Révolution québécoise

Savoir mourir... pour mieux revenir

Le destin québécois

Voilà le NPD en tête au Québec, et principal parti d’opposition à l’échelle du Canada. Si le Bloc québécois s’était retiré de la course fédérale, cette vague NPD serait devenue un raz-de-marée au Québec et aurait permis un grand nombre de victoires NPD au Québec, au lieu de favoriser, comme cela risque d’arriver maintenant, l’élection de quelques députés conservateurs en raison de la division du vote. Le Québec serait à la fine pointe de cette renaissance de la gauche au Canada. J’ajouterais que cette position d’avant-garde serait tout à fait représentative de la spécificité du Québec, des valeurs qu’il continue à soutenir et de sa résistance à la montée de la droite néoconservatrice (ce n’est pas seulement la langue française qui fait la spécificité du Québec!). De son côté, le Bloc n’aurait pas seulement conservé son ascendant et son prestige, il les aurait considérablement accrus. Car il aurait pu attribuer haut et fort cet heureux événement à sa stratégie audacieuse. Ce qu’il n’a pas voulu faire volontairement est en train de se faire malgré lui : le NPD s’accroit à ses dépens. Si ce mouvement se poursuit, le Bloc risque d’apparaître dans le mauvais rôle du parti qui a saboté cette victoire de la gauche au Canada.
Le Bloc est né d’une initiative courageuse. Ceux qui ont quitté leurs partis respectifs pour le fonder en 1991 ont fait des sacrifices et pris un grand risque avec leur carrière. Ils en ont été bien récompensés : le Bloc est devenu une formation politique dont le succès ne se dément pas. Malheureusement, il s’est ensuite assis sur ses lauriers, transformant en tradition ce qui ne devait être à l’origine qu’une opération visant à préparer l’accession du Québec à sa souveraineté. En 1993, devenu le deuxième parti canadien en termes de nombre de sièges, le Bloc a accepté de jouer le rôle d’opposition officielle. Après l’échec du référendum de 1995, il est devenu simplement le défenseur de l’autonomie et des intérêts du Québec. Dans les deux cas, le Bloc se plaçait dans une situation contradictoire. Comment pouvait-il préparer l’accession du Québec à la souveraineté alors que la chose n’était plus à l’ordre du jour, et comment pouvait-il accepter de jouer le jeu d’un système qu’il avait pour but premier de détruire? C’est la quadrature du cercle.
Entre 1997 et 2000, le Bloc a connu un déclin lent mais régulier, puis il a fait retour en 2004 à la faveur du scandale des commandites, avant de reprendre à nouveau sa courbe de déclin tranquille. Comment s’en surprendre? Où s’en va ce parti? Quel est son but? À quoi bon conserver la position prise en 1993, dans des circonstances où cette position n’a plus d’utilité pratique? Attitude crispée, trop collée sur les choses, absence de distance, absence de stratégie. Le moyen est devenu un but. En témoigne la vacuité des slogans électoraux du Bloc, élection après élection : «Un parti propre au Québec» (2004), «Heureusement, ici, c'est le Bloc» (2006), «Présent pour le Québec» (2008), «Parlons Qc» (2011).
Bien sûr, le Bloc défend le Québec. Mais par sa nature même, une attitude défensive est un sens unique vers le déclin, parce qu’elle ne permet pas d’avancer et ne peut empêcher complètement de reculer. Aussi vigoureuse, acharnée, vigilante soit-elle, la défense ne peut rien faire de plus que freiner un recul. Et le recul est inexorable, car tôt ou tard le fil des événements entraîne des pertes, et ces pertes ne sont jamais compensées par des gains. Ainsi, petit à petit, morceau par morceau, le territoire défendu se réduit comme une peau de chagrin. Le recul tranquille que subit le Bloc est bien à l’image de celui que connaît le Québec depuis l’échec référendaire de 1995. Nous défendons une position, nous n’avançons pas. Et peu à peu la lassitude s’installe.
La meilleure défense est l’attaque, parce qu’elle permet de faire des gains. Mais l’attaque exige une disposition psychologique particulière : pour attaquer, il faut prendre des risques, et pour prendre des risques, il faut être prêt à perdre. Les guerres se gagnent à coup de batailles perdues. Qui ne veut pas perdre de batailles perd la guerre. Qui n’a pas le courage d’affronter l’incertitude du destin en subira la fatalité. La vraie victoire ou la vraie défaite n’a rien à voir avec les aléas des batailles. Ce qui compte, c’est le long terme.
