Quand le gouvernement veut taire la vérité

Le gouvernement Harper met des bâtons dans les roues d'un organisme qui enquête sur le transfert des détenus afghans

Harper et la torture

Alec Castonguay - Les soldats canadiens et les officiers de la police militaire ont-ils contrevenu à la convention de Genève en transférant des prisonniers faits en Afghanistan aux autorités locales, alors que les risques de torture étaient élevés? La question est importante et une enquête publique a été déclenchée. Mais le gouvernement Harper doit porter le blâme de la suspension des audiences.
Après dix jours d'un bras de fer devenu public entre le gouvernement Harper et la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire (CEPPM), on commence à y voir un peu plus clair. Et le gouvernement n'a pas le beau rôle. Visiblement, les avocats et les fonctionnaires fédéraux ont le mandat de retarder et même de faire dérailler l'enquête publique.
Mercredi, avant d'ajourner les travaux de la commission d'enquête pour plusieurs mois -- le temps que la Cour fédérale se penche sur l'étendue du mandat de l'enquête -- le président de la CEPPM, Peter A. Tinsley, a fait une longue déclaration pour épingler le gouvernement.
Il a qualifié de «kafkaïens» les agissements du gouvernement. La CEPPM a beau avoir été créée en 1998 par le Parlement pour surveiller la police militaire, dans la foulée du scandale de l'armée canadienne en Somalie, lorsque vient le temps de se pencher sur des «allégations graves» qui peuvent politiquement nuire au gouvernement, ce dernier refuse de collaborer avec les enquêteurs et les procureurs de l'organisme indépendant, a-t-il lancé, visiblement frustré par la situation.
«Peu importe le pouvoir accordé par le Parlement, la présente expérience montre que, quand le gouvernement refuse de collaborer, la bataille n'est pas à armes égales», a soutenu Peter A. Tinsley. «Je suis d'avis que des leçons-clés de l'expérience en Somalie n'ont pas été retenues.» Il parle d'un «manque de transparence» qui finira par «miner la confiance du public envers la police militaire». Or la création de la CEPPM visait justement à restaurer cette confiance.
La CEPPM tente de faire la lumière sur les agissements de la police militaire et des soldats canadiens dans le transfert des détenus aux services secrets locaux depuis février 2007. Et le noeud du problème est le même depuis le début: les documents.
Pas d'accès à la preuve
Comme toutes les commissions d'enquête, la CEPPM veut avoir accès aux rapports, aux documents et aux notes internes des Forces canadiennes et du ministère des Affaires étrangères pour bâtir sa preuve et préparer les interrogatoires.
Lorsque la CEPPM a accepté, à la demande d'Amnistie internationale et de l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique, de se pencher sur le transfert des détenus, en février 2007, le président Tinsley n'avait pas l'intention de faire une enquête publique. Il souhaitait faire une investigation interne et répondre aux allégations des deux ONG.
Mais, devant le refus du gouvernement de fournir des documents importants, Peter A. Tinsley s'est résigné à lancer une enquête publique, une démarche plus longue, plus coûteuse et surtout plus controversée pour le gouvernement. Mais l'enquête publique accorde aussi davantage de pouvoirs au commissaire Tinsley, y compris celui de forcer des gens à comparaître. Il voulait ainsi montrer au gouvernement son sérieux.
Mais rien n'a changé. Depuis le début, le gouvernement affirme que la sécurité nationale le force à passer tous les documents au peigne fin, question de ne pas exposer à des risques les opérations militaires en Afghanistan. Les avocats du gouvernement plaident que cela prend du temps. Mais, deux ans plus tard, toujours rien...
Cette lenteur à fournir les rapports demandés et l'obstination du gouvernement ont fait dire au commissaire que la sécurité nationale n'est pas en cause. «Il est clair que cette absence de documents est le résultat d'une politique et d'un choix administratif qui n'ont rien à voir avec le respect strict de la loi», a dit M. Tinsley cette semaine. «Pourquoi le gouvernement n'est-il pas capable de nous fournir le moindre bout de papier?», a-t-il lancé.
