Réalisation de soi et surconsommation

Au Québec, les fourmis sont devenues cigales Il est grand temps de mettre en place des stratégies de soutien à l'épargne pour les ménages à revenus modestes, principalement pour nos jeunes familles

Gouvernement mondial

Camil Bouchard - L'Association des comptables généraux accrédités du Canada (ACGAC) publiait le 11 mai un rapport qui confirme encore une fois le surendettement des ménages et plus particulièrement des jeunes familles. Selon cette étude, «si les taux d'intérêt hypothécaires augmentent de deux points de pourcentage, les familles à revenu moyen ou élevé risquent de devoir resserrer leur budget, en réduisant diverses dépenses de 9 % à 11 %» si elles souhaitent respecter leurs obligations en matière de logement, d'impôts, de nourriture et de transport. Nous vivons dangereusement.
L'endettement des ménages québécois n'est pas en reste. Entre 1998 et 2008, le ratio dettes et revenus annuels a augmenté de 44 %. Sur chaque tranche de 100 dollars de revenus annuels disponibles, les ménages québécois en doivent en moyenne 137. Et cet endettement n'est pas seulement le fait d'hypothèques remboursables à long terme. En l'espace de 20 ans, le taux d'endettement à la consommation, ce que l'on appelle les dépenses courantes, est passé de 4,5 % à 38 %, un bond de plus de 700 %. Selon l'étude de l'ACGAC, les dépenses courantes constituent le premier motif d'emprunts des ménages. Pendant ce temps, l'épargne personnelle des ménages québécois chutait systématiquement, passant de 10 $ par tranche de 100 $ de revenu disponible à 2 $, une peau de chagrin.
De fourmis à cigales
Comment se fait-il que de fourmis qu'ils étaient les ménages québécois se soient transformés en cigales? On peut poser avec certitude que cela n'est pas étranger à l'accès au crédit, alors que le taux directeur est passé de 4,75 % à 0,25 % en 20 ans. Mais on peut aussi penser que les valeurs des Québécois ont profondément changé au cours des 40 dernières années. Avant la Révolution tranquille, et avant que nous connaissions la prospérité et l'aisance, l'éducation à la citoyenneté, qui se faisait beaucoup et explicitement à l'école, portait des noms étranges comme bienséance, obéissance et charité. La frugalité et la prudence, si on veut l'épargne, étaient valorisées et concrètement encouragées notamment par l'accès à un réseau de Caisses populaires scolaires.
La modernité engendrée par la prospérité économique et la laïcisation du Québec a libéré l'individu d'un conformisme étouffant pour le remplacer par un autre idéal: celui de la réalisation de soi. Cette valeur de réalisation de soi que nous chérissons légitimement désormais, et qui a largement et heureusement soutenu le mouvement de libération de la femme, a aussi pris la forme de la surconsommation de biens. Cette modalité de réalisation de soi s'est discrètement, mais solidement, ancrée dans nos choix de vie quotidiens sans qu'on en débatte vraiment et sans qu'on y fasse explicitement et massivement contrepoids par l'encouragement à adopter d'autres modalités de réalisation de soi.
Écart entre riches et pauvres
Non seulement cet endettement met-il à mal la sécurité financière des familles, mais il contribue sans doute aussi à la construction progressive d'une attitude de repli sur soi. Dans un contexte d'endettement, l'effort à consentir, à travers les impôts, pour assurer l'accès à des ressources et à des services communs perd des adhérents plus motivés à améliorer leur propre sort que celui des autres, comme si notre sort personnel ne dépendait pas largement de celui des autres.
On oublie, par exemple, que l'écart entre riches et pauvres est le plus petit au Québec que n'importe où en Amérique du Nord, ce qui nous assure une plus grande cohésion sociale et une plus grande sécurité: le taux de crimes violent est de 59 par 1000 habitants au Québec comparé à 160 en Alberta, et 106 au Canada. Et on blâme l'État trop gros et ses programmes trop généreux de l'étouffement financier dans lequel nous nous retrouvons.
Charge fiscale
Alors, que faire pour changer le cours des choses, et pour nous prémunir contre un repli sur soi qui ne ferait rien d'autre que de refuser aux prochaines générations l'accès à des programmes et des services visant le bien-être et le développement de tous?
