Quelques observations mélancoliques sur ce que devient le Québec

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« Il faut convenir de l’échec historique du Parti Québécois. Il ne sera pas parvenu à nous conduire à l’indépendance et n’y parviendra probablement pas sous sa forme actuelle. »

La campagne électorale qui se terminera dans une semaine marquera, on le comprend déjà, un tournant dans l’histoire politique du Québec. Si cette campagne nous prouve une chose, c’est que les Québécois, dans leur majorité sont devenus étrangers à eux-mêmes. Ils considèrent leur histoire récente, celle du Québec issu de la Révolution tranquille de la même manière que les Boomers ont regardé celle du vieux Canada français – à la manière, autrement dit, d’un passé n’ayant d’intérêt que dans la mesure où on peut le condamner et qu’on peut sinon larguer comme s’il s’agissait d’un stock usé de représentations culturelles désuètes et décaties. Ils ne se sentent pas engagés par cette histoire: il ne se sentent pas appelés à la poursuivre.


Ils habitent désormais un présent perpétuel où la question nationale est devenue radicalement inintelligible. J’ajoute: ils voient de plus en plus le PQ comme les Boomers ont vu l’Union nationale, à la manière d’un vieux parti faisandé attaché à une époque antérieure. Ceux qui votent encore pour l’indépendance chaque fois qu’on leur en donne l’occasion sont ceux qui habitent encore intimement la conscience historique nationale – et ils sont de moins en moins nombreux. Les souverainistes ne parlent plus aux Québécois: ils parlent aux souverainistes. Il faut convenir de l’échec historique du Parti Québécois. Il ne sera pas parvenu à nous conduire à l’indépendance et n’y parviendra probablement pas sous sa forme actuelle. Il y a quelque chose de cruel à se dire qu’il célébrera son cinquantième anniversaire quelques jours après une défaite qui a de bonnes chances de prendre les traits d’une déroute, peut-être même d’un effondrement.


Une page d’histoire se tourne pour de bon: celle d’un Québec se définissant d’abord par la recherche d’un nouveau statut politique – un statut auquel on prêtait, avec raison, une dimension existentielle et qui correspondait à la vieille aspiration à la reconquête. On s’imaginait devenir une nation normale en accédant à l’indépendance: on croit désormais l’être devenue en abandonnant la quête de l’indépendance. Ne nous racontons pas d’histoire: cet échec du politique se transforme aujourd’hui en refus du politique. On le voit avec la campagne exceptionnellement prosaïque que nous avons devant nous: les partis sont en concurrence pour améliorer notre vie quotidienne. Ils ne se préoccupent plus de grande politique. Mais le cœur humain ne peut pas vivre sans idéaux, et celui de la jeunesse encore moins. Cette dernière trouve dans un écologisme incandescent une manière de réinvestir le monde de grandes exigences, et on ne saurait le lui reprocher. L’environnement est une cause essentielle, je n’aurais jamais l’idée de le contester. Mais elle peut aussi devenir une cause refuge, en nous faisant embrasser le destin de la planète dans son ensemble comme si notre conscience s’élevait moralement en nous détachant du cadre national, désormais associé à l’égoïsme ou à la politique à courte vue. Quand certains militants écologistes nous expliquent que les catastrophes écologiques qu’ils annoncent abolissent d’un seul coup nos soucis nationaux, il faut les inviter à revenir de leur hypnose apocalyptique et à redescendre sur terre. Sans le moindre doute, les changements climatiques auront de grands impacts, mais depuis toujours, l’humanité est plurielle et elle le demeurera. Dans la pluralité du monde, le peuple québécois a sa place et ceux qui se battent pour sa singularité n’ont pas à devenir des parias non plus qu’à être considérés comme des réactionnaires enfermés bêtement dans le monde d’hier.