Refus !
Le Devoir a d'ailleurs révélé hier que certains documents déjà censurés par le gouvernement, et donc inoffensifs sur le plan de la sécurité nationale, ont été refusés à la CEPPM.
De plus, les procureurs de la commission d'enquête ont tous une cote de sécurité assez élevée pour avoir accès à tous les documents, y compris les plus délicats. Le gouvernement dit néanmoins vouloir les épurer avant de les remettre à la CEPPM.
Cherchant à satisfaire le gouvernement malgré tout, Peter A. Tinsley a suggéré de tenir certaines audiences à huis clos pour préserver la sécurité nationale. Cela aurait accéléré les procédures. Une excellente idée, affirme Michel Drapeau, qui est avocat spécialisé en droit militaire et professeur à l'université d'Ottawa. «Cette procédure a été utilisée avec succès dans l'enquête sur Maher Arar», dit-il.
Le refus du gouvernement de procéder ainsi l'a étonné. «Ça montre que le gouvernement va trop loin et que ça n'a rien à voir avec la sécurité nationale», dit Me Drapeau.
Ce dernier, qui connaît Peter A. Tinsley depuis plusieurs années, affirme d'ailleurs que le commissaire serait le dernier à vouloir mettre en danger la sécurité nationale. «Ce n'est pas un deux de pique, Tinsley!, lance-t-il. C'est un homme d'une grande compétence, au parcours irréprochable.» M. Tinsley a passé 28 ans dans les Forces canadiennes, d'abord comme policier militaire, puis comme avocat.
Arrive le début des audiences publiques, le 7 octobre dernier. Toujours aucun document. Les procureurs n'ont donc aucune information sur papier pour lancer les procédures, et les avocats de la défense, rien pour aider les témoins lors de leur comparution. Il en résulte une «iniquité» pour les personnes appelées à la barre, a tranché M. Tinsley.
L'ajournement survenu cette semaine est d'ailleurs en grande partie fondé sur ce manque d'équité et l'absence des documents. «On espère que, dans les prochains mois, pendant qu'on attend le jugement de la Cour fédérale, le gouvernement va nous fournir des documents», dit Geneviève Coutlée, procureure à la CEPPM.
Une opposition sans précédent
Mme Coutlée soutient que jamais la commission n'a eu à faire face à autant d'animosité lors d'une enquête. «On a déjà eu un peu d'opposition de la part des sujets d'une plainte, mais, de la part du gouvernement, c'est la première fois», dit-elle.
Il faut dire que la CEPPM en est seulement à sa deuxième enquête publique. La première, il y a quelques années, sur les méthodes d'enquête de la police militaire, avait fait beaucoup moins de bruit. Et le sujet n'était pas aussi sensible pour le gouvernement.
Cette fois, on constate qu'Ottawa est même allé jusqu'à intimider certains témoins qui devaient passer devant la commission d'enquête. Le procureur principal du gouvernement dans ce dossier, Alain Préfontaine, a envoyé une lettre à tous les témoins, le 28 juillet dernier, pour les avertir que la «réputation» de ceux qui coopéraient avec la CEPPM était en jeu. Un geste qui a soulevé la colère des procureurs de la commission et des avocats de la défense qui représentent ces clients.
Dans une brève entrevue, Alain Préfontaine a déclaré que les témoins étaient des personnes intelligentes et que dire qu'elles pouvaient être intimidées était exagéré.
Manque de pouvoirs
La controverse entourant les audiences de la CEPPM est «très négative» pour le gouvernement, estime Michel Drapeau. «On voit que le gouvernement n'aime pas ses propres organismes de surveillance. Pourtant, un état de droit et de démocratie a besoin de tels organismes. Et les principes doivent s'appliquer universellement, qu'on soit en guerre ou non», dit-il.
Michel Drapeau affirme que les récents événements démontrent que la CEPPM n'a pas assez de pouvoirs quand les choses se corsent. «On devrait revoir la loi qui a créé la CEPPM. Cette loi est dégriffée présentement. Le gouvernement peut freiner les travaux et les recours du commissaire sont très faibles», dit-il. Rendez-vous pour la suite dans quelques mois, lorsque les audiences reprendront.


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