Un sophisme malheureux, mais prévisible

Laïcité — débat québécois

De l'avis de l'auteur, l'origine du dérapage politique et médiatique vient du fait que les conclusions du sociologue Gérard Bouchard (à droite) et du philosophe Charles Taylor (à gauche) n'ont jamais remis en cause les «balises» actuellement définies par le droit canadien pour définir ce qui pouvait constituer une conviction religieuse protégée par les chartes canadienne ou québécoise. Photo Archives La Presse
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L'actuelle polémique politique entourant l'adoption du projet de loi 16 concernant l'action de l'administration en faveur de la diversité culturelle a été déclenchée par la récente mise en lumière d'un avis de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse qui, étrangement, était passé sous les radars médiatiques et politiques au cours des huit derniers mois. Rendu le 30 janvier dernier, celui-ci confirmait la légitimité, en vertu de la Charte québécoise, de la pratique adoptée par la S.A.A.Q. d'accommoder les individus qui, sur la foi de convictions religieuses sincères, refusaient d'être évalués par des individus de sexe opposé lors du test pratique préalable à l'obtention du permis de conduire québécois. Si peu de temps après le dépôt du rapport de la commission Bouchard-Taylor, au mois de mai 2008, le fait qu'une instance mise sur pied pour veiller au respect des droits et libertés fondamentaux sur le territoire québécois rende une telle décision peut sembler étonnant à première vue mais, tout comme l'était le «happy ending» du film de Robert Zemeckis, ce «retour vers le futur» était en fait on ne peut plus prévisible.
Origine du dérapage
En effet, pour toutes intéressantes, utiles et pertinentes qu'elles aient été à bien des égards (n'eut été que pour servir un «rappel à l'ordre général» quant à l'utilisation abusive de l'expression «crise» des accommodements ou déboulonner les assises de l'amalgame: accommodements religieux / membres des minorités culturelles et religieuses), les conclusions du sociologue Gérard Bouchard et du philosophe Charles Taylor n'ont jamais remis en cause les «balises» actuellement définies par le droit canadien pour définir ce qui pouvait constituer une conviction religieuse protégée par les chartes canadienne ou québécoise. Or il s'agissait justement, à mon humble avis, de l'origine même du dérapage politique et médiatique qui a fait basculer le Québec dans le psycho-drame collectif des accommodements raisonnables en 2006, et dont les débats ayant actuellement cours à l'Assemblée nationale semblent susceptibles de nous faire replonger.
Approche non-décisionnelle
Dans l'état actuel des choses, indépendamment de toutes les pirouettes conceptuelles qu'on pourrait tenter de relever au sein de la jurisprudence dominante en matière de droits et libertés fondamentaux (selon lesquelles l'exercice de la liberté de religion «n'est pas absolu» ou ne «peut entraver l'exercice des droits d'autrui», etc.), force est de constater qu'un décideur saisi d'un litige dans le cadre duquel un individu prétend avoir été victime d'une atteinte à ses convictions religieuses ne jouit, grosso modo, d'aucune marge de manoeuvre pour déterminer si les chartes sont, ou non, applicables à son cas. Le critère pertinent de la «sincérité de la conviction spirituelle» a en effet été modulé de telle manière que les décideurs ne peuvent, lorsqu'ils évaluent le bien-fondé d'une revendication religieuse au sens des chartes : 1) ni vérifier la concordance des affirmations du «croyant» avec ses actes antérieurs à la violation alléguée (l'atteinte aux convictions du plaignant devant se vérifier au moment de l'atteinte); 2) ni vérifier le caractère «raisonnable» de la conviction invoquée par rapport au dogme religieux collectif auquel elle est supposée être rattachée; 3) ni exclure intrinsèquement cette conviction du champ de protection offert par les chartes en raison, par exemple, de son caractère attentatoire à un autre droit fondamental, comme par exemple le droit à l'égalité entre les hommes et les femmes.
Cette approche extrêmement large (voire non-décisionnelle) n'a pas été remise en cause par les commissaires Bouchard-Taylor qui ont jugé que les «balises» actuellement en vigueur au stade de la justification des atteintes aux droits et libertés fondamentaux permettaient à ces mêmes décideurs, selon une approche casuistique (ou «au cas par cas») de faire prévaloir les lois et règlements d'application générale lorsque l'accommodement des convictions religieuses invoquées impliquerait une «contrainte excessive» pour l'institution visée par la revendication. Au nombre de ces balises, nous retrouvons notamment celle de l'atteinte aux droits d'autres individus, en apparence fort prometteuse pour des convictions comme celle faisant l'objet de l'avis du 30 janvier 2009, mais que les tribunaux canadiens avaient pourtant limité à une portée strictement individuelle au cours des années ayant précédé le dépôt du Rapport Bouchard-Taylor.
Et cette balise a été appliquée de manière tout aussi étroite par la Commission des droits de la personne qui a en effet conclu que les pratiques d'accommodement de la S.A.A.Q. n'impliquaient, de fait, aucun conflit entre la conviction religieuse faisant l'objet de l'accommodement et le droit à l'égalité entre les hommes et les femmes puisque, dans la procédure suivie par l'institution, les employés visés par la demande d'exclusion - qu'il s'agisse des examinateurs ou examinatrices - n'étaient pas (ou n'avaient pas à être) conscients de la demande d'accommodement. En effet, celle-ci était présentée à un répartiteur qui, par la suite, était chargé de «replacer» le demandeur d'accommodement sur la liste d'attente en fonction de sa préférence sexuelle. Ce sophisme structurel a par ailleurs justifié la récente déclaration du président de la CDPDJ selon laquelle les pratiques similaires d'accommodement adoptées par la Régie d'assurance maladie n'étaient pas «raisonnables» au sens de la charte québécoise: parce que dans ces cas, les demandes étaient directement adressées aux femmes et/ou aux hommes qui devraient, par la suite, se faire remplacer par une personne du sexe opposé.
L'exclusion manifeste du recours aux «principes» chers à une société libre et démocratique - tel celui consacrant l'égalité entre les hommes et les femmes - pour juger du caractère « raisonnable » d'un accommodement fondé sur des convictions religieuses particulières exige-t-elle que le législateur québécois intervienne directement pour, soit clarifier les balises applicables lors de la justification d'atteintes aux droits fondamentaux, soit établir une «hiérarchie formelle» entre certains droits et libertés? Il semble à tout le moins que le statut quo proposé par la commission Bouchard-Taylor n'ait pas donné les résultats escomptés...
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Louis-Philippe Lampron, professeur assistant
Faculté de Droit de l'Université Laval


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