Cela dit, dans notre histoire, cette posture n’est pas nouvelle. Après l’échec des Patriotes (donc après l’échec d’un projet politique fondamental qui engageait l’existence même de la nation), l’idéalisme s’est réfugié en bonne partie dans l’ultramontanisme: nous allions convertir l’Amérique du Nord au grand complet à la vraie foi, à la manière d’un petit peuple élu catholique sur le continent. C’est ce que j’ai appelé notre messianisme compensatoire. Quand nous ne parvenons plus à maîtriser notre vie politique, quand celle-ci semble trop rabougrie, nous nous projetons alors d’un coup dans l’universel en réclamant le titre de peuple le plus vertueux sur terre. À défaut de sauver notre patrie, nous prétendons sauver l’humanité. Alors je le redis histoire de ne pas être mal compris: je crois à la lutte nécessaire contre les changements climatiques, mais il y a un délire idéologique dans l’idée qu’au nom de cette lutte, il faille désormais dédaigner nos combats nationaux, comme s’ils étaient devenus insignifiants: le combat pour le français, celui pour la laïcité, pour le patrimoine ou pour une plus grande justice sociale ne sauraient être traités comme des combats secondaires. La vocation du politique ne consiste pas à abolir le particulier dans l’universel mais à les articuler de la manière la plus féconde possible. Le Québec doit faire les efforts qu’il peut dans cette lutte, mais en gardant le sens des réalités: ce sont les géants planétaires de notre temps qui peuvent vraiment faire une différence en la matière. Il ne faut pas que la cause environnementale devienne un prétexte pour se dégager de notre ancrage québécois ou pour le dédaigner. Ce qui ne nous dispense pas, évidemment, de faire le pays le plus vert possible.


La question se pose: que veulent les nationalistes québécois, aujourd’hui? On répondra: toujours la même chose, soit que le peuple québécois persévère dans son être et accède un jour à la pleine existence nationale. Certes, une culture évolue, mais elle n’est pas non plus un flux insaisissable: on trouve en son cœur un noyau existentiel qui génère d’une époque à l’autre de nouvelles représentations collectives mais qui demeure paradoxalement le siège de son identité. Mais nous sommes tentés aujourd’hui par une forme de dissolution collective – j’aime citer Jean Bouthillette qui parlait de la tentation de la mort qui hante notre conscience collective. Certains rêvent de nous dissoudre dans l’empire américain, d’autres dans la mondialisation, d’autres dans la diversité : ceux-là, quel que soit leur fantasme, ne veulent assumer la culture québécoise, qu’ils portent comme un fardeau dont ils voudraient se délivrer. Cette démission serait criminelle: l’homme n’accède pas à l’universel en s’arrachant à ses appartenances mais en les assumant pour ensuite les transcender. L’homme est un être historique et politique : si on le coupe de sa mémoire et de sa patrie, on le condamne à l’assèchement existentiel. Ceux qui me lisent le savent : je me définis à la fois comme un nationaliste et comme un conservateur. J’ajouterais qu’aujourd’hui, ces deux termes, sans s’identifier, se recoupent de bien des manières. Être un nationaliste ou un conservateur, aujourd’hui, au Québec, c’est-à-peu près la même chose. Cela veut dire, en bonne partie, conserver la meilleure part de l’héritage de la Révolution tranquille en réinscrivant cette époque dans l’histoire longue de notre peuple. D’ailleurs, c’est seulement en redécouvrant cette histoire longue qu’on constate que l’idée d’indépendance n’a rien d’une lubie générationnelle mais traverse notre histoire de part en part. Mais cette histoire est aujourd’hui difficile à ressaisir tant elle semble s’effacer derrière un brouillard idéologique qui est celui de la repentance occidentale. La seule mémoire qui nos est offerte est celle de la culpabilité occidentale. Dans ce récit fantasmé, le peuple québécois perd sa singularité et se perd dans le camp des accusés.