Derrière ce qui apparaît comme un simple problème de stratégie se cache quelque chose de beaucoup plus profond : une attitude face à la vie et à la mort. Les humains sont mortels. Cela fait partie de notre condition, et nul n’échappera à son sort. La mort individuelle est inévitable; rien ne sert de se rebeller contre l’inéluctable, qui arrivera tôt ou tard. Mais d’un autre côté, la fécondité de la vie triomphe sans cesse de la mort. Certains s’en vont, d’autres arrivent. La seule consolation que l’on puisse trouver à la certitude de notre disparition, c’est que la vie se poursuit après nous. Mais pour assurer la fécondité et le renouvellement de la vie, il faut que les vivants sachent mourir. La crispation dans le refus de la mort se paie du prix de la dévitalisation intérieure et de la stérilité. L’imagination populaire a illustré cela par le personnage du vampire, mort-vivant qui se nourrit du sang de la jeunesse. Mais le vampire ne gagne pas cette jeunesse qu’il détruit. Son teint est terreux, son regard est vide, son existence est fantomatique, il fuit la lumière, et tôt ou tard un rayon de soleil le réduira en cendres. Tel est le triste destin de la crispation sur la vie; elle repousse sans cesse la fin inéluctable, sans autre résultat que d’étouffer la fécondité de la vie et la possibilité de son renouvellement. Selon le même principe, ne pas accepter ces petites morts que sont les erreurs, les défaites, c’est se condamner à les répéter inlassablement. La crispation nous éloigne de notre vérité, par conséquent elle détruit notre imagination et notre audace.
Cette crispation a été, malheureusement, la marque du mouvement souverainiste depuis un bon demi-siècle. Il est assez intéressant de comparer l’attitude devant la défaite de Pierre-Elliott Trudeau et de René Lévesque. Pour Trudeau, c’était en 1979, alors que le parti Libéral, miné par un scandale de corruption, subissait une défaite électorale aux mains des conservateurs dirigés par Joe Clark. Trudeau annonça aussitôt sa démission de la tête du parti Libéral du Canada et son retrait de la vie politique. C’en était fait de l’arrogant Trudeau, à la grande joie de ses adversaires! Mais c’était mal connaître l’habile homme politique. Quelques mois plus tard, «cédant» aux instances d’un fort mouvement en faveur de son retour, Trudeau ressuscitait tel un sphinx. Il annonça la nouvelle au cours d’une conférence de presse, entouré de nymphettes arborant le slogan «C’est solide!». Neuf mois après la défaite libérale, le gouvernement minoritaire de Joe Clark était renversé, et Pierre-Elliott Trudeau redevenait premier ministre du Canada, plus fort que jamais, et profitait de la défaite du oui en 1980 pour réaliser la plupart de ses projets politiques. En 1982, il montrait une fois de plus qu’il savait mourir en quittant la vie politique, cette fois pour de bon, avant que son succès ne le quitte. Grâce à ce geste, il a su conserver dans sa retraite un prestige qu’une agonie politique n’aurait pas manqué de lui faire perdre.
Venons-en à René Lévesque. Il a connu sa défaite la plus cuisante au référendum de 1980. Défaite terrible, parce que l’option de la souveraineté-association était battue à plate-couture, mais encore plus parce qu’elle l’était sur la base d’une question diluée à l’extrême, où rien n’avait été épargné pour maximiser les chances de succès. Ce terrible échec a suscité beaucoup de larmes, beaucoup de colère, mais bien peu de réflexion. La défaite a été généralement attribuée à l’attitude malhonnête, crapuleuse, indécente du camp fédéraliste, et la critique de la stratégie utilisée par les dirigeants souverainistes, qui s’imposait pourtant, n’a jamais été faite. La situation était difficile; il fallait se serrer les coudes et être unis; ceux qui critiquaient faisaient le jeu de l’ennemi, ils risquaient de diviser les troupes, d’engendrer des luttes fratricides. Lévesque a su convaincre les Québécois qu’il fallait garder le fort et protéger les acquis, c’est-à-dire le contrôle du gouvernement du Québec. Et comme les Québécois aimaient beaucoup Lévesque et son «bon» gouvernement, le parti Québécois a été réélu en 1981 avec un mandat très fort.
Exactement comme le Bloc depuis 1995, ce mandat plaçait René Lévesque et son parti dans une position contradictoire. Il fallait bien «respecter le choix des Québécois», certes. Mais comment un homme qui avait toujours soutenu que la solution aux problèmes du Québec passait par la souveraineté pouvait-il accepter de présider aux destinées d’un Québec qui avait choisi de rester une simple province canadienne? Et comment pouvait-il prendre en mains les négociations pour le renouvellement du fédéralisme promis par le camp du non, alors qu’il avait toujours soutenu que le Fédéral n’avait aucune intention de négocier?
