Un pur produit de la colère de l'Ouest

Qui se cache derrière la façade glaciale de Stephen Harper?

Élections 2006

Il parcourt le pays pour vendre ses idées d'un air concentré, sérieux, imperturbable. S'il fait volontiers des blagues en privé, devant les caméras, il passe plutôt pour un robot politique qui dégage autant de chaleur qu'un iceberg. Mais qui est l'homme derrière cette façade de chef conservateur? Comment son passé influence-t-il aujourd'hui sa personnalité, ses prises de position? Économiste brillant mais extrêmement timide, d'abord admirateur de Pierre Elliott Trudeau avant de le détester, Stephen Harper le Torontois s'est construit dans la colère de l'Ouest. Allergique à la bulle parlementaire d'Ottawa, il cogne pourtant à la porte du 24 Sussex.
Stephen Harper
Agence Reuters
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Ottawa -- C'était en 2003. L'église presbytérienne de Calgary était remplie de proches venus rendre un dernier hommage à Joseph Harper, un extraverti charismatique doublé d'un verbomoteur impénitent. Un homme chaleureux auquel il était facile de s'attacher. Debout devant la foule, le chef de l'opposition officielle à Ottawa, Stephen Harper, commence un discours empreint d'émotion.
«Il n'y a pas de bonne manière de dire adieu à l'homme le plus important de votre vie», lâche-t-il, la gorge nouée. Plus tard, il se rappellera à quel point son père «aimait parler». «Il parlait tout le temps, comme une machine qui se dérègle. Je n'avais qu'à dire oui, oui», dira-t-il, avant de rendre hommage «à la droiture» et «à l'intégrité» de son père.
On peut comprendre une bonne partie de la personnalité de Stephen Harper grâce à ce bref moment. Les fondations, les bases sur lesquelles l'aspirant premier ministre s'est construit tiennent dans cette relation complexe et tendre avec son père. Un modèle, un ami, une inspiration. D'ailleurs, l'année dernière, tout juste après avoir pris la tête du nouveau Parti conservateur fusionné, il dira au journaliste Peter Mansbridge : «Mon père a certainement été la personne qui a le plus influencé ma vie.»
Un cocon familial parfait
La femme de Joseph Harper, Margaret, donne naissance à Stephen le 30 avril 1959, à Leaside, une petite municipalité de moins de 20 000 habitants au nord-est de Toronto. La classe moyenne règne en maître dans ce coin de la province. «Criminalité» est un terme que personne n'utilise et le chômage est invisible. C'est dans ce milieu qui frôle la perfection que Stephen Harper évoluera jusqu'à ce qu'il quitte l'Ontario, en 1978.
C'est également dans ce cocon aux valeurs conservatrices que Harper développera une personnalité aux antipodes de son père, qu'il idolâtre pourtant. Joseph Harper prenait beaucoup de place et laissait très souvent les miettes d'une conversation à son fils. Le jeune Stephen grandit donc tout en contraste : calme, studieux, discret. Il n'est pas froid et distant, mais plutôt rongé par une grande timidité. Un pan de sa personnalité dont il n'a jamais pu se débarrasser. «Il n'est pas glacial, comme certains le pensent. Il est gêné, cérébral, très analytique. Ce n'est simplement pas quelqu'un de sanguin, d'émotionnel. Évidemment, ça paraît plus quand il faut monter sur une tribune en politique», explique au Devoir Lloyd MacKay, auteur du livre The Pilgramage of Stephen Harper.
Ses amis de l'époque le confirment. «Steve était beaucoup plus mature que nous. Il était brillant et studieux. Il passait beaucoup de temps le nez dans ses livres d'école. Je pense que la plupart des années, il frôlait une moyenne de 100 %», se rappelle Scott Pezzak, un ami du secondaire cité dans le livre Stephen Harper and The Future of Canada, écrit par William Johnson. Sa matière favorite ? Les mathématiques, évidemment. «J'étais bon en sciences humaines, mais Steve était bon en tout : en maths, en sciences naturelles, en sciences humaines. Il excellait dans tout ce qu'il faisait», affirme Larry Moat, un autre de ses amis de l'époque. Harper terminera d'ailleurs l'école avec la médaille d'or décernée à l'élève ayant obtenu les meilleurs résultats.
C'est durant ces années à l'école secondaire Richview qu'il intègre un groupe d'étudiants en faveur des libéraux fédéraux de Pierre Elliott Trudeau, alors que la trudeaumanie balaie le pays. Une erreur de parcours dont il s'amusera plus tard. C'est également au cours de cette période qu'il s'impliquera à fond dans le mouvement scout et qu'il prendra des cours de français intensifs pendant plusieurs années. Un héritage qu'il considère comme précieux aujourd'hui et qui explique la bonne construction de ses phrases malgré une prononciation souvent difficile.
