Prisonniers afghans: l'enquête publique muselée

Le gouvernement Harper empêche des témoins-clés de parler et refuse l'accès aux documents

Harper et la torture

Alec Castonguay - La Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire sort de sa réserve et accuse le gouvernement Harper de carrément bloquer le bon déroulement d'une enquête publique sur le rôle des soldats canadiens dans le transfert des détenus afghans qui ont été torturés par les services secrets locaux.
Lors d'un entretien avec Le Devoir, Freya Kristjanson, la procureure principale de la Commission d'examen des plaintes concernant la police militaire (CPPM), a affirmé que le gouvernement «manque de transparence» et empêche la CPPM de jouer son rôle de surveillance. «Le gouvernement nous empêche de travailler et nous bloque le chemin. Pourtant, les Canadiens ont le droit de comprendre ce qui se passe avec leurs soldats sur le terrain en Afghanistan», dit Mme Kristjanson.
La CPPM a été créée en 1998 par le Parlement pour enquêter lorsqu'une plainte est portée contre la police militaire. Une telle plainte a été déposée il y a un peu plus de deux ans, le 21 février 2007, par Amnistie internationale et l'Association des libertés civiles de la Colombie-Britannique. Les deux organismes allèguent que des agents de la police militaire du Canada, présents en Afghanistan, ont transféré des détenus aux autorités locales à au moins 18 reprises, même si les risques de torture étaient bien réels dans les prisons du pays. Un tel geste contreviendrait à la Convention de Genève.
De plus, la plainte affirme que la police militaire a refusé d'enquêter sur les soldats qui ont transféré les détenus afghans malgré les risques de torture.
L'audience d'intérêt public pour faire la lumière sur ces allégations doit normalement commencer demain, sous la présidence conjointe de Peter A. Tinsley et de Roy V. Berlinquette. Mais le bras de fer entre la CPPM et le gouvernement, qui dure depuis plusieurs mois, pourrait faire dérailler les audiences.
Le gouvernement empêche en effet des témoins importants de parler aux avocats de la CPPM et refuse de fournir le moindre document qui pourrait aider les procureurs à élucider le mystère qui entoure le transfert des détenus afghans aux autorités locales.
Ottawa bloque notamment le témoignage de 23 personnes que la CPPM tente de faire comparaître. Ces témoins proviennent des Forces canadiennes, du ministère des Affaires étrangères et de Service correctionnel Canada.
Parmi eux se trouve le diplomate Richard Colvin, qui dirigeait le bureau canadien pour la reconstruction de l'Afghanistan à Kandahar en 2006, au moment où le Canada a commencé à transférer des prisonniers aux services secrets afghans. L'avocate de M. Colvin a affirmé aux procureurs de la CPPM que son client possède des informations pertinentes, mais que le gouvernement l'empêche de témoigner.
Demain, avant les audiences, les deux présidents de la commission d'enquête publique devront décider ce qu'il advient des 23 témoins litigieux. «Ils pourraient décider d'en retenir seulement quelques-uns ou alors demander aux 23 de venir témoigner, explique Freya Kristjanson. Après, on va voir ce que le gouvernement va faire.»
Mais Mme Kristjanson n'est pas optimiste, puisque le gouvernement Harper a déjà averti la CPPM de son désir de contester devant la Cour fédérale toutes les citations à comparaître. «Ça pourrait grandement retarder le processus, qui est déjà long. On tente de faire la lumière dans ce dossier depuis 2007!», dit-elle.
Sécurité nationale?
Le gouvernement invoque l'article 38 de la Loi sur la preuve au Canada pour empêcher les témoignages. L'article 38 aborde la sécurité nationale.
Pour contourner cet obstacle, la CPPM a déjà offert au gouvernement de tenir certaines audiences à huis clos, afin de préserver la sécurité du pays. Un tel procédé a été utilisé avec succès lors de la commission d'enquête sur Maher Arar. Le gouvernement a toutefois refusé, à la surprise de la CPPM.
Même scénario en ce qui concerne les documents, puisque le gouvernement refuse depuis deux ans de fournir le moindre bout de papier d'intérêt à la CPPM. Les avocats de la Commission estiment que le gouvernement dépasse les bornes. «Tous nos enquêteurs et nos procureurs ont une cote de sécurité pour avoir accès aux documents secrets. Nous disposons de toutes les procédures requises pour respecter la confidentialité des documents. Pourtant, le gouvernement nous met des bâtons dans les roues», dit Freya Kristjanson.
Le président de cet organisme indépendant, Peter A. Tinsley, qui doit également diriger les audiences, a exigé à plusieurs reprises une meilleure collaboration du gouvernement, sans succès. Il a affirmé dans le passé que la lumière doit être faite sur ces «allégations graves» qui touchent la police militaire.
Le gouvernement refuse de s'expliquer
À la Chambre des communes, le Parti libéral et le NPD ont dénoncé hier les agissements du gouvernement. «Pourquoi le gouvernement a-t-il ordonné que tous ses employés refusent de témoigner sous serment devant la commission?», a demandé la députée libérale Marlene Jennings. Le ministre de la Défense, Peter MacKay, s'est dérobé en prétextant qu'il ne pouvait pas commenter une cause qui est devant les tribunaux.
Autre tuile pour la CPPM: le gouvernement a décidé de ne pas renouveler le mandat de quatre ans de Peter A. Tinsley, qui arrive à échéance cet automne. C'est donc dire que si l'enquête publique est retardée par des recours devant les tribunaux, la CPPM pourrait perdre un de ses deux commissaires, ce qui déstabiliserait les audiences.
Le député néodémocrate Jack Harris estime que le gouvernement agit ainsi pour faire dérailler la commission d'enquête. «Le ministre a refusé de prolonger le mandat du commissaire, comme il l'a demandé. Ça nuit à la crédibilité des audiences publiques», a-t-il dit.
Le ministre MacKay a soutenu que la fin du mandat de M. Tinsley était «normale». «Il y a un nouveau commissaire tous les quatre ans, a dit le ministre. L'autre président pourra continuer d'entendre les témoins. Nous n'avons aucune intention de faire arrêter les procédures.»
Les audiences doivent normalement durer six semaines. Cet exercice s'apparente à une commission d'enquête publique, mais en plus modeste, puisque les ressources extérieures (avocats, enquêteurs) sont moins utilisées. Une grosse partie du travail est faite par le personnel de la CPPM, ce qui réduit la facture. Le montant estimé des dépenses est néanmoins de deux millions de dollars.
La Cour fédérale, à la demande du gouvernement, a récemment circonscrit les travaux de l'enquête publique aux agissements de la police militaire. La CPPM souhaitait pouvoir étendre ses travaux à tous les soldats canadiens en Afghanistan.


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