Réélu premier ministre du Québec, René Lévesque a dû affronter une crise économique en 1981. Aux prises avec des difficultés financières, le gouvernement du Parti Québécois s’est retourné contre sa propre base en imposant une loi spéciale aux syndicats d’enseignants. Les enseignants ont répliqué puérilement en manifestant avec des drapeaux du Canada, pour faire de la peine à l’homme qu’ils avaient tant adulé. (Les Canadiens français, disait Wilfrid Laurier, n’ont pas d’opinion : ils n’ont que des sentiments). Puis Lévesque s’est lancé dans ce qu’il appelait le beau risque. Quelle expression curieuse, de la part de quelqu’un qui a toujours affirmé ne pas croire à la réussite d’une telle négociation! Et comme il fallait s’y attendre, Lévesque a été trahi par ses homologues provinciaux, à la suite de tractations secrètes menées dans son dos par Trudeau. Ainsi Trudeau a pu réaliser son coup de force en rapatriant la Constitution sans l’accord du Québec. Il avait beau jeu de se montrer sans pitié, puisqu’il faisait d’une pierre deux coups en brisant les reins de son adversaire en même temps qu’il obtenait ce qu’il voulait! Avec le recul, il est évident que l’attitude de Lévesque a été celle d’un parfait masochiste. Il est allé chercher sa paire de gifles à Ottawa. Il n’avait pourtant aucune raison de faire cela. Et les conséquences pour le Québec ont été désastreuses.
Si Lévesque avait réagi à sa défaite de 1980 comme Trudeau avait réagi à la sienne en 1979, il aurait démissionné de son poste de premier ministre et de la direction du Parti Québécois. Cette démission aurait été parfaitement justifiée, sur le plan de l’intégrité : premièrement, parce que les Québécois avaient rejeté le projet qui était au coeur de son entreprise politique; il n’avait aucune obligation morale d’assumer un choix qu’il n’approuvait pas. Deuxièmement, parce que la stratégie qu’il avait proposée, soit l’étapisme et le principe d’une négociation dont le résultat serait sanctionné par un autre référendum, ayant conduit à un échec incontestable, était désormais discréditée. En toute cohérence, le parti Québécois, dont la raison d’être était de réaliser l’indépendance du Québec, devait remettre en question la stratégie étapiste et en revenir au principe de l’élection référendaire. Par le fait même, malgré sa popularité le parti Québécois se serait retrouvé dans l’opposition en 1981. C’est Claude Ryan, promoteur québécois du fédéralisme renouvelé, qui serait allé négocier avec Trudeau. Mener un coup de force contre le Québec aurait alors été moins facile pour Trudeau, puisqu’il aurait dû négocier avec les fédéralistes québécois. De deux choses l’une : ou bien il se serait montré moins féroce en négociant avec Ryan et le Québec y aurait gagné quelques concessions, ce qui est toujours ça de pris; ou bien il aurait fait le même coup de force, mais à l’encontre de Ryan. Dans la mesure où Trudeau rêvait de centralisation et où la défaite cuisante de l’option souverainiste et du parti québécois lui en donnaient l’occasion, il n’aurait sans doute pas hésité à le faire. Le coup aurait été bien plus mortel pour Ryan qu’il ne l’a été pour Lévesque.
D’une manière ou d’une autre, Lévesque, le Parti Québécois et le Québec auraient eu tout à gagner à ce que les choses se passent ainsi. Les conséquences du coup de force auraient probablement été amoindries et ce sont les libéraux de Ryan qui auraient eu à en assumer les conséquences, tandis que le Parti Québécois aurait conservé intactes sa visée et sa cohérence; Lévesque aurait conservé son prestige et fort probablement sa popularité, il ne se serait pas coupé de ses bases militantes et celles-ci n’auraient pas perdu leur mordant. Ayant accepté de mourir, Lévesque et le Parti Québécois auraient été prêt pour leur renaissance qui, j’en suis convaincu, n’aurait pas tardé.
Est-il nécessaire de rappeler la suite de l’histoire : la longue agonie politique de Lévesque et la dégénérescence du Parti Québécois qui, au cours de ses mandats subséquents, n’a eu d’autre objectif que d’offrir un «bon gouvernement» et qui le plus souvent n’a même pas réussi à remplir cette promesse. On trouverait dans cette histoire une foule de situations comparables qui témoignent de cette incapacité d’accepter la défaite ou l’échec. Cette attitude crispée n’a pas été un accident, elle a été la norme, et elle est encore celle des hommes politiques souverainistes, qui s’attachent au moindre gain et craignent la moindre perte, sans s’interroger un instant sur les avantages qu’ils pourraient tirer des cartes qu’ils ont entre les mains. Le pouvoir, affirmait le sociologue Michel Crozier, c’est la possibilité de faire des choix que les autres ne peuvent pas prévoir. Mais tout, de A jusqu’à Z, est prévisible chez nos leaders souverainistes, parce qu’ils ont fini par perdre toute capacité d’innovation. Un «bloc» n’est pas un acteur : c’est un obstacle qui, aussi massif soit-il, ne demande qu’à être contourné.
Cette crispation défensive fait partie de notre culture, reliquat d’une histoire qui nous a condamnés pendant deux siècles à ce repli défensif qu’on a appelé la survivance. François-Xavier Garneau concluait ainsi son Histoire du Canada en 1852 :

