manifeste souvent dans l’espace public).
Sur un autre registre, le multiculturalisme sabote les fondements de la société libérale et les grandes valeurs qui la soutiennent (par exemple, en encourageant la censure pour éviter les propos « offensants » ou encore, en instituant, à travers la discrimination positive, la logique des quotas, qui nie la part la plus valable de l’universalisme libéral, qui consiste à ne pas enfermer un individu dans sa communauté d’origine).
Mais on voit paradoxalement que ces valeurs ne se suffisent pas à elles-mêmes. Elles sont le fruit d’une civilisation, d’une histoire, d’une culture, et sont alimentées par les mœurs d’une collectivité. Les grandes valeurs universalistes de la modernité sont susceptibles d’être aisément détournées lorsqu’on les détache des mœurs et des pratiques culturelles auxquelles elles étaient historiquement associées.
C’est souvent en leur nom qu’on justifie les propositions les plus radicales du multiculturalisme. Par exemple, n’est-ce pas au nom des droits de l’homme qu’on se porte souvent à la défense du voile ou du niqab ? Comme quoi la société libérale peut difficilement être défendue sans qu’on intègre dans cette défense un certain mode de vie, sans qu’on y intègre la complexe question des mœurs.
Défense de l’identité nationale et réflexion historique
Je repose alors la question : de quelle manière parler du « monde commun », si le langage des «valeurs» se révèle finalement inadéquat – à tout le moins, il est certainement insuffisant. Évidemment, les hommes politiques font avec le vocabulaire dominant dans une société et utilisent des mots qui font du sens pour leurs contemporains.
Et on comprend évidemment ce que le gouvernement veut dire en parlant des «valeurs québécoises» : il entend simplement par-là que la protection des droits individuels n’épuise pas le projet de la communauté politique et qu’il est nécessaire d’expliciter certains paramètres du « monde commun » québécois, de nommer au moins partiellement ce que les Québécois partagent substantiellement.
On aura compris que ce que je critique, ici, ce n’est pas l’idée de monde commun. Je me demande plutôt de quelle manière traiter la question identitaire de la manière la plus fructueuse qui soit.
Car la question identitaire nous ramène à une des plus fondamentales questions de notre époque : comment sortir du minimalisme libéral qui privatise complètement la question du sens et qui dépolitise l’existence collective. Comment sortir d’une citoyenneté qui vide les institutions de toute substance historique, pour les réduire au rôle de gardiens de «droits fondamentaux» dont la définition se dérobe par ailleurs à la délibération démocratique, dans la mesure où on considère que seuls les tribunaux sont habilités à réfléchir sérieusement à cette question? Comment sortir du multiculturalisme qui consiste à extraire une société de son expérience historique pour la refonder, de manière assez autoritaire, souvent, dans l’utopie diversitaire?
Ce qui me semble absent de la réflexion politique contemporaine, c’est une pensée historique qui s’ouvrirait au particulier. Il ne s’agit évidemment pas de condamner l’universalisme moderne, dont la puissance d’émancipation est confirmée – il s’agit de rappeler que la condition politique de l’homme ne saurait s’épuiser dans cet universalisme, et qu’il faut redécouvrir, dans la réflexion sur les identités collectives, la part légitime du particulier, ou si on préfère, je reprends cette formule, les fondements irréductiblement historiques de la communauté politique.
C’est à cause de cette absence de pensée historique, par exemple, qu’on peine à comprendre en certains milieux pourquoi la laïcité québécoise est appelée à assumer le patrimoine catholique de la collectivité. Le présentisme imperméabilise la nation contre son propre héritage historique – en fait, elle lui devient étranger, ce qui contribue à une forme d’aliénation identitaire.
De quelle manière inscrire la référence à la nation en tant que réalité historico-politique dans le langage politique contemporain ? De quelle manière connecter la citoyenneté à l’identité, comme l’avait proposé le PQ en 2007, d’ailleurs, en voulant créer une citoyenneté québécoise dont l’obtention serait liée, pour les nouveaux arrivants, à une connaissance des grands repères de la culture québécoise.
On comprend que la chose ne va pas de soi – car comment prendre en charge politiquement les mœurs d’une collectivité sans pour autant les figer, sans les stériliser? Il n’y a pas de recette préétablie, et un tel exercice relève de l’art politique le plus fin, qui doit conjuguer prudence et résolution.
Il s’agit probablement de la question à partir de laquelle on jugera de la grandeur des hommes d’État de notre époque. Car il est nécessaire, à certains égards, d’instituer la culture comme norme politique – autrement dit, il est indispensable de se rappeler que la communauté politique québécoise est fondée sur une expérience historique particulière, et qu’on ne rejoindra vraiment la première qu’en s’immergeant dans la seconde (il y a évidemment plusieurs manières de s’y plonger).
L’enjeu fondamental, c’est celui de la conscience historique. C’est celui d’une appartenance non pas seulement à la société québécoise, mais au peuple québécois, à la nation québécoise. L’éducation historique est indispensable, de ce point de vue, parce qu’elle se présente justement comme une « école du particulier » : elle permet de s’inscrire dans la trame d’un destin collectif. Elle permet de s’approprier un passé et conséquemment, de s’approprier aussi l’imaginaire collectif sans lequel la citoyenneté ne serait qu’une estampe administrative parmi d’autres.
L’enseignement historique est le fondement de l’éducation civique – et on pourrait élargir ici la portée de cette revalorisation des fondements historiques de la citoyenneté. On aura compris aussi que l’enseignement historique ne désigne pas seulement l’enseignement de l’histoire, mais un certain rapport à la collectivité, une certaine manière de penser les grandes questions à travers lesquelles elle examine son avenir.
Une Charte des valeurs québécoises, aussi mal nommée soit-elle, rappelle aussi aux nouveaux arrivants qu’il y a ici des normes substantielles à respecter pour bénéficier pleinement des avantages de la coopération sociale. Elle rappelle que dans l’espace public, le commun, à certains moments et à certains endroits doit prédominer sur les singularités individuelles, et que les «droits individuels» s’inscrivent dans un équilibre plus vaste qui doit tenir compte aussi des exigences du bien commun. Et elle rappelle qu’il est nécessaire, quelquefois, que le singulier se plie devant le commun et que la cohésion nationale et culturelle d’une collectivité est un horizon légitime et désirable.
Évidemment, une identité ne saurait se figer sur une définition trop étroite d’elle-même : elle ne saurait non plus se dissiper dans un flou radical, en ne se reconnaissant plus aucun substrat.
Tania Longpré posait une question importante récemment : «devenir Québécois», qu’est-ce que cela veut dire aujourd’hui? De ce point de vue, une Charte des valeurs québécoises rappelle que le Québec n’est pas qu’une société mais aussi un peuple, une nation, et qu’il n’est pas indifférent qu’on fasse le choix d’y vivre plutôt que de vivre au Canada anglais, aux États-Unis, en France ou en Pologne. Elle rappelle qu’en rejoignant le Québec, on rejoint une communauté historique et qu’il est nécessaire de s’en approprier la trajectoire pour pleinement participer à la vie démocratique. De ce point de vue, elle travaille aussi à la solidification des assises historiques et sociologiques de notre démocratie.


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