Loi sur la laïcité: déroger aux chartes n’empêchera pas les contestations

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Les fédéralistes contesteront la loi, malgré la clause dérogatoire

POINT DE VUE / Après plusieurs mois de suspense, la Coalition avenir Québec (CAQ) a finalement déposé son projet de loi 21 sur la laïcité de l’État à l’Assemblée nationale. Dans sa mise en œuvre, le gouvernement entend recourir à deux dispositions générales de dérogation des chartes canadienne et québécoise des droits et libertés de la personne.


Cette approche a pour but d’interdire d’éventuelles contestations de cette loi sur la base de droits protégés par ces deux chartes. Une des principales raisons avancées par les responsables du dossier, dont le premier ministre François Legault, pour justifier cette décision serait de faire primer la volonté de la majorité et d’éviter les longues contestations judiciaires. Or, plusieurs arguments, au-delà de ceux fondés sur l’illégitimité du processus, portent à croire que le recours préventif à ce mécanisme de dérogation n’empêchera pas les contestations fondées sur les droits et libertés… même en vertu des deux chartes visées.


Est-il possible de déroger aux chartes?


D’emblée, il faut préciser que les deux chartes des droits applicables sur le territoire québécois, soit la charte canadienne et la charte québécoise, prévoient spécifiquement la possibilité de suspendre l’application de certaines dispositions protégées par ces mêmes chartes. Les dispositions dont il est question sont celles citées à l’articles 33 de la Charte canadienne des droits et libertés et à l’article 52 de la Charte des droits et libertés de la personne (ci-après la Charte québécoise).


En peu de mots comme en cent, ces dispositions permettent aux législateurs (fédéral comme provinciaux) de prévoir, par l’entremise d’un article de loi, le traitement de cas particuliers où ces deux chartes ne pourraient être invoquées pour contester des violations aux droits fondamentaux.


C’est précisément l’effet poursuivi par les articles 29 et 30 du Projet de loi no 21 sur la laïcité de l’État au sein desquels le législateur affirme son intention de soustraire les dispositions de la loi sur la laïcité à d’éventuelles contestations fondées sur les chartes.


En principe, l’expression claire de cette intention du législateur suffirait pour rendre les chartes inapplicables. En effet, l’arrêt Ford, rendu par la Cour suprême du Canada en 1988, seul arrêt où la Cour s’est penchée de manière substantielle sur les conditions de validité d’une disposition de dérogation à la Charte canadienne, a établi que les tribunaux ne pouvaient pas évaluer la raisonnabilité des motifs invoqués par le législateur pour justifier son recours au mécanisme de la dérogation.


Les répercussions du projet de loi 21 sur les droits des minorités


En interdisant le droit de porter des signes religieux à plusieurs catégories de fonctionnaires en situation d’autorité (incluant les enseignant.es et directeurs/trices d’écoles primaires et secondaires), il est clair que le projet de loi no 21 a pour effet de désavantager les membres de plusieurs groupes religieux minoritaires qui croient sincèrement devoir porter certains signes religieux pour se conformer à leur foi (contrairement à l’écrasante majorité de la population québécoise – chrétiens, agnostiques ou athées – qui n’a aucun effort à faire pour respecter cette interdiction). Cet état de fait est suffisant pour démontrer l’existence d’une violation au droit à l’égalité des membres de ces groupes minoritaires en vertu de l’article 10 de la Charte québécoise et de l’article 15 de la Charte canadienne.


Comme tous les droits fondamentaux protégés par les chartes, le droit à l’égalité n’est pas absolu. L’État, les employeurs ou les organismes gouvernementaux ont toujours la possibilité de fournir des motifs sérieux permettant aux tribunaux de conclure que des atteintes aux droits fondamentaux peuvent se justifier dans une société libre et démocratique. C’est dans cette optique que la Cour suprême a établi le fameux test de l’arrêt Oakes permettant de déterminer, à la lumière du contexte particulier propre à chaque litige et tenant compte des intérêts supérieurs de la collectivité, dans quelle mesure certaines lois ou décisions peuvent être sauvegardées mêmes si elles causent des atteintes à certains droits fondamentaux.