«Que les Canadiens soient fidèles à eux-mêmes; qu’ils soient sages et persévérants, qu’ils ne se laissent point séduire par le brillant des nouveautés sociales et politiques! Ils ne sont pas assez forts pour se donner carrière sur ce point. C’est aux grands peuples à faire l’épreuve des nouvelles théories; ils peuvent se donner toute liberté dans leurs orbites spacieuses. Pour nous, une partie de notre force vient de nos traditions; ne nous en éloignons ou ne les changeons que graduellement.»

Du moins Garneau, lorsqu’il écrivait cela, savait très bien pourquoi il le faisait. Mais le conservatisme allait assez rapidement devenir pour les Canadiens français un art de vivre, un but en soi.
On a cru que la Révolution tranquille avait mis fin à cette attitude de crispation qu’on avait appelé la survivance. Force est de reconnaître aujourd’hui, devant toutes ces années perdues, ces interminables règnes de l’immobilisme à la petite semaine, qu’elle s’est révélée plus solide et durable qu’on ne l’avait cru, et que si elle ne domine plus nos idées, elle domine encore nos actions. Or précisément parce que le Québec s’est aujourd’hui ouvert au monde, qu’il a balancé les traditions auxquelles il s’attachait autrefois, qu’il s’est engagé dans la grande avenue de son émancipation, où il se trouve toujours, faire le mort n’est plus une option. Au milieu de la route, cette attitude de crispation est devenue dangereuse, pour ne pas dire suicidaire.

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Marc Collin4 articles

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PhD histoire, université Laval, 2006. Je m'intéresse à l'histoire dans une perspective de psychologie collective, et mes principaux travaux ont porté sur les Rébellions de 1837-1838. Ma première monographie, "Mensonges et Vérités" dans les souvenirs de Félix Poutré, a été publiée en 2003 au Septentrion. Mon second ouvrage, "Le coeur de Chénier", doit être publié en 2011 aux éditions du Boréal.





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