Robert Mager: «l’État québécois n’a jamais été religieux»

«une sécularisation de la culture et de la société s’est bel et bien produite».

L’âme des peuples se trouve dans leur histoire



Professeur de la faculté de théologie et de sciences religieuse de l’université Laval, Robert Mager a publié en février (avec Serge Cantin) Modernité et religion au Québec. Où en sommes-nous? (PUL).
1) Considérons d'abord l'influence sociale et politique de la religion. Étant données la sécularisation de la culture et la laïcisation de l'État, le Québec est-il devenu une société quasi postreligieuse?
Permettez-moi deux remarques initiales. D’abord, qu’entend-on par «religion»? Ceux qui en parlent visent tantôt des croyances, tantôt des prescriptions morales, tantôt des organisations. La religion comporte encore bien d’autres aspects : des représentations du monde, des traditions, des pratiques rituelles, des utopies, des temps, lieux et objets sacrés, des héros, des théologies. En outre, non seulement «la religion» n’existe-t-elle qu’à travers des religions particulières, mais chacune d’entre elles réfère, en fait, à plusieurs réalités socioculturelles concrètes très différentes les unes des autres. Le terme «religion» renvoie ainsi à un ensemble de réalités complexes. Il faudrait faire les mêmes remarques concernant «le Québec», qui comprend à la fois un territoire, un État, une société, une culture, une histoire, etc.
Ensuite, quand on considère l’histoire humaine dans sa globalité et l’humanité actuelle en sa diversité, on constate que la religion est un fait massif, puissant, structurant la société et la culture. Quoi que l’on pense de ce phénomène (est-il indépassable ? doit-il au contraire être dépassé ? n’est-ce pas ce qui se produit en Occident ?), il faut d’abord en reconnaître l’ampleur et la portée d’ensemble. La religion n’est pas une simple affaire de croyances et d’affiliation personnelles, comme plusieurs tendent à l’imaginer. Elle ne l’a jamais été.
Ces remarques invitent à donner une réponse nuancée à votre question. En ce qui concerne une «laïcisation de l’État», je n’ai pas l’espace ici pour traiter de ce sujet sérieusement ; il faudrait d’abord indiquer que l’État québécois n’a jamais été religieux, ni inféodé au pouvoir religieux, quelle qu’ait été l’influence du clergé catholique pendant une certaine période.
Ceci dit, il est clair que quelque chose est derrière nous, à savoir l’encadrement social exercé par l’Église catholique et son influence sur les consciences qui ont été prédominants durant, grosso modo, une centaine d’années. En ce sens, une sécularisation de la culture et de la société s’est bel et bien produite. Définit-elle pour autant un Québec «postreligieux» ? Le phénomène religieux continue de se manifester de toutes sortes de manières, et à toutes sortes de niveaux. À certains égards, le Québec demeure profondément religieux ; à d’autres, il présente une inventivité religieuse empruntant des voies typiquement modernes (subjectives, individualistes, etc.).

2) Comment se démarque le Québec dans ses rapports à la religion? La société québécoise se distingue-t-elle de ce point de vue du reste du Canada?

Le cas québécois me paraît très particulier. Nous avons connu la prédominance d’une religion, le catholicisme, dans un continent plutôt caractérisé par le côtoiement pacifique de nombreuses minorités religieuses. En cela, notre situation s’apparente davantage à celle de l’Irlande, de l’Espagne et de la Pologne qu’à celle des autres provinces canadiennes et des États-Unis. Nous sommes également une «société distincte» par le lien particulier, historique, qui s’est créé entre le catholicisme et la nation canadienne-française et ce, de deux manières correspondant à deux périodes : au moment de la fondation, alors qu’une visée mystique présidait à l’action de plusieurs fondateurs, et après la Rébellion de 1837-1838, alors que l’Église s’est retrouvée à l’avant-plan de la lutte pour la « survivance ». Cette histoire spécifique a entremêlé le politique et le religieux chez nous, d’une manière différente de la situation générale dans le reste du Canada et aux États-Unis, où ces deux dimensions ont plus nettement séparées et où la perception de la religion est nettement plus positive.

3) Considérons la religion catholique en particulier, celle de la majorité. Une rupture fondamentale semble s'être opérée dans les années 1960. Est-ce le cas selon vous?
La rupture me semble indéniable. Tous les indicateurs vont en ce sens : laïcisation de nombreuses institutions (associations, syndicats, hôpitaux), baisse de la pratique rituelle, départ de nombreux clercs et religieux, procès culturel de la religion. Ce qui est plutôt débattu, ce sont le moment de cette rupture, ses différents aspects, leur portée et leur signification. Ces débats ne sont ni innocents ni simplement scolaires : ils font partie intégrante d’un débat politique fondamental, qui concerne l’avenir du Québec.
Ce débat est à l’arrière-scène de toute relecture de la dynamique religieuse, et il le parasite largement. Tout se passe comme si l’émergence d’une auto-conscience proprement québécoise, en contraste avec l’identité canadienne-française qui existait jusqu’alors, procédait en partie d’une rupture avec l’idéologie de la survivance, dont l’attachement au catholicisme constituait l’un des fondements. Mais il y a d’autres facteurs à considérer : transformations socioéconomiques, explosion démographique, hausse du niveau d’éducation, etc. On peut parler d’une «modernisation» du Québec mais il s’agit là, ici encore, d’un phénomène complexe, irréductible à un seul facteur.