Le recours au mécanisme de la dérogation permettrait ici à la CAQ de se borner à affirmer l’existence d’un «consensus» entourant son projet de loi (ou sa «conviction» que le projet de loi est inclusif et respecte les balises prévues par les chartes des droits) sans avoir à soumettre la validité de ses arguments à l’analyse du tiers indépendant qui doit nécessairement être responsable de l’interprétation des droits et libertés.


Les balises de l’arrêt Ford ne sont pas coulées dans le béton


Depuis la Déclaration universelle des droits de l’homme en 1948 , il est clair qu’un des objectifs qui sous-tendent la codification internationale des droits et libertés de la personne est de fournir des garanties institutionnelles permettant de protéger les droits des minorités contre des abus potentiels des groupes majoritaires. C’est pourquoi le simple recours à la volonté de la majorité ne peut jamais suffire pour justifier la violation des droits des minorités… et encore moins leur suspension par le truchement d’une disposition de dérogation.


L’importance de la protection des droits des minorités a par ailleurs été progressivement renforcée dans le corpus jurisprudentiel propre à la mise en œuvre des droits et libertés de la personne en droit constitutionnel canadien. Pensons notamment au Renvoi relatif à la sécession du Québec, rendu en 1998, dans le cadre duquel la Cour suprême a érigé la protection des minorités au rang de principe constitutionnel sous-jacent – non seulement à la Charte canadienne mais à la Constitution en entier.


L’arrêt Ford a été rendu il y a maintenant plus de trente ans, dans un contexte sociopolitique très différent de celui que nous vivons actuellement et sans que les conditions qui y ont été établies n’aient été sérieusement remises en cause. Le droit constitutionnel est en continuelle évolution et mène souvent à d’importantes modifications jurisprudentielles. Qu’il s’agisse, pour s’en convaincre, de penser à l’important élargissement des activités associatives protégées par la liberté d’association (qui protège aujourd’hui le droit de grève, alors qu’une telle idée aurait été impensable en lisant les arrêts rendus en 1987) ou au renversement de l’arrêt Rodriguez par l’arrêt Carter en ce qui concerne les soins de fin de vie.


Considérant, d’une part, la violation aux droits fondamentaux de groupes minoritaires qui découle manifestement du projet de loi no 21 dans son état actuel et, d’autre part, l’évolution du droit constitutionnel et international en matière de droits de la personne au cours des trente dernières années, il m’apparaît que la constitutionnalité de l’utilisation préventive des dispositions de dérogation pourrait être contestée en l’espèce (avec des chances raisonnables de succès). Cette simple possibilité démontre, à mon avis, la grande naïveté du gouvernement actuel s’il croit limiter les contestations de son projet de loi par le recours à ce mécanisme.


Reste à espérer qu’à la faveur des consultations qui s’ouvriront au cours des prochaines semaines, la CAQ décidera de reculer sur son projet d’inclure une disposition de dérogation et s’emploiera plutôt à construire un argumentaire concret, solide et sérieux qui lui permettrait de convaincre les tribunaux de la raisonnabilité des mesures qu’elle souhaite imposer aux groupes minoritaires (quitte, si elle ne trouve pas d’arguments suffisamment sérieux, à modifier ces mesures en conséquence).



Ce texte est d’abord paru sur le site «Les blogues de Contact» de l’Université Laval. Les blogueurs conservent l’entière responsabilité des propos tenus dans leurs billets.


Louis-Philippe Lampron est professeur à la Faculté de droit de l’Université Laval. Il s’intéresse entre autres aux droits et libertés de la personne, aux aspects juridiques du pluralisme culturel.




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