Ses deux plus jeunes frères, Grant et Robert, seront les meilleurs amis de Stephen. Avec eux et son père, il parlera de hockey, sa grande passion, tous les soirs au souper, même si son asthme périodique l'empêche de jouer à fond. «C'était hockey, hockey, hockey avec les garçons, puis c'est devenu politique, politique, politique», se souvient la mère de Harper.
Sa vie familiale reste aujourd'hui encore la source d'inspiration du chef conservateur et l'une des raisons qui le poussent à refuser les mariages gais pour préserver cette cellule comme fondement de la société. C'est pourquoi, même s'il est en faveur des droits pour les homosexuels, Stephen Harper préfère de loin permettre l'union civile, question de protéger le concept de famille qu'il a lui-même connu.
Départ vers l'Alberta
Harper admire son père, qui lui inculque rapidement l'honnêteté et l'intégrité comme valeurs phares, mais il sent tout de même le besoin de tout larguer en 1978. Il a alors 18 ans. L'Université de Toronto lui ouvre toutes grandes ses portes, mais le discipliné Harper veut aller voir ailleurs. Il a besoin de se construire par lui-même, de se dénicher une voie à lui. Stephen, seul, prend donc le chemin d'Edmonton et obtient un emploi sans grande importance chez Imperial Oil.
Ce désir de se façonner une personnalité par ses propres moyens influencera toute sa vision de la débrouillardise et de l'effort individuel. Son père ne le retient pas, lui qui avait quitté le Nouveau-Brunswick dans sa jeunesse. Chez les Harper, l'ombre des paternels semble envahissante.
D'ailleurs, lorsqu'en 2002 il soulève un tollé dans les provinces atlantiques en déclarant que les Maritimes ont «une culture du défaitisme» -- une phrase qu'on ne lui pardonne toujours pas malgré ses excuses --, il exprime une conviction très personnelle que lui et son père partagent.
Après deux ans à expérimenter la «vraie vie» chez Imperial Oil, il retourne aux études, exactement selon son plan original, mais cette fois à l'Université de Calgary, où il décrochera sa maîtrise en 1991, après plusieurs détours par Ottawa comme assistant à des députés conservateurs et réformistes. C'est entre les murs de cette institution, sous l'influence de ses maîtres à penser économiques, les professeurs Flanagan et Mansell, entre autres, qu'il campera tranquillement ses positions de droite.
Entre chaque séjour dans la capitale fédérale, qu'il déteste profondément en raison de la «manipulation» qui y règne, il revient toujours aux sources à Calgary. «Ce que Stephen a détesté à Ottawa, c'est la corruption [précisons qu'on est ici en 1986]. Cet homme a un sens profond de ce qui est bien ou mal. Je me souviens avoir eu avec lui plusieurs conversations sur Ottawa quand il était étudiant et sur ce qui s'y passe. Et nous arrivions toujours à la même conclusion : ça ne va pas», explique Robert Mansell, l'un de ses mentors à l'Université de Calgary, cité dans le livre de William Johnson.
«Il n'était pas heureux à Ottawa, se souvient Cynthia Williams, sa première fiancée, lorsque Stephen était au début de la vingtaine. Le style de vie là-bas lui déplaisait. Les vins et fromages, connaître les bonnes personnes, dire les bonnes choses... tout ça sonnait faux pour lui.» Pour Jim Hawkes, le député pour lequel Harper a travaillé en 1985 à Ottawa, son retour à Calgary, un an plus tard, était clair. «À cette époque, il ne voulait absolument pas être député. Il retournait terminer ses études et envisageait être professeur», dit-il.
Mais avant de servir Jim Hawkes, Stephen Harper s'est d'abord impliqué auprès des jeunes conservateurs en Alberta, où il apprend les rouages de la politique. Parallèlement à ses études, il fait du travail de terrain, parcourt le comté de Hawkes, fait du porte-à-porte. Ironiquement, c'est dans cette circonscription, contre Jim Hawkes lui-même, que Stephen Harper sera élu pour la première fois au Parlement sous la bannière du Reform Party.
C'était en 1993, alors que la débâcle des conservateurs de Kim Campbell faisait élire 52 députés de l'équipe de Preston Manning et 54 députés du Bloc québécois. Sa vision d'Ottawa avait peu changé, mais Harper jugeait maintenant qu'il fallait brasser la cabane de l'intérieur.
Aversion pour les médias
Avant ce saut en politique active, l'étudiant à l'Université de Calgary, entre deux lectures de son magazine fétiche, The Economist, rêve plutôt des ambassades canadiennes et souhaite faire carrière au ministère des Affaires étrangères. Il rencontre alors Cynthia, son premier grand amour. Une femme curieuse, junkie d'information comme lui, et qui s'impliquera elle aussi en politique, avec les jeunes conservateurs de l'Alberta. Elle étudie en journalisme et dégage une énergie débordante, tout le contraire de Stephen.
