Querelle de banquiers

Crise mondiale — crise financière



La bataille se poursuit entre les pouvoirs publics et les grandes banques pour décider si au moins quelques leçons seront tirées de la terrible crise que vient d'infliger le secteur financier à la planète.
L'histoire est trop rare et croustillante, dans le monde feutré des banquiers, pour ne pas y revenir. On raconte que le gouverneur de la Banque du Canada, Mark Carney, a été violemment pris à partie lors d'une rencontre à huis clos qui s'est tenue il y a une dizaine de jours à Washington et à laquelle participaient une trentaine de banquiers. L'auteur de cette charge verbale en règle était le patron de la puissante banque d'affaires américaine JPMorgan Chase, Jamie Dimon. Il aurait entre autres choses accusé Mark Carney, qui est aussi à la tête du comité de surveillance des marchés financiers mondiaux de la Banque des règlements internationaux (BIS), de s'être fait le défenseur de nouvelles règles bancaires internationales «antiaméricaines». Le ton du banquier américain était, paraît-il, tellement virulent, que l'un de ses confrères, le p.-d.g. de Goldman Sachs, Lloyd Blankfein, se serait ensuite senti obligé d'envoyer un petit courriel au Canadien dans l'espoir d'en arrondir un peu les angles.
Jamie Dimon en avait, semble-t-il, particulièrement contre cette disposition des nouveaux accords de Bâle III prévoyant porter de 3,5 % à 7 % le minimum d'actifs de première qualité que les banques doivent en tout temps conserver en réserve, et allant même jusqu'à ajouter 2,5 % pour les 28 plus grandes institutions financières dites d'importance systémique. En plus de désavantager injustement les grandes banques comme la sienne, aurait-il encore une fois plaidé, l'ajout de telles contraintes sur le milieu de la finance est le plus sûr moyen de nuire à une économie qui manque déjà de souffle.
Ce n'est pas la première fois que Jamie Dimon épingle un banquier central sur ces questions. Fait rare pour quelqu'un, comme lui, qui a directement accès aux dirigeants de la Réserve fédérale américaine, il s'était glissé cet été dans une période de questions pour interpeller publiquement son président, Ben Bernanke.
Le patron de JPMorgan Chase n'est pas le seul à se plaindre des nouvelles règles que l'on cherche à mettre en place pour éviter une répétition du terrible gâchis causé par le secteur financier en 2008. De plus en plus de banquiers et de politiciens osent aujourd'hui remettre ouvertement en cause un resserrement des normes nationales et internationales jugé excessif. On rapportait, cet été, que le secrétaire américain au Trésor, Tim Geithner, aurait lui-même déjà commencé à dire à ceux chargés de traduire sa fameuse réforme financière Dodd-Frank en règles concrètes de mettre la pédale douce pour ne pas nuire à la difficile reprise économique.
Cause toujours
Le coup de gueule de Jamie Dimon ne semble pas avoir beaucoup impressionné Mark Carney. Moins de deux jours après leur collision, le gouverneur a rappelé à un parterre de banquiers des quatre coins du monde que ce sont les abus et les prises de risques excessifs de certains d'entre eux qui ont déclenché, il y a quatre ans, l'enchaînement des calamités que l'on sait. «Les pertes de production de quelque 4000 milliards de dollars et la destruction de près de 28 millions d'emplois lors de la récession qui a suivi constituaient alors un argument éloquent en faveur de la réforme et ils le restent aujourd'hui.» «Si certaines institutions ressentent actuellement des pressions, a-t-il ajouté plus loin, c'est que pendant trop longtemps, elles n'en ont pas fait assez, et non pas parce qu'on leur demande d'en faire trop, trop vite.»
Il a convenu que les réformes allaient avoir des coûts, mais a ajouté tout de suite que ceux-ci seraient bien inférieurs à ceux qu'infligerait tôt ou tard le statu quo. Il en a profité pour faire remarquer que les banques de certains pays, notamment en Asie, étaient déjà soumises à une discipline bien plus sévère que celle des futures règles de Bâle III et que cela ne les empêchait pas d'être rentables, au contraire. Il a prévenu que les réformes n'allaient pas en rester là, que l'on comptait aussi commencer sérieusement à encadrer l'immense marché des produits dérivés et qu'il faudrait également trouver le moyen d'éviter que les banques refassent le même coup qu'avec les accords de Bâle II, c'est-à-dire mettre des pans entiers de leurs activités à l'abri d'un resserrement des règles financières en les transférant vers un système bancaire parallèle (shadow banking).
Pour certains, les sorties publiques de plus en plus fréquentes des opposants aux nouvelles règles financières sont le signe qu'ils gagnent en assurance et en influence face aux réformateurs. Certains disent même qu'ils ont déjà remporté la bataille, sans quoi les réformes proposées seraient bien plus ambitieuses. Pour d'autres, c'est une preuve, au contraire, que ces opposants ont perdu la bataille des idées et qu'ils sont de plus en plus désespérés.
Ce qui est sûr, c'est que Mark Carney a le don de beaucoup énerver certains banquiers. Probablement à cause de sa manie de toujours citer le Canada en exemple, en raison de son rôle dans l'élaboration des nouvelles règles internationales, et parce qu'on le pressentirait à la tête du Conseil de stabilité financière qui est chargé de superviser les réformes au G20. Mais le plus agaçant pour ces banquiers est peut-être de savoir qu'il a commencé dans le métier chez Goldman Sachs, qu'il y a passé plus de 13 années et qu'il les connaît donc bien, parce qu'il a été l'un des leurs.


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