Quand Rachid devient Richard

Persuadées que cela pouvait faciliter leur intégration à la société québcoise, plus de 450 personnes d'origine arabe ont demandé au Directeur de l'état civil de changer de nom depuis septembre 2001.

Le Québec et ses minorités

par Catherine Handfield - Ahmed El-Walid est originaire du Liban. Il a immigré au Québec avec sa famille il y a cinq ans après avoir passé une partie de sa vie en France. L'ouverture d'esprit des Québécois l'attirait, la possibilité d'un avenir meilleur pour ses quatre enfants l'a convaincu.



«Pendant ma première année à Montréal, j'ai envoyé 2500 CV», raconte-t-il. Ahmed est compétent. En France, il dirigeait 400 employés dans une entreprise de télécommunications. Il possède de nombreux diplômes. Mais ici, il n'arrive pas à trouver un emploi à la hauteur de ses capacités.
L'idée lui trottait dans la tête depuis longtemps, mais c'est en juin qu'il s'est décidé. Il a demandé au Directeur de l'état civil de changer son nom. «J'ai choisi de m'appeler Bernard Morel», dit-il avec un accent qui trahit à peine ses origines.
«C'est surtout pour mes enfants que je le fais, pour qu'ils s'intègrent, pour qu'ils vivent comme les autres», poursuit M. El-Walid, qui a préféré qu'on le cite sous un autre nom arabe. Sa femme et ses quatre enfants de 7, 9, 12 et 14 ans changeront aussi de nom si leur requête est acceptée.
Ahmed n'est pas le seul Québécois d'origine arabe à vouloir occidentaliser son nom. Depuis le 11 septembre 2001, plus de 450 personnes ont fait comme lui, selon les chiffres que La Presse a obtenus en compilant les numéros hebdomadaires de la Gazette officielle du Québec.
Le Directeur de l'état civil traite en moyenne 1200 demandes annuellement, toutes répertoriées dans sa publication gouvernementale. Au cours des dernières années, les noms à consonance arabe dépassent largement ceux d'autres groupes ethniques dans les pages de la Gazette.
La grande majorité change seulement de prénom ou ajoute un prénom occidental. Certains changent leur nom de famille ou le modifient pour lui donner une consonance plus occidentale - en supprimant le «Al» ou le «El», par exemple. Mais pour d'autres, le changement est radical. Le nom et le prénom changent du tout au tout.
Rachid Elhajj est de ceux-là. En 2004, il a fait des démarches dans l'espoir de pouvoir faire inscrire un jour «Richard Spencer» sur son passeport. Né en Allemagne mais d'origine palestinienne, Rachid a poursuivi des études en télécommunications à Montréal. «Tout le monde peut aller à l'université au Québec, dit-il. Mais quand vient le temps de trouver un emploi, c'est autre chose.»
Le jeune homme dans la trentaine a fait un test auprès de deux entreprises, il y a quelques années. Il leur a envoyé deux CV: un avec son vrai nom, l'autre avec celui de Richard Spencer. «Les deux entreprises ont rappelé seulement Richard Spencer», dit-il.
Le Directeur de l'état civil a rejeté sa demande. Son dossier était incomplet. Rachid Elhajj ne sait pas encore s'il soumettra une nouvelle demande, mais il reste convaincu d'une chose: «Quand je vais avoir des enfants, ils vont porter des noms québécois.»
Les histoires de cas se succèdent et se ressemblent. Comme celle du Libanais catholique John Massaad, qui désire enlever le «aad» à la fin de son nom de famille. «Je ne suis pas musulman, mais je vis chaque jour avec la réputation des musulmans», dit-il.
Mustapha Remlaoui, restaurateur de Brossard, a pour sa part demandé de s'appeler Mike Rayen, en 2004. Ça faisait 20 ans qu'il y songeait. «Les noms arabes vont mal partout dans le monde», dit-il. L'homme originaire de Palestine prévoit refaire la demande sous peu, la première ayant été rejetée.