Pour que le Québec devienne un jour indépendant, il doit y avoir encore un peuple québécois. Tel est l’enjeu des véritables années. La majorité historique francophone ne saurait devenir sur son territoire national un résidu historique insignifiant. On parle aujourd’hui beaucoup de la question identitaire: c’est à travers elle qu’on reconnecte en partie à la question nationale. Mais on aurait tort de croire que la question nationale s’épuise dans la question identitaire, même si celle-ci la fonde, pour peu qu’on ne la réduise pas à sa dimension folklorique. Il nous faudra aussi, dans les temps qui s’annoncent, réinvestir positivement la culture québécoise – non pas qu’elle ne soit pas vivante mais il faudra œuvrer à redécouvrir sa signification politique. J’ai souvent parlé de la nécessaire intégration des immigrés à la majorité historique francophone et j’en parlerai encore. C’est une question d’importance vitale et on ne saurait être trop sévère envers les politiciens qui pratiquent l’aveuglement volontaire et qui s’imaginent que tout va bien en la matière au Québec. On ne saurait non plus laisser de côté la critique du multiculturalisme d’État qui fonde le régime canadien. Mais il faudra aussi penser, d’une certaine manière, à réintégrer culturellement les Québécois francophones dans leur propre identité. J’ai rencontré ces derniers temps de jeunes Québécois francophones entrant tout juste à l’université et qui ne savaient tout simplement pas qui était René Lévesque. Ils ne savaient pas qui était Jacques Parizeau non plus. Ils parlaient français mais ils connaissaient à peine – je suis généreux – la longue histoire de nos luttes linguistiques. Et incapables de perspective historique sur la question linguistique, ils ne voyaient pas vraiment en quoi la bilinguisation – c’est-à-dire l’anglicisation – de Montréal était une régression historique nous ramenant sans qu’on ne s’en rende trop compte aux années 1950. Comment pourrait-on convaincre une telle jeunesse, passée par la machine ECR et socialisée dans un contexte historique marqué par la régression du nationalisme, d’embrasser la cause indépendantiste?


Allons-y d’une image forte: les souverainistes devront entreprendre un travail de réanimation identitaire du peuple québécois. Il faut amener les Québécois à renouer avec eux-mêmes, et c’est seulement ainsi, d’ailleurs, qu’ils retrouveront une force d’attraction nécessaire pour intégrer substantiellement les immigrés. Si on me permet cette image encore plus forte que la précédente, je dirais que les nationalistes québécois doivent se lancer dans un programme «d’évangélisation» culturelle des Québécois. Ils doivent réinvestir leur vision de l’histoire dans la vie sociale, mettre de l’avant les catégories intellectuelles qu’ils croient les plus adéquates pour décrire la réalité profonde du peuple québécois. Ils doivent, en fait, mener une bataille culturelle et intellectuelle pour être de nouveau entendus dans la vie collective. Cela ne sera pas facile. Les nationalistes ne seront pas nombreux dans les années à venir. Ils traverseront politiquement et médiatiquement le désert et seront peut-être les seuls à garder vivante la critique du régime canadien. La lutte souverainiste sera probablement pour un temps confisquée par la gauche radicale diversitaire, qui a le vent médiatique dans les voiles et qui réduit l’indépendance au statut de vecteur pour accoucher d’une société nouvelle fondée sur les idéaux progressistes. Les nationalistes devront, d’une certaine manière, se faire les gardiens des fondamentaux de la question nationale, en travaillant à les actualiser, en montrant de quelle manière ils définissent encore notre situation collective. Ils doivent se voir comme le dernier carré de fidèles qui ne céderont pas, parce qu’ils ont fait le serment de ne jamais céder.


On me dira que de telles considérations sont un peu ésotériques à la veille d’une élection qui marquera comme jamais la provincialisation du peuple québécois. Peut-être. Mais il y a des moments où certaines choses que l’on juge fondamentales doivent être confessées. Je suis de ceux qui ne sauraient renier l’idéal d’indépendance sans renier la part la plus intime de leur être. On peut aborder la vie joyeusement, et se dire que l’existence est une grâce, tout en ressentant comme une blessure intime au fond de soi-même le fait de ne pas avoir de pays. Je peux comprendre qu’il nous faudra suivre mille détours pour arriver au pays, et il est bien possible qu’un moment autonomiste décevant soit un passage obligé – et je ne suis pas de ceux qui considèrent qu’un souverainiste passé à l’autonomisme est un renégat. J’ai bien des amis qui, au fond d’eux-mêmes, ont espéré la souveraineté mais ne croient tout simplement plus qu’elle adviendra. Ils veulent alors travailler autrement pour le Québec, en essayant de sauver les meubles. Leur engagement est honorable et on ne saurait les exclure de la famille nationaliste. Mais même dans cette période de basses eaux historiques, il en faudra quelques-uns pour demeurer fidèles, obstinément fidèles, au plus vieux rêve du peuple québécois, celui d’avoir un pays à lui. Je sais qu’ils sont nombreux, qu’ils sont de toutes les classes de la société, et de toutes les sensibilités idéologiques. Je serai de ceux-là.