4) Alors comment se perpétue la tradition, l'héritage chrétien dans notre société?
Comme la religion travaille la culture et la société à plusieurs niveaux, il y a plusieurs phénomènes à considérer. Le plus déterminant à mon sens, mais aussi le plus invisible, est l’influence profonde et durable des structures de pensée chrétiennes sur la culture, pour le meilleur et pour le pire. Je pense ici à la conception linéaire de l’histoire et du progrès, à l’importance de la liberté individuelle et de la responsabilité personnelle, à la désacralisation de la nature, au souci de la solidarité sociale, mais aussi à l’accent sur la faute, sur l’autorité et sur l’ordre, comme au sentiment que tout arrive «pour une raison». Ces éléments déterminent profondément notre culture et notre société, comme partout en Occident, et la modernité s’inscrit dans leur sillage, quelles que soient par ailleurs les lignes de démarcation. La transmission des doctrines et des règles morales chrétiennes, plus liées à l’institution ecclésiale, souffre davantage du déclin de celle-ci, de la rupture des liens qu’elle entretenait avec le système d’éducation et de la désertion des lieux de culte.

5) Le religieux revient en force dans l'actualité mondiale, souvent de manière spectaculaire et négative, voire sur le plan local avec la question des accommodements raisonnables. Croyez-vous que cette tendance accentue la réaction antireligieuse au Québec?
Je suis très frappé par deux phénomènes. Il y a d’abord l’importance qu’ont acquise les médias de masse dans la dynamique de toutes les sociétés occidentales depuis un demi-siècle. Ce qu’on appelle «l’actualité», c’est ce dont traitent les médias. L’espace public lui-même tend à se confondre avec l’espace médiatique. La politique et la culture en général sont profondément transformées par cette nouvelle situation. Un événement comme la Fête nationale, par exemple, n’a plus guère de racines culturelles locales ni de réelle portée politique; il met simplement en scène l’industrie culturelle et l’industrie brassicole... Et comme l’actualité médiatique se nourrit au mieux d’événements, au pire de faits insolites ou spectaculaires, la vie religieuse s’y voit caricaturée au jour le jour, réduite à des autorités, des personnages et des déclarations, alors qu’elle se poursuit tranquillement, sur le terrain, en des formes beaucoup plus ordinaires, bien intégrées aux milieux locaux et à la vie quotidienne d’un nombre impressionnant de gens qui se déclarent encore catholiques ou d’une autre confession.
L’autre phénomène est spécifique au Québec : l’impasse politique actuelle maintient notre société dans une sorte de murmure antireligieux permanent, à plusieurs voix. Murmure, d’abord, contre un passé érigé en Grande noirceur, d’où ne proviendrait plus aucune lumière. Dénonciation, ensuite, de l’autoritarisme et des abus perpétrés par les prêtres et les religieux, amplifiée jusqu’à finir par caricaturer la vie religieuse et l’état clérical eux-mêmes comme des formes de vie perverses et maléfiques. Ridiculisation systématique, enfin, des croyances et des personnages religieux dans les médias, notamment ceux de l’élite socioculturelle.
Ce murmure antireligieux, qui éclate parfois en crises épisodiques, comme celle des accommodements raisonnables et celle du voile intégral, me paraît être immédiatement lié au malaise identitaire et à l’impasse politique, formant avec eux un complexe inextricable. Il humilie au jour le jour ceux et celles qui vivent leur religion avec sincérité et dévouement. Dans ses formes les plus déplaisantes, il déferle contre des boucs émissaires : les prêtres, les religieuses, les musulmanes voilées... comme on s’en prenait autrefois aux Juifs et aux sorcières, avec les tragédies que l’on sait. Non pas que la religion doive échapper à la critique. Mais la fureur contre un autre fantasmé et les appels au lynchage public ne règlent jamais les problèmes de fond, qui sont ailleurs.

6) Parlons pluralisme, finalement. La diversité religieuse, avec une forte prédominance chrétienne, caractérise le Québec depuis très longtemps. Le Québec est-il une société tolérante et ouverte?
Tolérance et ouverture : ces termes ont fait couler beaucoup d’encre récemment. Ils tendent à devenir des symboles que l’on brandit pour une cause : le multiculturalisme, l’interculturalisme, la laïcité ouverte ou stricte...
Une fois encore, le nœud du problème me paraît être politique plutôt que religieux. Tolérance et ouverture, certes, mais pour quel projet de société? Dans quel cadre constitutionnel? Autour de quelles valeurs communes? À ce sujet, Fernand Dumont en appelait à «la libre confrontation et la libre discussion avec, comme horizon, des valeurs patiemment élucidées et farouchement respectées» (Raisons communes, p. 215). Ceci suppose un respect foncier de la diversité des points de vue et de véritables lieux de débat, qui ne soient pas grevés par les intérêts des partis et les chapelles idéologiques. Il est tentant de vouloir court-circuiter cette réflexion en brandissant ses propres convictions comme des évidences ou des conditions au débat. À cet égard, le Québec, si pacifique soit-il, n’est pas vacciné contre l’intolérance.
Je crois que les balises les plus essentielles de notre avenir politique, et notre projet de société lui-même, doivent faire l’objet de la meilleure discussion possible, ouverte à une pluralité de voix et de perspectives, y compris des points de vue religieux, pour autant que ceux-ci s’inscrivent dans une logique de contribution et non d’abord de revendication.


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