Quand les gens l'abordent, il dit qu'il s'appelle Mike. «Je n'ai jamais aimé Mustapha», dit-il. Et quand on lui demande d'où il vient, il dit parfois qu'il est italien. Même chose pour son fils, Sami, qui désire s'appeler Sam. Lui non plus n'aime pas Remlaoui.
Des gens font aussi des demandes dans le but de se simplifier la vie: Daniel Renani, d'origine iranienne, s'appelait autrefois Sayed Noraldin Mir Hosseini Renani. Il en avait marre d'épeler son nom. «La prononciation était aussi un réel problème ici», dit-il.
Malaise identitaire
Frédéric Castel, spécialiste des religions de l'UQAM, a suivi le déroulement de notre enquête de très près. Outre la hausse rapide du nombre de demandes après le 11 septembre, le chercheur observe une augmentation de février à avril 2007. «Elle coïncide avec la crise des accommodements raisonnables», remarque-t-il. Les demandes n'ont d'ailleurs jamais été aussi nombreuses en 2006 et 2007 (voir tableau).
«Le phénomène traduit un certain malaise identitaire, une souffrance, dit-il. On éprouve de la difficulté à composer avec sa différence. Vu le nombre, il est indéniable que plusieurs de ces gens ont fait l'expérience, sous une forme ou une autre, de la discrimination ou des préjugés.»
La communauté musulmane québécoise n'était pas au courant de l'ampleur du phénomène. «C'est beaucoup, 450 personnes, lance le vice-président du Forum musulman canadien, Mohamed Kamel. Quand on doit changer de nom pour vivre, ce n'est pas humain», déplore-t-il.
De son côté, Asmaa Ibnouzahir, porte-parole de Présence musulmane Montréal, estime que changer de nom n'est qu'un «pansement sur la plaie». «Porter un nom occidental permettra sans doute de passer l'étape du CV, dit-elle. Mais le problème de discrimination persistera à l'entrevue.»
Fait inusité mais révélateur de ce phénomène, le ministre québécois de l'Emploi et de la Solidarité sociale, Sam Hamad, a fait changer son nom. Syrien d'origine, il s'appelait autrefois Samer Hamad-Allah. Le ministre a toutefois refusé de commenter la nature de cette modification. «Tout ce que je peux vous dire, c'est que Sam Hamad est le nom qui figure sur tous ses documents, a déclaré Claire Rémillard, attachée de presse du ministre. Pour le reste, c'est sa vie privée.»
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L'importance du nom chez les Arabes
Catherine Handfield
La Presse
Les noms ont une signification particulière dans la culture arabe, surtout chez les musulmans «Les habitants du Moyen-Orient leur vouent un grand respect», explique l'islamologue à l'UQAM Jean-René Milot. Selon la tradition, le fils aîné reçoit le nom de son grand-père.



Le préfixe «Ibn» signifie «fils de», tandis que «Abu» signifie «père de». «Le nom rattache au passé, poursuit M. Milot. Dans ce contexte, le changer est encore plus tragique. Ce doit être vraiment pénible et utilisé en dernier recours.»
Pas une mince affaire
Changer son nom n'est pas une mince affaire. Le demandeur doit d'abord être majeur, citoyen canadien et vivre au Québec. Il doit ensuite présenter un solide dossier au Directeur de l'état civil.
«Les motifs doivent être sérieux», explique l'agente d'information Maude Laflamme.
Il peut s'écouler jusqu'à six mois entre la réception de la requête et le changement. Des 450 demandes de changement de nom à consonance arabe, environ la moitié ont été accueillies.
«Parmi les motifs, on compte des noms d'origine étrangère ou difficiles à prononcer, ou encore des noms qui prêtent au ridicule ou jugés déshonorants», poursuit Mme Laflamme.
Parmi les requêtes acceptées, plusieurs étaient directement en lien avec l'actualité. On comptait un nombre élevé d'Oussama (qui rappelle bien sûr Oussama ben Laden) et de Jihad (qui signifie «guerre sainte» en arabe).


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