Syrie : l’envers du mouroir

Curieusement, les victimes civiles pro-régime n’apparaissent jamais sur les écrans radars de nos médias.

Géopolitique — Proche-Orient


Bahar Kimyongür - Dictature contre démocratie est le credo simpliste censé résumer la réalité géopolitique syrienne. Si le régime de Damas est incontestablement responsable d’atrocités, il est aussi titulaire d’un CV politico-idéologique qui n’est pas du goût de certaines puissances notamment régionales. A la fois laïc, nationaliste, panarabe, pro-palestinien, allié de l’Iran, du Hezbollah, des BRICS (1) et de l’ALBA, l’Etat syrien réunit tous les ingrédients pour s’attirer simultanément les foudres de Washington, des pétromonarchies du Golfe, d’Israël et des groupes salafistes. Mais aussi pour nourrir fantasmes et clichés. En voici quelques-uns...


1. Laïcité et religion d’Etat. On dit du pouvoir syrien qu’il est aux mains d’une « clique alaouite » (2). Or, la Syrie est un Etat laïc depuis 1973. Discrets, les alaouites sont absents du champ religieux. S’il y a une religion institutionnelle en Syrie, c’est l’Islam sunnite. Écoles coraniques et mosquées sont en effet gérées par le ministère des fondations religieuses (waqfs). Certes, la transmission dynastique du pouvoir et le népotisme caractérisent le régime. Cette situation inacceptable existe cependant dans toute la région, que l’on soit en république, en monarchie ou en théocratie : les Saoud d’Arabie saoudite, les Al Thani du Qatar, les Hariri au Liban… S’agissant des Assad, l’indignation sélective est de mise. Or, les Assad dirigent le pays avec d’autres baassistes issus d’autres communautés. Le gouvernement d’Adel Safar compte 19 ministres d’origine sunnite sur 31. Certains ministres sont chrétiens, kurdes, chiites ou druzes.
2. Le salafisme syrien, un danger réel. Depuis les Omeyyades, la Syrie est le berceau de l’Islam flamboyant et universaliste mais il est également celui du djihad contre les hérésies. Les thèses de l’inquisiteur sunnite syrien du XIVe siècle Ibn Taymiyya sont encore en vogue dans le pays. Parmi ses fervents disciples, il y a le cheikh Al-Arour, un « télécoraniste » syrien de la chaîne saoudienne Wissal TV qui menace de « hacher les alaouites et de donner leur chair aux chiens. » A Baba Amr, quartier rebelle de Homs, « Pacifiques jusqu’à l’extermination des alaouites » était un slogan omniprésent avant l’assaut meurtrier lancé par l’armée gouvernementale. Le consultant religieux d’Al Jazeera Al Qardawi appelle à verser le sang des « infidèles » qui règnent à Damas. Quant au principal juriste saoudien Al-Luhaydan, il prône l’extermination d’un tiers de Syriens pour sauver les deux tiers. (3) Les sunnites qui « trahissent » ces prêches sont logés à la même enseigne. Saria, fils du grand mufti de Syrie, a été tué parce que son père refusait d’adhérer à ces discours haineux. N’est-il pas étonnant que nos médias ignorent ces appels au meurtre vus et entendus par des millions de téléspectateurs arabes ?
3. Bons terroristes. En Occident, l’Armée syrienne libre (ALS) a la cote. Ce groupe mobilise pourtant des djihadistes financés entre autres par le sultan saoudien Bandar Ben Sultan, promoteur du terrorisme international et grand ami de Bush. Encadrée par des Libyens naguère actifs au sein d’Al Qaida, l’ALS reçoit l’appui logistique du renseignement français. (4) Ses brigades portent des noms de conquérants musulmans comme Khalid Ibn Al Walid, Mu’awiya ou Abu Bakr. Le 21 décembre 2011, la Brigade Farouk, cette filiale de l’ALS à Homs qui enleva cinq ingénieurs iraniens s’était d’abord autoproclamée « Mouvement contre l’expansion chiite ». (5) C’est l’ALS qui aurait pilonné le quartier où périrent huit Syriens ainsi que le journaliste français Gilles Jacquier. (6) Le confessionnalisme déclaré de l’ALS en dit long sur ce qu’elle réserve aux minorités en cas de prise de pouvoir. Le soutien de la DGSE à ce groupe terroriste est tout aussi éloquent.
4. Mauvaises victimes. Curieusement, les victimes civiles pro-régime n’apparaissent jamais sur les écrans radars de nos médias. Personne n’a évoqué l’assassinat de Mohamed Qabbani (17 ans), un hacker de « l’armée électronique syrienne ». Son groupe avait pourtant piraté plusieurs sites dont la page facebook du « Soir » la veille de son assassinat, une raison évidente pour parler de lui. Personne ne s’est indigné de la mort du journaliste Chukri Abou Al-Bourghol du quotidien pro-régime At-Thawra. Qu’elles soient pro ou anti-Bachar, terroristes ou pacifistes, les « victimes civiles » sont mises d’office sur le compte du gouvernement. Dès lors, comment ne pas s’interroger sur la fiabilité du bilan de 6.000 morts avancé par l’ONU ?
Puissent la dégénérescence du drame syrien et le martyre de Homs en particulier, nous inciter à redoubler de prudence face aux obus de la propagande de guerre. Avant que Damas ne suive Tripoli et Bagdad dans la liste des capitales arabes bombardées, conquises et humiliées par nos justiciers autoproclamés.
(1) Le bloc des BRICS s’est toutefois fissuré le 16 février dernier lors de l’AG de l’ONU condamnant la répression en Syrie.
_ (2) Bernard-Henry Lévy, « La règle du jeu », 16 novembre 2011.
_ (3) Asia Times Online, 15 juillet 2011.
_ (4) Le Canard enchaîné , 23 novembre 2011.
_ (5) Communiqué envoyé au bureau de l’AFP à Nicosie, 3 janvier 2012.
_ (6) Le Figaro , 20 janvier 2012.


Carte Blanche parue dans Le Soir du 29 février 2012


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