La femme actuelle de Harper, Laureen Teskey, avec qui il a deux enfants, est elle aussi du même moule, très extravertie, rieuse... et ancienne étudiante en journalisme. Un paradoxe lorsqu'on connaît l'aversion du chef conservateur pour la sphère médiatique, particulièrement les journalistes anglophones de la colline parlementaire. «Il les considère comme étant peu objectifs, comme une bande de cheerleaders pour les libéraux», confie au Devoir un collaborateur de Stephen Harper. Rien pour rendre ses points de presse chaleureux. «Il ne cherche pas à être votre meilleur ami. Pour lui, ce n'est pas important, c'est le contenu qui compte. Est-ce que ça lui nuit dans cette ère très médiatique ? Sûrement», convient Michael Fortier, co-organisateur de la campagne conservatrice en cours.
Sa difficulté avec les médias vient de loin. Lors du congrès de fondation du Reform Party, à Winnipeg, en 1987, où il prononce l'un des discours marquants de sa carrière politique -- il deviendra d'ailleurs chef des politiques du parti quelques mois plus tard --, il constate le lendemain que les grands journaux nationaux ne parlent que des quelques extrémistes réunis au congrès. Pas un mot sur les idées. Enragé, il restera marqué par cet événement et jugera que les médias sont souvent biaisés.
En politique malgré lui
Le congrès de Winnipeg le propulse d'ailleurs en politique bien malgré lui. Harper veut rester dans l'ombre et être conseiller, mais son discours est si remarqué que son existence prend une nouvelle direction. C'est dans cette allocution substantielle qu'il exprime une grande partie de sa vision du pays.
Stephen Harper a été profondément choqué par le Programme national sur l'énergie mis en place par Pierre Elliott Trudeau au tournant des années 80. Un programme «socialiste», dira-t-il, qui a privé l'Alberta d'importants revenus pétroliers pour son développement, et ce, même si le pétrole est une ressource de compétence provinciale. Cet épisode noir, qui reste encore aujourd'hui le symbole de l'aliénation de l'Ouest, achève de convertir Harper. Il devient un homme de l'Ouest, en colère contre la grosseur et l'envahissement de l'appareil étatique d'Ottawa qui nuirait au développement des provinces -- une opinion toujours intacte aujourd'hui. C'est alors la fin de son pèlerinage. Six ans après son départ de Toronto, il est maintenant Albertain.
Rien d'étonnant donc à ce qu'il fonce plus tard tête première dans l'aventure du Reform Party, dont il sera un des fondateurs. Il définit lui-même la priorité de la nouvelle formation : un parti bâti «pour les payeurs de taxes» (lire : classe moyenne), qui aura comme priorité de redonner une voix forte à l'ouest du pays. Ses discours de l'époque sont d'ailleurs émaillés du slogan «West Wants In». Durant les débats passionnés autour de l'accord du Lac-Meech, il lancera souvent : «Let Quebec be Quebec and the West be the West.»
Si le Reform s'oppose à Meech, c'est d'ailleurs parce que cette entente ne contient rien pour l'ouest du pays, qui se sent de plus en plus laissé pour compte. Le Québec monopolise les débats alors que la fédération au complet va mal, estiment les réformistes. Harper devient donc, au fil des années, ce qu'il est encore aujourd'hui : un farouche défenseur des provinces et de leurs particularités. D'ailleurs, dès 1988, il estime que la création d'un réseau national de garderies est un non-sens puisque le fédéral n'a pas à mettre son nez dans ce domaine. Visiblement, il n'a pas changé de position.
Conservateur social ?
Mais est-il pour autant un conservateur social, comme certains le prétendent ? «Non, il ne l'est pas, tranche Lloyd MacKay, qui a multiplié les recherches sur ce côté discret de Harper pour écrire son livre. Mais il ne considère pas qu'être un conservateur social est un défaut. Il ne mettra jamais en avant un tel programme parce que ça ne lui ressemble pas, mais que son parti renferme ce type de personnes, ça l'indiffère.»
D'ailleurs, dans un célèbre mémo de 21 pages qu'il a écrit à Preston Manning en 1989 sur l'orientation que le Reform Party devait prendre -- mémo si direct qu'il marquera le début de la fin entre les deux hommes --, il aborde le sujet. D'abord sous l'angle tactique. «Je crois que le Reform ne peut pas se permettre de perdre la masse des pro-vie modérés si on veut pouvoir former un véritable quatrième parti d'importance», écrit Harper, conscient que la défection de ces personnes vers des partis encore plus à droite pourrait faire mal. Une stratégie qui explique encore aujourd'hui sa position sur les mariages gais, notamment.
Mais il lance un sérieux avertissement, lui qui est avant tout un conservateur fiscal. Pour Harper, pas question que le parti soit noyauté par ses extrêmes. «En résumé, ce sont les questions sociales qui risquent un jour de torpiller le parti et non pas les positions économiques», sur lesquelles il faut se concentrer, écrira-t-il, de façon presque prophétique.


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