À court terme, un devoir éthique s'impose à nos leaders politiques: abandonner un discours opportuniste et électoraliste pour un discours plus engageant et plus solidaire. Durant les dernières années, la population s'est fait chanter sur tous les tons, principalement par des formations politiques en mal de pouvoir, le refrain selon lequel elle serait la plus imposée en Amérique du Nord et qu'elle n'en avait pas pour son argent.
De fait, ces affirmations sont largement contredites par les plus récentes analyses de la Chaire de recherche en fiscalité et en finances publiques l'université de Sherbrooke. Ces analyses démontrent que la charge fiscale nette des Québécois (c'est-à-dire, lorsqu'on soustrait des impôts et cotisations les prestations fiscales offertes par l'État) est moins lourde que celle des Américains et des Canadiens, surtout pour les familles avec enfants.
Par exemple, une famille monoparentale québécoise ne contribue pas, mais reçoit de l'État l'équivalent de 28 % de son revenu, à comparer à 14 % au Canada et 1 % aux États-Unis. Pour les familles biparentales avec deux enfants et revenu moyen, la charge fiscale nette est 12 fois plus légère au Québec qu'au Canada. Le devoir des politiciens est d'informer correctement la population et de s'assurer que l'État puisse offrir à chacun une chance égale de développer son plein potentiel et d'accéder aux moyens de participer de plain-pied, non pas à une consommation effrénée, mais à la vie sociale, culturelle et économique de sa communauté.
Crédit d'épargne
À court terme également s'impose une réforme de la fiscalité qui encouragerait les consommateurs que nous sommes à plus de frugalité et plus de prudence. Il est grand temps de mettre en place des stratégies de soutien à l'épargne pour les ménages à revenus modestes, principalement pour nos jeunes familles. Par exemple, dans 35 États américains, en Angleterre, à Taiwan et dans quelques communautés canadiennes, des expériences concluantes ont été menées avec la création de comptes de développement individuel (CDI).
Essentiellement, il s'agit d'aider les familles à revenu modeste à épargner en appariant un crédit d'épargne équivalent ou supérieur à chaque dollar économisé par les participants. Selon la nature du projet, le crédit d'épargne peut être financé par les gouvernements, par des fondations ou par d'autres organismes. Le détenteur d'un CDI pourrait, dans un tel programme, investir le montant accumulé des épargnes personnelles et du crédit apparié dans une part de coopérative de logements.
Bien commun
Dans une perspective à plus long terme, il faut offrir à nos enfants une école où ils acquièrent les bases d'une compétence civique, c'est-à-dire la capacité de se définir une identité personnelle propre forte, mais qui se bâtit sur des connaissances leur permettant une participation attendue au développement d'une société viable et équitable. Une école où l'initiative et la créativité personnelle sont mises à contribution dans l'amélioration de l'environnement, de la communauté, de la société, du pays et du monde et dans l'enrichissement collectif. Une école où «chacun pour soi» s'écrit «chacun pour les autres». Sans cet effort conscient, sans cet effort explicite et sans une adhésion populaire à ces apprentissages, il y a fort à parier que la social-démocratie québécoise ne tiendra pas le coup.
Une nouvelle conscience sociale est à construire. À l'individualisme, à la surconsommation, l'école québécoise québécoise doit opposer, avec conviction et en s'appuyant sur assentiment populaire solide, une volonté de redonner une place plus importante à la citoyenneté du bien commun. C'est à fréquenter l'école de l'autonomie responsable que l'on doit convier les enfants et les jeunes du Québec. En termes clairs, cela veut dire une éducation où la compétence personnelle est au rendez-vous en même temps que le souci de l'autre.
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Camil Bouchard - Professeur et chercheur à l'Université du Québec à Montréal et membre du Centre de recherche sur les politiques et le développement social de l'Université de Montréal


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