Vadeboncoeur, moderne irréductible

Pierre Vadeboncoeur - 1920-2010


En présentant, sous le titre Une tradition d'emportement, une anthologie des écrits les plus anciens de Pierre Vadeboncoeur, né dans l'île de Montréal en 1920, Yvan Lamonde et Jonathan Livernois avouent avoir dû se lancer dans «un long plaidoyer auprès de l'auteur pour lui faire voir — parfois à son corps défendant — l'intérêt littéraire et historique de ses textes». Ils avaient raison d'être tenaces.
Les écrits choisis (1945-1965) témoignent éloquemment de la continuité de l'oeuvre de Vadeboncoeur. Ils donnent même la clé nécessaire à la compréhension de la démarche globale de l'intellectuel.
Qu'en 1961 un syndicaliste associât la libération sociale du Québec à l'éclosion de notre peinture abstraite, cela pouvait paraître saugrenu, même aux yeux des gens de gauche. En publiant dans Cité libre l'article «Borduas, ou la minute de vérité de notre histoire», Vadeboncoeur étonnait, d'autant plus qu'il affirmait à propos du peintre, qui, par le manifeste Refus global, avait rompu avec notre passé catholique: «Il avait quelque chose d'un saint.»
Faire de Borduas un saint laïque pour opposer la liberté créatrice exprimée dans ses toiles à l'hypocrisie des prédicateurs qui, selon l'article, commandent d'adorer Dieu «en Lui mentant», semblait incongru. Pourtant, c'était la meilleure manière de montrer que la révolution picturale des automatistes, encore plus éclatante chez Riopelle que chez Borduas, devançait par sa modernité notre littérature et n'attaquait pas le phénomène spirituel en soi.
L'influence souterraine de Borduas libérait, souvent à leur insu, les plus éveillés des intellectuels canadiens-français, d'un moralisme stérile et d'une religiosité terre à terre, mesquine, plus paysanne que chrétienne. C'était un bouleversement.
Sinueuse, nuancée, insistante, admirable, la prose de Vadeboncoeur évoquait par des détours notre aliénation collective pour mieux en percer le mystère. Elle déchiffrait l'humiliation, l'étouffement et la solitude d'un drôle de peuple occidental: un gamin au corps robuste mais à l'âme rachitique.
Vadeboncoeur faisait de Paul-Émile Borduas, cet agnostique affranchi du passé, l'antithèse de Lionel Groulx, ce croyant passéiste. Dans une société qu'écrasait un catholicisme étriqué, on pouvait croire que le syndicaliste aurait considéré, devant l'omniprésence du spirituel, le peintre d'avant-garde comme le champion de la matière vivante. Contre toute attente, Vadeboncoeur soutenait que Borduas faisait jaillir de l'esprit, et non de la chair, l'indispensable révolution collective.
Unité du peuple
Son livre La Ligne du risque (1963), qui renfermait l'article capital publié l'année précédente dans la revue Situations, résumait ainsi sa pensée: «Personne, ou presque, n'avait été assez spirituel pour tenter enfin une véritable expérience. Borduas s'en est remis complètement à l'esprit. Il a tout joué. Le Canada français moderne commence avec lui.»
Pour l'écrivain, ce peintre avait, dans notre société, fait reculer l'obscurantisme qui risquait de s'assimiler au matérialisme américain le plus vulgaire. Il fallait que Vadeboncoeur crût profondément à l'unité organique du peuple pour penser qu'un art aussi élitiste que la peinture abstraite pouvait déterminer l'avenir national.
Dans L'Autorité du peuple, publiée en 1965, le syndicaliste montre que, grâce à Borduas, la liberté créatrice est passée du domaine de la peinture à celui des idées. «Mon socialisme, par exemple, ne cesse, écrit-il, de s'approfondir et de gagner en autonomie; il est devenu pour moi générateur de pensées... Je dirais la même chose de mon indépendantisme, beaucoup plus récent.»
Loin de découler de la doctrine nationaliste de Groulx, l'indépendantisme de Vadeboncoeur était «d'essence révolutionnaire». Il surgissait du socialisme et de l'expérience syndicale, comme d'un tableau abstrait mais bien réel. L'écrivain rappellera l'événement déclencheur, survenu à Baie-Comeau en 1960: «[...] le spectacle de milliers d'ouvriers prisonniers du capital étranger comme de syndicats étrangers, et cherchant violemment à se libérer.»
En 1978, dans Les Deux Royaumes, Vadeboncoeur, horrifié par la superficialité d'une nouvelle culture occidentale qui refuse l'enracinement, avoue qu'il se trompait jadis en estimant qu'il devait, à la suite de Borduas, «être quitte envers le passé». Désenchanté, il donne l'impression de laisser une oeuvre affaiblie par le reniement. De moderne, il serait devenu antimoderne.
En fait, la lecture des écrits anciens révèle que la modernité préconisée par Vadeboncoeur, comme une tradition à inventer, répondait déjà aux exigences qu'à partir de 1978 l'essayiste formulera. Il rejetait non seulement notre passé folklorique, mais aussi un certain culte états-unien de la superficialité. Le penseur ne croyait pas en vain que le socialisme et la libération nationale rappelaient la pérennité et la profondeur des oeuvres d'art.
Collaborateur du Devoir
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UNE TRADITION D'EMPORTEMENT
ÉCRITS (1945-1965)
Pierre Vadeboncoeur
PUL
Québec, 2007, 182 pages


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